Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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8 avril 2005

La musique qui tue

Classé dans : Littérature, Musique — Miklos @ 21:03

J’écoutais. . . L’air du crime était dans le petit bureau !… Ah !… Était-ce Dieu possible !… J’approchai de la porte en retenant mon cœur qui éclatait… l’appelai : « Monsieur ! Monsieur !… » Il ne m’a pas répondu… L’air tournait toujours… derrière la porte de son petit bureau… Ah ! que c’était triste !… C’était un air si triste qu’on n’en respirait plus et que les larmes vous en venaient aux yeux… un air qui avait l’air de pleurer tous ceux qu’on avait assassinés depuis le commencement du monde !… J’ai appuyé mes mains à la porte pour ne pas tomber. La porte s’est ouverte… Dans le même moment il y a eu comme un grand grincement de déclenchement dans la manivelle de la musique de l’air du crime. Ça m’a comme déchiré le cœur et les oreilles !… Et puis, j’ai failli tomber dans le petit bureau, tant j’étais étourdie… Mais ce que j’ai vu m’a remise sur mes pattes plus droite qu’une statue. Au milieu d’un tas d’instruments que je ne connais ni d’Ève ni d’Adam, et qui sont certainement arrivés dans ce petit bureau avec la permission du diable, mon maître était penché sur l’orgue du vielleux. Ah ! je l’ai bien reconnu ! C’était l’orgue qui tournait la chanson du crime… mais le vielleux n’était pas là !… Mon maître avait encore la main à la manivelle… Je me suis jetée sur lui, et il a cédé !… Il est tombé tout de son long sur le parquet:.. Il a fait floc !… Mon pauvre maître était mort… assassiné par la « chanson qui tue » !… Gaston Leroux : Le Fauteuil hanté

Les romans de Gaston Leroux n’ont rien perdu de leur charme désuet ni ses nouvelles de leur éclat mystérieux. Qui les a lus ne peut oublier le parfum évanescent de la Dame en noir, l’ombre menaçante de Frédéric Larsan, le son du violon enchanté sur lequel Érik, le malheureux et terrible fantôme de l’Opéra, joue à minuit la Résurrection de Lazare sur la plage de Perros-Guirec… et cet orgue de Barbarie d’où sort, lancinant, l’air qui tue — au fil de l’entrelacs d’une histoire passionnée et intrigante, persillée d’expressions d’autant plus inoubliables et pensantes de sens du fait de leur mise en italiques.

Mais il n’y a pas que chez Gaston Leroux que la musique peut tuer. Lors du concert du 6 avril consacré aux œuvres de Mauricio Kagel à la Cité de la musique, le jeune chef d’orchestre estonien Olari Elts, qui dirigeait l’Ensemble intercontemporain dans l’œuvre Finale, titube à plusieurs reprises, puis s’écoule sur le sol, d’où il ne bouge plus. Il a fait floc !… Les musiciens jaillissent de leurs sièges, certains arrêtant de jouer, d’autres non, leurs visages exprimant effroi, stupéfaction et tristesse. Dans le public, des personnes saisies se tournent vers leurs voisins dans une incompréhension totale. Celles qui avaient entendu cette œuvre lors du Festival Agora de l’Ircam au Théâtre des Bouffes du Nord, en 1999, se souviennent du même sort qu’avait subi le chef d’alors, dont quatre musiciens ont transporté le corps hors scène, le tenant par les mains et les pieds.

La musique s’étant éteinte, les deux chefs, alors et maintenant, sont revenus saluer. Cette œuvre avait été commandée au compositeur argentin Mauricio Kagel à l’occasion de son cinquantième anniversaire, et en une sorte de clin-d’œil au Requiem, à tous les requiems (et surtout à celui de Mozart), il a mis en scène la mort. Ce n’est pas la seule œuvre qui prend, chez lui, une dimension théâtrale, grinçante ou grotesque, ironique ou drôle, morbide et pourtant célébrant la vie, que ce soit par l’instrumentation, la forme ou la scénographie et par des citations d’autres œuvres célèbres. Qui n’est pas sans rappeler les procédés du compositeur hongrois Györgi Ligeti, dont le Grand macabre avait été joué en 1999 lors du concert dont nous venons de parler.

Cette proximité d’esprit n’est pas fortuite : Mauricio Kagel est né en Argentine de parents originaires de la Mitteleuropa — terme qui recouvre une triple réalité : une région, une époque, une culture — toutes trois de marges, de frontières et de leurs transgressions, et dont le terreau a produit une foison d’œuvres — littéraires, musicales et picturales, mais aussi scientifiques — inégalées, dont la richesse est sûrement due aux équilibres instables et aux croisements (les bâtards sont souvent plus vivaces que les « races » pures).

Lors du concert d’hier, Finale était encadrée par le Doppelsextett (double sextuor) à la forme complexe et pourtant composée d’éléments rythmiques très basiques, et …, den 24.XII.1931 (…, le 24 décembre 1931), œuvre bouillonnante de fantaisie et de sérieux. Son titre est la date de naissance de Kagel, qui s’était demandé « ce qui s’était passé ce jour-là hormis ma naissance. J’ai posé la question à mes parents, qui ne voyaient aucun événement particulier digne d’être signalé : seul le souvenir de l’accroissement de la famille restait gravé dans leur mémoire. La remarque de ma mère : “ Dans de telles circonstances, les femmes qui occupent la salle des accouchements n’ont pas pour coutume de feuilleter les journaux ”, me sembla tout à fait plausible, et à la hauteur du sérieux de la situation. » Kagel choisit donc quelques événements, qui forment les épisodes de cette œuvre : une émeute à Buenos Aires, une opération « hygiénique » des troupes japonaises en Mandchourie, la horde nazie en marche en Europe, l’effondrement d’une partie de la bibliothèque du Vatican, ou la mise en action de clochers nord-américains par télécommande à partir de la Palestine… Pour illustrer ces épisodes, Kagel utilise, comme souvent, une panoplie de modes de jeu qui font résonner les instruments de façon inhabituelle, et d’objets hétéroclites — cloches (bien plus sonnantes que utilisées dans le concert Mahler dont j’avais parlé le 2 avril), sifflets, arcs électriques, chaussures… dont l’Ensemble Intercontemporain jouait avec plaisir et précision. Mais il faut surtout mentionner le baryton allemand Roland Hermann, dont la voix puissante et l’interprétation intense ont fait honneur à cette très belle œuvre.

D’autres concerts consacrés à Kagel ont lieu jusqu’au 10 avril à la Cité de la musique.

5 commentaires »

  1. [...] Dans un article fort mystérieux où il est question d’un ours et d’un policier, Le Monde rapporte la renaissance de « 24 violons », avec une illustration dont la légende parle du procès d’un assassin. Nul doute qu’il a été incarcéré par le policeman en question dans l’un des instruments (fort inconfortable, probablement, mais il l’a bien mérité) rouverts par le gouvernement. Au commentateur qui pensait qu’il s’agissait peut-être d’un violon tueur, on a signalé l’article concernant la musique qui tue. [...]

    Ping par Miklos » Au violon, l’assassin ! — 20 octobre 2008 @ 17:26

  2. [...] Alla breve. XX. Classé dans : Actualité, Musique — Miklos @ 12:03 [...]

    Ping par Miklos » Alla breve. XX. — 4 octobre 2009 @ 12:05

  3. [...] la vielle, quel étrange instrument venu du passé, et qui, chez Gaston Leroux, joue « la chanson qui tue » ! Mais ce n’était pas un baudet qui en tournait la manivelle. Un âne qui joue de [...]

    Ping par Miklos » De l’âne qui joue de la vielle, de l’exorcisme des chenilles et d’autres âneries qui ont enrichi l’Église — 21 septembre 2010 @ 1:22

  4. [...] depuis le commencement du monde !… » que joue l’orgue d’un vielleux… –, on avait fait état ici même du sort funeste qui frappe systématiquement les chefs d’orchestre qui se risquent à diriger une [...]

    Ping par Miklos » Concert à Pleyel : un mort — 9 septembre 2012 @ 21:52

  5. [...] rien perdu de leur charme désuet ni ses nouvelles de leur éclat mystérieux. » — Miklos, La musique qui tue, [...]

    Ping par Miklos » Un roman d’actualités — 7 mars 2013 @ 1:41

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