Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 mars 2008

La Suisse touchée par l’épidémie

Classé dans : Danse — Miklos @ 23:03

Quatre jeunes gens impassibles, assis à une longue table, sont absorbés par leurs ordinateurs portables. Des hauts parleurs disséminés ici et là diffusent, accompagnés du grésillement typique des ondes courtes de la radio, des bribes de messages dans un babil de langues. Finalement, il en émerge un en français, qui parle de la guerre que les États-Unis ont déclaré à la Suisse pour son soutien à Al Qaïda, de combats dans Berne entre paysans et soldats, de morts, de l’attitude de la communauté internationale. Plus tard, l’un ou l’autre des jeunes se lèvera, ira ici ou là pour déplacer un ordinateur ou une enceinte, tirer des fils au travers de l’espace – symbolisent-ils la radiation qui frappe le pays ? – titube, s’étale sur la table ou par terre, s’y tord, s’immobilise comme mort pour se ranimer plus tard. À gauche, une sorte de pas de deux. Plus loin, trois corps roulent à terre, passant alternativement l’un sur les deux autres. Un homme se battra contre un pneu, un autre (ou est-ce le même) se débarrassera plus tard de tous ses vêtements et l’un des acolytes roulera son corps inerte à travers la salle. Une jeune femme se changera, sous-vêtements y compris. Une heure plus tard, la lumière s’éteindra et on ne percevra que les têtes des jeunes assis à la table et éclairés par les écrans des ordinateurs sur lesquelles on aperçoit un incendie. Puis les écrans seront refermés, un après l’autre. Fin.

Ce n’est pas la guerre en Suisse et les Helvètes n’ont pas été contaminés par le terrorisme international. C’est bien pire : ils ont été touchés par la non danse. Ce qu’on a vu ce soir au Théâtre de la Ville pendant cette petite heure qui a duré une éternité (pour ceux qui sont restés jusqu’au bout), c’est Text to speech, une création du chorégraphe suisse Gilles Jobin. Le titre indique que les voix qu’on entend sont synthétisées à partir de textes écrits sur les ordinateurs des participants, mais qu’elles aient été produites ainsi ou simplement enregistrées, quelle différence ? Et quel ennui ! La Suisse nous a donné bien mieux : on se souvient du très beau In den Winden im Nichts de Heinz Spoerli il y a deux ans au Châtelet. On espère que l’épidémie sera rapidement jugulée.

19 mars 2008

Rage, rage against the dying of the light

Classé dans : Danse, Littérature — Miklos @ 8:58

« Tu ne sais pas ce que c’est d’avoir quelque chose qui se passe en toi, que tu ne peux ni voir ni contrôler, et de sentir que tout te file entre les doigts. » — Daniel Keyes, Des fleurs pour Algernon (trad. Georges H. Gallet). J’ai lu, 2006.

« Do not go gentle into that good night,
Old age should burn and rave at close of day;
Rage, rage against the dying of the light. »

— Dylan Thomas, Do not go gentle into that good night

Au centre de la scène, un rectangle clair légèrement incliné de deux mètres sur trois mène vers une plateforme dans laquelle est percée un trou, à droite. Des images fugaces se dessinent sur ce rectangle ; des tâches, des lignes ; parfois, on croirait y distinguer une forme reconnaissable – un corps, peut-être – ou le ressac de la mer, que Charlie Gordon aurait aimé voir. Est-ce le peu qui reste dans son esprit, autrefois exceptionnel, après que des scientifiques eurent transformé ce jeune homme mentalement retardé en génie ? Cela n’avait duré qu’un temps, et la mort de son intelligence était annoncée : c’est ce qui était arrivé à la souris Algernon. Avait-il été heureux durant cette éphémère gloire ? Pas vraiment : « Quand j’étais arriéré, j’avais des tas d’amis. Maintenant, je n’en ai pas un. Oh ! Je connais des tas de gens. Des tas et des tas de gens. Mais je n’ai pas de vrais amis. Pas comme j’en avais à la boulangerie. Pas un ami au monde qui signifie quoi que ce soit pour moi et personne pour qui je signifie quoi que ce soit. » Même Alice s’en ira, finalement. Au début de cette rechute, il en est conscient, et la rage et le désarroi l’envahissent au constat du délitement de son identité qui explose à ses propres yeux : « Tandis que j’attends là, étendu, un moment passe durant lequel je suis moi-même en moi-même et, de nouveau, je perds toute conscience d’un corps ou d’une sensation. Charlie me tire de nouveau vers le bas, dans mon corps. » Ce sont les paroles de Platon, dont il peut encore se souvenir, qui le narguent : « … les hommes de la caverne diraient de lui qu’il est monté et qu’il est descendu sans ses yeux… ».

C’est ce dernier combat que l’étrangement beau spectacle Holeulone de Karine Ponties a illustré, hier, au Théâtre de la Ville, dans une salle des Abbesses loin d’être remplie, on se demande bien pourquoi. Deux excellents danseurs, Éric Domeneghetty et Jaroslav Vinarsky, sont Charlie, qui se bat avec lui-même, à la vue de son passé évanescent qui s’enfuit devant l’arrivée menaçante d’un présent éternel et au constat qu’il « s’effondre par morceaux ». Ils se tordent, seuls ou ensemble, s’affrontent, se rapprochent, ébauchent un geste de rapprochement, fusionnent même sans pour autant faire réellement corps, essaient l’un de se débarrasser de l’autre ; l’un ou l’autre disparaît, pour un temps. Après ce combat tendre et brutal qui n’est pas sans rappeler celui de l’Ange, Charlie restera assis, les pieds dans le trou noir dans lequel il est en train de sombrer. On verra, comme dans un éclair, le corps de l’autre lui-même plus loin. L’écran s’est éteint. Il n’y reste que l’habit de Charlie, vide, qui dessine la silhouette d’un corps, comme la trace d’un cadavre sur le trottoir et le sentiment d’une infinie tristesse.

7 février 2008

Le bâtisseur de mondes

Classé dans : Danse — Miklos @ 2:08

« … la grande métaphore de l’avenir, cette alliance incroyable entre la poésie et les mathé­matiques. » — George Steiner, Toute théorie n’est qu’une intuition impatiente, entretien avec Pierre Boncenne.

« Un art, dans ses conditions matérielles, est tou­jours, plus ou moins, (…) une obli­gation étroite de s’assu­jettir à certaines règles, d’em­ployer exclu­si­vement certaines formes(…). C’est un casse-tête chinois, si vous voulez : ce casse-tête est l’essence de tous les arts ; ils ne sont arts qu’à cette condition. » — Bernard Jullien, Lettre sur l’art dramatique, 1857.

« Que le lecteur se figure un casse-tête chinois, d’une superficie de six mille hectares, d’un péri­mètre de huit lieues, dont les morceaux irré­guliers doivent remplir exac­tement un rectangle, telle est cette mysté­rieuse Kambalu, dont Marco Polo rapportait une si curieuse des­cription vers la fin du treizième siècle, telle est la capitale du Céleste Empire. » — Jules Verne, Les Tribulations d’un Chinois en Chine. 1879.

La musique, les mathématiques et les échecs ont une « connivence singulière », pour reprendre l’heureuse expression du musicien pensif1 François Nicolas à propos des deux premiers de ces domaines. Tous trois permettent à l’homme d’élaborer dans son esprit une infinité d’univers abstraits et cohérents. Construits à partir de briques toutes simples (la note, le nombre, la position), ils obéissent à des lois qui en déterminent les combinaisons, les mouvements et les chemins possibles (accords, progressions harmoniques, démonstrations, déplacement des pièces). Inventions de l’homme, il s’y mesure : les appliquant académiquement, il en tire des navets ; s’en servant avec génie, il produit des chefs d’œuvre. Car il n’y en a pas qu’en musique : il y a des théories et des démonstrations mathématiques d’une beauté saisissante et souvent ineffable, et il en va de même pour des parties d’échec de très grands maîtres. La simplicité des éléments de base et des règles qui en cadrent le foisonnement illimité et infiniment complexe permet de reconnaître dans l’œuvre achevée ce qui a permis d’y arriver. Le mystère est ce qui en fait, le cas échéant, un chef d’œuvre.

C’est ce que Les Sept planches de la ruse, création d’Aurélien Bory présentée au Théâtre de la Ville, a matérialisé avec l’intelligence, l’imagination, l’humour et la simplicité évidente qu’on avait découvert dans Plus ou moins l’infini. Sur la scène plongée dans la pénombre, on distingue un grand carré noir placé au sol, à la tranche épaisse. De quel matériau est-il fait ? Il fait en tout cas penser à cette dalle noire qui apparaît mystérieusement à la fin de 2001 Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, et c’est une sorte de space opera enchanté auquel nous convie Bory.

A l’horizon du carré, on voit émerger et disparaître des formes ovoïdes noires. Des têtes ? Non, elles sont un peu trop volumineuses pour en être. Soudain s’y dressent des jambes, apparition inattendue, suivies plus tard par le reste du corps des douze artistes chinois. Ils se disposeront de façons diverses sur et autour du carré, évoluant en synchronie parfaite entre eux, avec une perfection quasi inhumaine dans tous leurs gestes. Puis ils se mettront à déplacer le carré qui, sous leur pression, se décomposera. On se rendra alors compte qu’il est constitué de sept pièces toutes simples : cinq triangles rectangles, un carré, un parallélogramme : il s’agit du tangram, casse-tête chinois que l’on peut disposer d’une myriade de façons distinctes les unes par rapport aux autres et créer ainsi des formes – animaux, êtres, objets réels ou imaginaires – et laisser ainsi libre court à sa créativité2, tout en respectant les contraintes imposées par leurs dimensions.

La créativité de Bory consiste à ne pas utiliser ces éléments uniquement à plat et à broder non seulement sur leurs dispositions respectives, mais sur leurs mouvements. Ils seront dressés à la verticale, posés au sol sur leur tranche ou en équilibre les uns par rapport aux autres érigeant des temples fugaces à l’adoration des hommes, dessinant des voiliers glissant sur un lac impassible, formes déplacées rapidement ou imperceptiblement sans même que l’on veuille savoir comment : l’esprit, entrant dans le jeu qu’on lui propose, les perçoit comme des êtres doués d’autonomie, qui élaborent à nos yeux un ballet tout aussi complexe que les artistes qui y évoluent comme mus par des moteurs invisibles. Qui manipule qui, l’homme la forme, ou la forme l’homme ? Deux espèces sont en présence l’une de l’autre, elles tournent l’une autour de l’autre, tentent de comprendre leur fonctionnement mutuel, essaient de cohabiter, se fondent et se confondent. Comment ne pas penser encore une fois comme alors à ces mystérieux Xipéhuz de Rosny aîné ?

Ces paysages sont ceux d’un autre univers que le nôtre : les lois de la gravitation sont abolies, les formes tiennent en équilibre comme par miracle, les hommes s’élèvent et descendent avec une grâce aérienne. Dressé à nos yeux, c’est un monde qui semble plat à l’instar de celui que décrit E. A. Abbott dans Flatland. Des silhouettes y évoluent sous un éclairage monochrome froid et une musique désincarnée ; de temps en temps, une tache de couleur : c’est l’habit clair d’un artiste ; parfois, une musicienne joue une mélopée chinoise ; des moments incongrus font soudain éclater le rire dans la salle – surtout celui des enfants : les adultes semblent avoir oublié de laisser leur raison au vestiaire.

« Nous aimons, non pas être au cœur des disci­plines, mais tout au bord, sur la tranche, à un endroit qui n’est ni du jon­glage ou de l’acro­batie, du théâtre ou de la danse, mais qui tente d’être un évé­nement, une action, capable de générer un trouble, avec les moyens qui sont ceux de la scène… » — Aurélien BoryC’est un monde étrange, d’une sidérante poésie. Est-ce du cirque ? Est-ce de la danse ? Qu’importe : c’est l’œuvre d’un magicien. S’il y a quelques longueurs dans ce spectacle, elles sont vite oubliées. On en ressort comme après ce voyage qu’on a fait dans des pays du grand nord à l’infinie variété des paysages monochromes rutilants de glace brûlante, et où les gens, plus proches de l’essentiel, sont pudiques et réservés. Si vous n’avez pas eu la chance de voir ce spectacle à Paris, vous devez l’y rattraper :

• du 8 au 10 février à Elbeuf,

• du 12 au 14 février à Brest,

• du 21 au 23 février à Bordeaux,

• du 29 février au 2 mars à Châteauroux,

• les 7 et 8 mars à Douai,

• les 11 et 12 mars à Reims,

• les 14 et 15 mars au Havre,

• du 18 au 22 mars à Grenoble,

• du 26 au 30 mars à Lisbonne,

• les 1er et 2 avril à Annecy,

• les 4 et 5 avril à Chambéry, et

• les 11 et 12 avril à La Roche-sur-Yon.

Toutes les photos sont d’Aglaé Bory et reproduites avec l’autorisation de la Cie 111 que nous remercions vivement non seulement de nous les avoir fournies, mais aussi pour le réenchantement du monde qu’ils nous proposent. Qui peut affirmer ne pas en avoir besoin ?


1 Terme que ce polytechnicien, musicien, compositeur et philosophe s’applique à lui-même.
2 Jusqu’à en proposer des meubles recomposables à l’infini.

20 janvier 2008

Beaucoup de déhanchements pour rien

Classé dans : Danse, Musique — Miklos @ 1:55

« J’ai les hanches
Qui s’démanchent
L’épigastre
Qui s’encastre
L’abdomen
Qui s’démène
J’ai l’thorax
Qui s’désaxe
La poitrine
Qui s’débine
Les épaules
Qui se frôlent…
 »
— Géo Koger (1932)

Zeitung, le dernier spectacle de danse (intitulé « concept ») d’Anne Teresa De Keersmaeker et de sa troupe Rosas au Théâtre de la Ville était long comme un jour de carême. La scène est dépouillée : coulisses et cintres à nu, aucun décor à l’exception d’un vieux fauteuil en cuir et de quelques chaises près des murs. Au fond à gauche, un piano de concert. Un homme d’un certain âge, trapu et en jeans, déambule non loin de l’instrument – un technicien de scène, peut-être. Quelques individus, pour la plupart jeunes, se tiennent sur les côtés ; habillés de façon décontractée, pieds nus en jeans ou petite robe – à l’exception d’une jeune femme en chaussures élégantes à talons hauts.


Henri de Toulouse-Lautrec : silhouette de Valentin le Désossé
Quand le silence s’établit dans la salle et permet enfin d’entendre clairement les toux rauques qui ponctueront le spectacle, ils commencent à évoluer sur scène, le plus souvent seuls ou à deux ; ils marchent – parfois uniquement pour traverser l’espace d’un bout à l’autre –, s’arrêtent, se groupent ou se séparent, se déhanchent, bougent la tête ou la nuque, se désarticulent, d’une façon qui aurait fait honneur à Valentin le Désossé. Après un moment, la musique commence : Bach principalement au piano alterne avec Webern enregistré : musiques abstraites qui vont à l’essentiel et qui sauvent le spectacle. L’homme qu’on prenait pour un technicien est le pianiste Alain Franco, un excellent musicien qui a, entre autres, dirigé l’ensemble Ictus, mais c’est surtout le piano lui-même qui est le héros de la soirée : ce n’est pas un Steinway comme on en voit souvent sur scène, mais un glorieux Bösendorfer, une très grande marque de pianos (qui vient d’être rachetée par Yamaha… encore une marque qui perd son indépendance) au son inégalé.

Si je n’étais venu que pour un tel concert, j’en serais sorti enchanté, littéralement. Mais il y avait les danseurs… Ceux-ci continuaient leurs mouvements minimalistes, souvent déconnectés (du moins pour ce que j’en percevais) de la musique, à l’exception de quelques beaux moments plus animés où ils dansaient, à trois ou quatre, en accord avec elle. À plusieurs reprises, on aurait pu croire que le spectacle allait se terminer : quand les danseurs avaient tous disparu de la scène et des coulisses, ou quand ils se mirent à rouler le tapis au sol, ou à ranger les chaises. Ce fut finalement le cas, 1h45 plus tard. Si ce langage est supposé être à la danse classique ce que celui de Webern est à la musique classique, cela ne m’a pas convaincu : ce n’était plus de la danse (tel que je l’entends), tandis que Webern est (encore) de la musique. Ou peut-être mes oreilles sont plus ouvertes à une certaine modernité que ne le sont mes yeux (comme, à l’inverse, certains considèrent que Webern n’est que du bruit). Spectacle trop retenu, déconstruit et long, à l’opposé – ce qui est d’autant plus décevant – de celui qu’elle avait donné en 2005 et qui nous avait tant plu.

On a tout de même apprécié particulièrement quelques danseurs : Fumiyo Ikeda (et pas uniquement pour ses hauts talons), une autre danseuse élégante aux longs cheveux blonds, et un danseur dont la grâce sensuelle et masculine tranchait avec l’aspect et les mouvements quelque peu anguleux de ses collègues.

22 avril 2007

Opus 111

Classé dans : Danse, Musique, Théâtre — Miklos @ 13:11

« Les Xipéhuz sont évidemment des Vivants. Toutes leurs allures décèlent la volonté, le caprice, l’association, l’indépendance partielle qui fait distinguer l’Être animal de la plante ou de la chose inerte. Quoique leur mode de progression ne puisse être défini par comparaison – c’est un simple glissement sur terre – il est aisé de voir qu’ils le dirigent à leur gré. On les voit s’arrêter brusquement, se tourner, s’élancer à la poursuite les uns des autres, se promener par deux, par trois, manifester des préférences qui leur feront quitter un compagnon pour aller au loin en rejoindre un autre. (…) Je ne sais pas s’il faut dire que les Xipéhuz sont de différentes formes, car tous peuvent se transformer successivement en cônes, cylindres et strates, et cela en un seul jour. Leur couleur varie continuellement (…). » – J.-H. Rosny Ainé, Les Xipéhuz (1867)

Tout compositeur ayant écrit plus d’une centaine d’œuvres en a forcément une qui porte le numéro 111 dans son catalogue, même si on ne sait plus laquelle. Mais « L’opus 111 » sans autre précision suggère à beaucoup d’amateurs de musique classique un de ses grands chefs-d’œuvre bien précis, la trente-deuxième et dernière sonate pour piano en ut mineur de Beethoven1 – dont certains accords et rythmes « rappellent » curieusement le jazz. Quant au second quintette à cordes en sol majeur op. 111 de Brahms, il est considéré, avec le premier quintette à cordes (op. 88) et le sublime quintette pour clarinette et cordes (op. 115), comme « la quintessence de l’introspection brahmsienne et sommets de toute la musique de chambre »2. Ce n’est qu’un hasard : la cantate d’église BWV 111 de Bach (« Was mein Gott will, das g’scheh allzeit »), l’opéra Ascanio in Alba, Serenata teatrale K. 111 de Mozart, les Trois Fantasiestücke pour piano op. 111 de Schumann, la Toccata op. 111 n° 6 de Saint-Saëns (d’après son cinquième concerto pour piano) ou la Sixième symphonie en mi bémol mineur op. 111 de Prokofiev n’ont pas atteint ce statut élevé.3

Sans être adepte de numérologie, on ne pouvait s’empêcher de penser musique lors de Plus ou moins l’infini, le magnifique et très poétique spectacle de la Cie 111 créée en 1999 et dirigée par Aurélien Bory, et mis en scène par Phil Soltanoff, lui-même directeur de la compagnie de théâtre expérimental mad dog. La salle du Théâtre de la Ville et sa scène nue sont plongées dans l’obscurité. Des cintres commence à descendre lentement une armée de bâtons lumineux, qui s’arrêtent en hauteur bien alignés en une douzaine de rangées ; on ne voit comment ils sont ainsi suspendus entre ciel et terre – qu’importe, d’ailleurs. Puis ils commencent à évoluer verticalement, transformant l’agencement d’origine en de multiples formes géométriques chatoyantes qui ne sont pas sans évoquer des polyphonies de Bach (et leur illustration dans Fantasia) ou des tableaux de Vasarely. L’harmonie et le coulé de leurs mouvements leur donne vie : on croirait voir une troupe de danseurs filiformes.

Quand, plus tard, apparaîtront les acteurs4 – quatre hommes en costume et une femme en jupe étroite – leur maintien impassible leur donnera parfois une apparence inhumaine – objets décoratifs ou êtres extra-terrestres. Eux aussi se décomposeront et se recomposeront avec fantasmagorie par la magie de la mise en scène très imaginative et pince-sans-rire : on verra ainsi un homme partir à la poursuite de sa tête ou de son bras (à l’aide d’un dispositif qui n’est pas sans rappeler celui de la Table pour un roi fou de Royal de Luxe), la femme prendre la dimension gigantesque du plateau. Les fines baguettes seront remplacées plus tard par une foule de mâts presque aussi hauts que la scène, s’agglutinant côte à côte ou s’éloignant les uns des autres comme des spectateurs d’une course, se transformant parfois en arcs sous l’action de l’homme. Quelques-uns se déplaceront rapidement le long de la scène, un acteur s’y accrochant tel un étendard battant lentement dans le vent ou parcourant l’espace en enjambées gigantesques et ralenties comme s’il évoluait dans un immense aquarium. La lumière – et l’obscurité, son indispensable contrepartie – jouent un rôle tout aussi essentiel que les lignes et les hommes ; on verra l’ombre d’un couple jouer des saynètes hilarantes projetées sur le mur du fond de la scène, et pourtant aucun des acteurs ne bouge – l’illusion du mouvement est obtenue par effet stroboscopique. C’est la lumière qui, finalement, transformera l’homme en une silhouette dessinée par une ligne qui se défera graduellement.

Ce très riche spectacle se « lit » à de multiples niveaux : concret, symbolique, métaphorique ; ce n’est pas qu’une série de variations mathématiques et musicales sur la ligne – dans sa finitude ou son infini : l’apparente simplicité des lumières, des objets et des costumes dessine de façon épurée une réflexion profonde, souriante et pudique mais sans prétention sur le temps et son apparente linéarité, sur l’espace, sur leur rapport au corps et à l’être, pour « situer l’action entre l’à-peu-près et l’absolu » (Aurélien Bory). Est-ce du cirque moderne, de la danse contemporaine, voire du théâtre d’images ? Ce spectacle cohérent ne se laisse pas réduire facilement à une catégorie, il les transcende et les fusionne avec intelligence, comme l’ont fait en leur temps Philip Glass et Bob Wilson. Ce que confirme Aurélien Bory : « Nous situons notre recherche à la lisière de différents domaines. Nous aimons non pas être au cœur des disciplines mais tout au bord, sur la tranche. Créer un vocabulaire qui ne soit pas perçu uniquement comme du jonglage, de la danse, du théâtre d’objet mais tout simplement comme un événement visuel. Faire émerger le sens de la forme en donnant la possibilité au spectateur d’investir sa propre capacité d’imagination et d’y reconnaître les traits de sa propre expérience. » Il nous évoque d’autres spectacles extraordinaires qui nous ont ravis – Mummenschantz dès les années 1970, ou le Garry Stewart Australian Dance Theatre et le Alwyn Nikolais Dance Theater (tous deux au Théâtre de la Ville plus récemment) – et restera indubitablement un événement mémorable.

Nous tenons à exprimer notre gratitude à la Cie 111 non seulement pour le plaisir qu’ils nous ont procuré mais pour leur autorisation à reproduire ici ces trois photos de leur spectacle.

À lire :
• J.-H. Rosny Ainé, Les Xipéhuz
• Partition de la Sonate op. 111 de Beethoven.


1 Dont on ne saurait assez recommander les interprétations historiques d’Artur Schnabel ou d’Edwin Fischer.
2 Le bouleversant quintette pour clarinette, « apogée de l’entière création brahmsienne », a été bien plus enregistré que ceux pour cordes ; pour le premier, on préfère l’exécution qu’en ont fait Alfred Boskovsky et des membres de l’Octuor de Vienne.
3 Il n’est pas surprenant qu’un label de disques classiques – créé en 1990 par Yolanta Skura, et racheté depuis par Naïve (fondée en 1998 par Patrick Zelnik, et qui a aussi aspiré Ambroisie, Andante, Astrée, Auvidis, Montaigne…) – ait choisi Opus 111 comme nom.
4 Comme on le verra plus tard, ce sont plutôt des performers, terme qui n’existe pas vraiment en français pour dénoter les acteurs de ce genre de spectacle.

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