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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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12 mai 2008

Tradutore traditore

Classé dans : Langue, Peinture, dessin, Sciences, techniques — Miklos @ 1:26

Si la traduction s’élève parfois au niveau de l’art – on en a parlé ailleurs –, elle n’a souvent qu’une fonction, celle de palliatif des tristes conséquences de la construction de la tour de Babel, dont on a récemment vu au Kunsthistorisches Museum de Vienne l’époustouflante représentation qu’en a donné Brueghel – qui est après tout un autre genre de traduction, de la langue de la Bible (qu’il avait sans doute lue déjà traduite) à celle de la toile : son attention autant pour l’ensemble que pour la myriade des plus microscopiques détails, tableaux dans le tableau, peut d’ailleurs illustrer ce qu’est le travail du grand traducteur, fidèle à tous les niveaux du texte tout en en donnant sa propre représentation dans la langue cible. Voyons ce qu’en dit Dominique Bouhours (dont on avait lu les remarques acérées à propos de larigot et d’étymologies fantaisistes) :

Sur tout je me persuade que la précipitation est dangereuse en ce mestier-là. Ceux qui composent le plus de livres, ne sont pas toûjours les meilleurs Ecrivains ; & ce que Quintilien a dit de sa Langue1, se peut dire de la nostre. Ce n’est pas en écrivant viste, que l’on apprend à écrire bien ; c’est en écrivant bien, que l’on apprend à écrire viste.

L’exemple de M. de Vaugelas en vaut mille, si je ne me trompe. Vous sçavez, Messieurs, que tout habile qu’il estoit en nostre langue, il fut plusieurs années sur la traduction de Quinte-Curce, la changeant, & la corrigeant sans cesse ; & j’ay leû avec étonnement dans l’histoire de l’Académie2, qu’après avoir veû quelque traduction de M. d’Ablancourt, il recommença tout son travail, & fit une traduction toute nouvelle. Mais ce qui m’a le plus surpris, & ce qui devroit confondre les faiseurs de livres, c’est que dans cette derniére traduction, il se donna la peine de traduire la plupart des périodes en cinq ou six manières différentes.

Aussi je ne m’étonne pas aprés cela, que son ouvrage ait esté admiré de tout le monde, & que M. de Balzac mesme, qui n’estoit pas grand admirateur des ouvrages d’autruy, ait dit de bonne foy, que l’Alexandre de Quinte-Curce estoit invincible, & celui de Vaugelas inimitable.

Pour moy, Messieurs, je vous confesse que j’en suis charmé ; & que plus je lis cette admirable Traduction, plus j’y découvre de beautez. C’est, à mon gré, un chef-d’œuvre en nostre Langue, & je pense que l’on ne peut se rendre parfait dans l’éloquence Françoise, sans suivre les Remarques & imiter le Quinte-Curce de M. de Vaugelas.

Dominique Bouhours, Doutes sur la langue françoise
Proposez à Messieurs de l’Académie françoise
par un gentilhomme de province
. Paris, 1675.

C’est par des traductions sur un autre genre de toile que nous clorons ces remarques. L’utilisation de la machine pour effectuer des traductions automatiques est un rêve qui date, selon John Hutchins, du xviie siècle3, et qui n’a pu commencer à prendre corps qu’avec l’invention de l’ordinateur, ce qui a été le cas peu après la seconde guerre mondiale, et en intégrant les avancées scientifiques dans des domaines tels que la cryptographie et la théorie de l’information de Shannon. Si la traduction est un domaine d’une rare complexité4, son informatisation l’est bien plus : elle ne se limite pas au choix d’un mot dans un dictionnaire, mais nécessite la compréhension du texte (en d’autres termes, sa sémantique). Considérez ces deux phrases en anglais :

Time flies like an arrow.
Fruit flies like a banana.

(attribuées à Groucho Marx). Elles illustrent la nécessité d’une information sémantique pour pouvoir déterminer que, dans la première, time est le sujet, flies est un verbe à la troisième personne du singulier et like une préposition, tandis que dans la seconde, le sujet est fruit flies, flies étant ici un substantif au pluriel (de fly), et like le verbe au pluriel. Ainsi, la première signifie « le temps vole comme une flèche » (et non pas « les moucherons du temps aiment une flèche »), et la seconde « les moucherons des fruits aiment une banane » (et non pas « le fruit vole comme une banane »). Il faut « savoir », entre autre : que les fruits ne volent pas (sauf si un conjoint vous jette une banane à la tête), que, d’ailleurs, le temps non plus sauf dans cette métaphore en anglais (qui correspond au tempus fugit en latin, tout aussi métaphorique), et qu’il existe des mouches de fruit et pas de mouches de temps.

C’est la raison pour laquelle les systèmes conçus pour un corpus de textes bien définis – le droit, la recherche pharmaceutique, l’industrie pétrolifère pour ne citer que ceux qui bénéficient de soutiens conséquents pour leur importance économique et stratégique – sont en général plus efficaces que ceux destinés à traduire tout type de texte : on peut leur fournir ce niveau de connaissance (à l’aide d’ontologies informatiques, par exemple), ce qui n’est pas faisable pour l’ensemble des domaines de l’esprit humain. Certains systèmes généralistes sont disponibles sur l’internet, tel Babel Fish d’Altavista6, qui utilise, comme d’autres traducteurs informatiques, la technologie de traduction Systran développée depuis les années 1960 (et qui avait été mise à disposition sur le réseau Minitel…).

Un développement original dans son approche est celui du traducteur de Google, qui ne se base pas uniquement sur des règles et des dictionnaires, mais aussi sur un corpus gigantesque de traductions « humaines », celui de textes bilingues officiels des Nations Unies : ceci lui permet d’« apprendre » des usages de traduction en se servant de cette multiplicité d’exemples en contexte. Mais dans le meilleur esprit du Web 2.0 il permet aussi à l’usager ayant fait appel à ce service de suggérer une meilleure traduction, ce qui est souvent nécessaire : sa traduction en anglais de l’expression ce plagiat antisémite produit (en mauvais anglais) un contresens : The anti-plagiarism, un anti-plagiat7… On peut se demander toutefois si ce genre d’intervention ne fera pas aussi appel à des vandales, tels ceux qui, régulièrement, défigurent, parfois avec humour, la Wikipedia, sans pour autant être détectés parfois pendant de longues semaines.8

Et enfin, on ne peut passer sous silence le traducteur dans le vent (de l’actualité), qui nous a donné ceci. À l’arvoïure !


1 Citò scribendo non fit ut benè scribatur; benè scribendo, fit ut citò. (Note de l’auteur)
2 P. 498. (Note de l’auteur)
3 E. F. K. Koerner et R. E. Asher (eds.), Concise history of the language sciences: from the Sumerians to the cognitivists, p. 431-445. Pergamon Press, Oxford, 1995. Cet extrait est disponible en ligne. Le site Machine Translation Archive, réalisé par John Hutchins, vise à réunir l’ensemble des textes (articles, livres…) publiés en anglais sur la traduction automatique. On y trouve quelques textes (pour l’un d’eux, le sommaire uniquement, pour raisons de respect de copyright) de Peter Toma, l’inventeur de Systran, dans lesquels il décrit sa longue carrière (débutée en 1956) dans ce domaine.
4 Cf. Umberto Eco, Dire presque presque la même chose. Expériences de traduction. Grasset, Paris, 2007.
5 Même les traductions que nous avons exclues seraient envisageables dans un certain genre de texte, humoristique, poétique, de science-fiction…
6 L’un des tous premiers moteurs de recherche, inventé par Digital Eq. Corp. en 1995, et qui avait proposé bien avant d’autres plus célèbres aujourd’hui des modes de recherche novateurs. François Bourdoncle, le père du récent moteur de recherche français Exalead qui devrait être utilisé dans le projet Quaero, avait travaillé comme chercheur chez Altavista.
7 Il se peut que la traduction ait changé lorsque vous cliquerez sur le lien signalé, si un lecteur intéressé aura pris la peine de suggérer une autre traduction, en passant la souris sur le texte problématique.
8Ainsi, l’article sur l’Ordre de la Toison d’or, que nous avons consulté après notre retour de Vienne, indique à ce jour que « Les collections médiévales de l’ordre (…) sont exposées au musee de Margot, à Vienne.kokok ». Inutile de préciser qu’un tel musée n’existe pas, ok ok ? L’historique des modifications de cet article montre qu’un abonné de Wanadoo à Dijon s’est attaché à corriger ainsi le nom du musée, dont la version précédente était musee de Monoprix. Nous ne citerons pas les inventions précédentes qui se sont succédées depuis le 2 avril, date où l’on trouvait encore le nom correct, celui du Schatzkammer. Inutile de se fatiguer à corriger, le lutin reviendra sous une autre adresse. Quand le ver est dans la pomme…

Un commentaire »

  1. [...] services auxquels on peut accéder ainsi rapidement est celui de traduction automatique qu’on a récemment évoqué. Faites-donc pour voir : t en fr I love [...]

    Ping par Miklos » De l’importance de la casse — 4 juin 2008 @ 6:27

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