Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

16 novembre 2008

Jérusalem

Classé dans : Lieux, Photographie — Miklos @ 20:16

«La ville, telle qu’Adrien l’a fait rebâtir & telle qu’elle est aujourd’hui, est entourée d’un mur élevé auquel Constantin, Héraclius & Soliman, ont donné plus de solidité ; elle a à peu près la même position, mais non la même étendue. Adrien mit hors de son enceinte une partie du mont Sion & une partie du mont Bézéta, & il enferma dans ses murs le mont du Calvaire & une partie de la colline de Gore ; de manière qu’en diminuant sa longueur, il conserva sa largeur, & lui donna une forme carrée.

Six portes donnent l’entrée dans cette ville : la première, qui est au levant sur le mont Moria, s’appelle la porte de saint Etienne ; la seconde, qui est au couchant & sur une partie du mont Bézéta, est celle de Rama, & conduit à Bethléhem ; la troisieme, qui est au septentrion, & sur le mont Acra, est celle de Damas ; la quatrieme, qui est au midi, se nomme la Porte du mont Sion ; celle qui porte le nom d’Or, est au levant ; aujourd’hui elle est murée. Il y a encore deux portes moins fréquentées, qui sont les portes de Sterquiline & d’Hérodes ; & enfin deux autres qui sont dans l’intérieur de la ville, qu’on appelle la porte Judicielle & la porte de Fer, qui sont fermées. (…)

Le Castrum pisanum, l’espace qu’occupait le château de David, sur lequel les Turcs ont bâti une belle forteresse, & le parc qui lui est contigu, forment au couchant la partie du mont Sion, qui se trouve encore enfermée dans la ville, ainsi qu’une partie du mont Bézéta, où l’on croit reconnoître le lieu où étoit la maison d’Urie & de Bethsabée sa femme.

Cette ville peut avoir maintenant deux milles de circonférence. Sa population ne va pas au-delà de quinze mille ames ; dix mille Turcs, & cinq mille Chrétiens Catholiques, Schismatiques, ou Juifs. Le nombre des Catholiques est d’environ huit cents ; celui des Grecs de dix-huit cents ; celui des Arméniens se porte à quinze cents ; & le reste est composé de Juifs. On y compte cinq ou six Mosquées ; les Grecs, les Arméniens, les Catholiques, les Cophtes, y ont chacun une Eglise. Il y a un Mufti, un Cadi & un Gouverneur. Les édifices les plus remarquables sont la Forteresse dont je viens de parler, » la Mosquée que les Turcs ont élevée sur l’espace qu’occupoit le Temple de Salomon, la Maison des Templier, & avant eux des Chevaliers du Saint-Sépulcre & les Bazards voûtés. L’air qu’on y respire est fort tempéré.

Voyage par l’Italie en Egypte[,] au Mont-Liban et en Palestine ou Terre Sainte par M. l’Abbé de Binos, Chanoine de la Cathédrale de Comminges. A Paris, MDCCLXXXVII.

Life in Hell : miracles en Terre sainte

Classé dans : Histoire, Lieux — Miklos @ 16:36

« Ne t’approche point d’ici, déchausse tes souliers, car le lieu où tu es est une terre sainte. » — Exode, III:2.

« …et voici l’étoile qu’ils avaient vu en Orient qui alla devant eux (…) et quand ils virent l’étoile, ils en furent très joyeux. » — L’Évangile selon Saint Matthieu, III:9-10.

L’avion amorce sa descente. De loin, Akbar aperçoit la courbe gracieuse de la côte sur laquelle les Peuples de la mer avaient abordés pour envahir la Phénicie et dont le sable blanc s’enfonce doucement dans une Méditerranée d’un bleu aussi profond que celui des yeux d’Elsa. Mais rapidement des dents de la mer se dressent, tours de Babel et gratte-ciel impérieux de la métropole orgueilleuse. Qu’elle était belle, autrefois, celle qu’on appelait alors la petite Tel Aviv, née comme par miracle dans les sables il y a bientôt un siècle, parsemée de petits immeubles Bauhaus blancs, épurés et harmonieux, et maintenant délabrés ! Quant aux points de lumières qu’Akbar voyait scintiller au loin, il réalise que ce ne sont pas les étoiles de Bethlehem mais les feux éblouissants du terminal de l’aéroport. Fin connaisseur des Écritures, il se déchausse respectueusement au moment de descendre de l’avion. Il est surpris quand ses pieds touchent le sol : ce n’est qu’un banal tarmac et non pas la terre friable et riche du Croissant fertile qu’Abraham avait foulée en long et en large. Il renfile ses chaussures. Bienvenue en Israël.

« Et Jesus prit les pains, puis remercia Dieu, et les bailla aux disciples, et les disciples aux assis, et aussi des poissons, tant qu’ils en voulurent. » — L’Évangile selon Saint Jehan, VI:11-12.

En conduisant sa voiture de location, Akbar constate que le miracle de la multiplication des poissons à Tibériade se renouvelle chaque jour dans tout le pays : les chauffeurs israéliens n’ont de cesse de lui faire des queues de poisson, de déboîter soudain sans clignoter et de se glisser, à une vitesse deux fois plus grande que la limite autorisée, dans l’espace de sécurité qu’il veille à laisser derrière la voiture qui le précède, de doubler à droite sur la bande d’urgence même s’ils pourraient le faire à gauche – est-ce du fait de leur orientation politique, se demande Akbar, surpris. Si Einstein avait accepté la proposition de devenir le président du jeune État, il aurait été interloqué par le défi que ses conducteurs lancent aux lois de la physique : la vitesse du son y est plus rapide que celle de la lumière. Pour preuve : Akbar entend les klaxons des voitures qui l’enjoignent de démarrer avant même qu’il ne voie le feu de circulation passer au vert. Un miracle de plus dans ce pays qui défie les lois.

« [Abraham] vit trois hommes qui étaient vis-à-vis contre lui. Et quand il les vit, il leur courut au-devant, de l’entrée de sa tente, et fit la révérence, et dit : Monsieur, il te plaira de me faire ce plaisir, de ne passer point sans venir chez moi ton serviteur. On prendra un peu d’eau et vous laverez les pieds, puis reposerez sous un arbre. Et je prendrai un morceau de pain, duquel vous prendrez votre réfection, puis tirerez avant. » — Genèse, XVIII:2-5.

« Demandez la paix de toi, Jerusalem, que bien soit à qui t’aime. Paix soit en ton bolevard, bonheur en tes palais ! » — Le Sautier, CXXII:6-7.

Akbar s’attend à retrouver l’hospitalité légendaire d’Abraham chez ses descendants. L’hôtel Dan Gardens est magnifiquement situé au sommet du mont Carmel, dans une rue bien nommée, Bellevue : de sa fenêtre, il contemple la baie de Haïfa dont la courbe presque parfaite commence au port et s’éloigne à l’horizon jusqu’à Saint Jean d’Acre. Dommage qu’il ne puisse aussi apercevoir le temple Ba’hai et ses magnifiques jardins. D’ici, on ne voit que les toits du quartier Hadar situé à mi-hauteur de la montagne, autrefois bien achalandé ; depuis l’ouverture de grands centres commerciaux en périphérie de la ville, il a bien déchu et ressemble à ce qu’étaient les abords du port il y a cinquante ans (qui, eux, se rénovent et entrent de plein pied dans la branchitude) : petites échoppes grouillantes d’épices, de fringues et de vaisselle clinquante, façades autrefois belles et maintenant noircies et défigurées par des constructions de plastique et d’aluminium, elles mêmes en lambeaux. C’est le départ de l’hôtel qui sera quelque peu difficile, l’informatique de la réception ayant des difficultés à se mettre en marche le matin.

Sa chambre, à l’hôtellerie de l’Église écossaise de Jérusalem, donne sur les murailles de la vieille ville. Au soleil couchant, elle s’irradie d’une lumière dorée d’une grande douceur, qui fait oublier un moment la violence irrépressible que suscite le désir de s’accaparer ces lieux, matérialisation du divin pour les croyants des religions et de leurs multiples subdivisions incapables d’accepter l’autre : les Juifs veulent reconstruire leur Temple sur l’emplacement occupé par le Dôme du Rocher qu’Akbar aperçoit de sa chambre, lieu éminemment sacré pour l’islam qui en revendique la propriété absolue, tandis que les chrétiens de tous ordres se battent entre eux – à coups de poing s’il le faut – pour l’accès exclusif au Saint-Sépulcre. La porte vitrée qui donne sur la terrasse commune aux chambres voisines ne ferme pas – Akbar retrouvera-t-il ses effets après s’en être absenté ? –, et laisse passer les bruits de la circulation permanente sur la route qui longe l’hôtel. Le rideau qui la recouvre est diaphane : de la terrasse on voit tous les recoins de la chambre, et, au petit matin, Akbar est réveillé par les rayons du soleil levant.

Lorsqu’Akbar pénètre dans la chambre de l’hôtel Adiv à Tel-Aviv, il est saisi par l’odeur âcre de cigarette qui imprègne tissus et meubles. Il avait pourtant demandé par écrit une chambre non fumeur. Le réceptionniste s’excuse poliment en lui disant que c’est pourtant bien le cas – « mais pourquoi y a-t-il donc un cendrier tout propre sur la table », demande alors Akbar ? Le réceptionniste : « il ne doit pas appartenir à l’hôtel. » Mon œil, pense Akbar : la chambre vient d’être faite, s’il y avait des objets étrangers ils auraient été enlevés. « D’ailleurs, tout l’hôtel est non-fumeur », rajoute le réceptionniste. « Ahahaha ! », ricane Akbar silencieusement mais non moins amèrement : il avait remarqué à chaque étage un cendrier sur le palier devant l’ascenseur. Puis il s’aperçoit que la ventilation de la chambre est fort bruyante même lorsque le climatiseur est à l’arrêt (encore un miracle). Le technicien confirme : « Il y a un problème ; mais je ne peux le régler ce soir, je dois tout démonter ». Le réceptionniste, consulté une nouvelle fois, indique en s’excusant qu’il n’a aucune chambre de libre, et pourtant, Akbar constate qu’il continue à attribuer des chambres à de nouveaux arrivants (encore un miracle). Il traîne dans les rues de la ville pour éviter d’avoir à rester dans cette atmosphère puante et bruyante. La prochaine fois, il prendra un palace, fantasme-t-il.

« Le scribe voyage dans les pays étrangers. Il a fait l’expérience du bien et du mal parmi les hommes. » — Ben Sira.

Akbar constate que les terminaux des aéroports deviennent de plus en plus grands, à l’instar des avions (le sien n’avait pas été annulé en dépit de la grève d’Air France, dernier miracle avant de quitter la Terre sainte). Si celui de Tel Aviv est bien plus grand que ses prédécesseurs, il garde toutefois une taille praticable. Mais le terminal 2E de Roissy est cauchemardesque : couloirs infinis qui lui rappellent Brazil, escaliers qu’il faut monter puis descendre, train qui en relie deux ailes, des kilomètres à parcourir dans un bâtiment gigantesque et froid à l’architecture quelque peu néo-stalinienne… « Heureusement que je vais tous les jours à la salle de sport », se dit Akbar, « sinon je n’aurais pu en sortir avant le dernier RER. Vivement un tunnel sous la Méditerranée. »

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

29 octobre 2008

Life in Hell : Made in Italy

« Quand on arrive de France, et que l’on vient de traverser les Alpes de la Savoie, Turin semble une ville italienne ; quand on revient de Naples ou de Rome, on se croirait dans une ville française. Turin, la plus petite des capitales, est peut-être la plus propre et la plus régulière des villes. La plupart de ses rues sont tracées au cordeau et décorées de chaque côté d’édifices semblables. Quelques-unes sont même bordées d’une double rangée de portiques à arcades. » Frédéric Bourgeois de Mercey, « La Galerie royale de Turin », in La Revue des deux mondes, t. 28, 1841.

Le chef d’orchestre s’ennuyait. Il ne dirigeait que d’une main distraite et sans grandes nuances l’orchestre qui n’avait d’ensemble que le nom : les musiciens – peu nombreux, l’œuvre requérant une formation de chambre – devaient s’ennuyer aussi et, ne prêtant pas une attention particulière à leurs collègues, ne brillaient pas par la synchronie de leur jeu. Quant au public, il était tout aussi peu nombreux, la salle aux trois-quarts vide, programme sans doute trop contemporain pour les habitués : c’était pourtant des Danses concertantes que l’orchestre de la RAI était en train d’exécuter (littéralement), mais le nom du compositeur – Stravinsky – fait fuir encore bien des auditeurs près de quarante ans après sa mort.

L’œuvre suivante, le Concerto pour violon de Korngold avait pourtant tout pour les charmer : le néo-romantisme débordant, qui faisait se pâmer la jeune soliste qui possédait une bonne technique et une belle sonorité, mais qu’on s’attendait à se voir liquéfier d’émoi sur la scène quand elle ne se lançait pas dans des trémolos vigoureux (un regain de l’école russe de violon, que Chloë Hanslip avait suivie ?), les leitmotifs insistants limite harcèlement, le réveil de Jeffrey Tate qui se mit à diriger avec entrain, et le bref rappel hypervirtuose et néo-paganinien de John Corigliano… À l’entracte, Anna, Luca et Akbar décidèrent comme un seul homme de ne pas se soumettre aux 45 minutes de la première symphonie de Walton qui s’ensuivait et sortirent de l’auditorium de la RAI. Dommage, l’acoustique y était vraiment excellente, se dit Akbar.

Avant le concert, Anna les avait emmené manger léger – une nécessité après les délicieux repas qui avaient ponctué la conférence – dans un petit restaurant de quartier, Alla Mole, situé via Giuseppe Verdi, comme il se doit pour une soirée musicale. Sa pizza à la roquette méritait non seulement une mention particulière – dont acte – mais de revenir le lendemain soir, ce qu’Akbar n’hésita pas à faire, nonobstant son régime : la pâte fine, élastique, savoureuse et légèrement dorée et croustillante sur les bords, le sel discret à souhait ; une fine couche de mozzarella, des tomates fraîches, des feuilles de roquette et un soupçon d’origan ; chaude et généreuse tout en étant parfaitement digeste, quel plaisir !

Ce restaurant tient son nom du bâtiment qui héberge actuellement le musée national du cinéma à l’architecture aussi singulière que son histoire, et devenu le symbole de Turin : destinée à être une synagogue, la Mole Antonelliana est le fruit du délire de son architecte auquel elle doit son nom (Alessandro Antonelli) dépassant, en budget et en hauteur (113 m, et ultérieurement, 167 m), la commande initiale de la communauté juive (67 m) qui se retira du projet. L’intérieur, vide, est aménagé de façon spectaculaire en cinq niveaux sur le pourtour de l’édifice et propose une très riche histoire du cinéma, les merveilleuses inventions qui l’ont émaillée – les ombres chinoises, les lanternes magiques, la photographie, les chambres obscures, la stroboscopie… – ses metteurs en scène, ses acteurs et ses stars mythiques… Le rez-de-chaussée du musée est une immense salle de cinéma avec deux écrans géants et où trône un immense Moloch, et dont le pourtour consiste en des décors reconstituant des lieux magiques.

Turin n’a pas que la Mole de spectaculaire. On est, après tout, en Italie, et tout y est spectacle : les galeries couvertes, même celles d’immeubles plus récents, sont monumentales (sept à huit mètres de haut), les façades sont monumentales, les places sont monumentales. Les palais sont légions. Les étalages et les devantures – de pâtisseries, de glaces (Akbar préféra celle au parfum de cassate à la ricotta) –, les magasins d’habits, sont des combinaisons chatoyantes et d’une grande élégance. On est dans la mise en scène permanente.

La visite de la La Venaria Reale, à l’origine pavillon de chasse de la famille de Savoie, transformé en un complexe et labyrinthique palais royal, puis abandonné, voire partiellement détruit ou brûlé à diverses époques, et enfin récemment restauré de façon remarquable et agrémenté d’une mise en scène intéressante de Peter Greenaway, a constitué un splendide point d’orgue à ce bref séjour. Guidés par l’historien et le conservateur Andrea Merlotti, un homme passionné et particulièrement bien informé, Akbar et Anna ont traversé avec étonnement et plaisir, en parcourant ce très riche complexe, les quelque mille ans de l’histoire de la Maison de Savoie, celle de ses principaux personnages et de ses États aux frontières fluctuantes au fil des siècles.

Revenu à Paris, Akbar regretta le caffè, la polenta et les autres petits plaisirs quotidiens qu’il avait appréciés durant son séjour.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

28 juin 2008

L’envers du miroir

Classé dans : Lieux, Peinture, dessin, Sciences, techniques — Miklos @ 4:39

« Inutile de dire que la correspondance avec ce Batave en est restée là. » — Léon Bloy, Journal, 1898 (cité par le Trésor de la langue française).

« … les noms communs ne collent jamais avec les noms propres ; il n’y a pas de (…) chinois à l’eau-de-vie en Chine, de chapeaux bangkoks à Bangkok, ni de panamas à Panama, ni de salade dit batavia à Batavia. » — Paul Morand, Le Voyageur et l’amour, 1932 (cité par le TLF).

La haute gastronomie n’est pas le trait le plus caractéristique des Pays-Bas : sa cuisine comprend surtout pain, fromage, soupe, saucisses, croquettes… une abondance de laitages et de féculents qui n’est pas pour surprendre dans une région couvertes de vaches et de moulins (dont la fonction n’est pas uniquement de diffuser dans l’atmosphère le méthane produit par ces augustes dames qui contribuent de façon significative non seulement à la table hollandaise mais à l’effet de serre). On connaît en France surtout la sauce hollandaise, mais il y a tout de même deux spécialités que nous n’hésiterons pas à qualifier de particulièrement savoureuses et dont on a abusé avec délice lors de notre dernier passage à La Haye.

La première s’achète dans des kiosques que l’on trouve partout : il s’agit du matje, « hareng vierge (sans œufs ni laitance) ayant une teneur en graisse élevée (…), produit purement naturel auquel il n’est ajouté que du sel après la mise en caque »1. Il est vendu débarrassé de sa tête, de sa peau et de son arrête centrale, ses deux filets ne tenant plus qu’à la queue. Pour le déguster – car c’est une réelle dégustation – on s’en saisit par l’appendice caudal, on rejette la tête en arrière la bouche grande ouverte tel Caruso avant le lancement d’un contre-ut et on y fait glisser graduellement le poisson jusqu’à ingestion complète (hormis la queue)2. Sa chair est tendre sans être molle, grasse mais pas huileuse, et très légèrement salée – juste assez pour en relever la saveur. Le procédé de préparation du hareng date, selon la tradition, de 1380 : lorsqu’on le vide, on y laisse le pancréas, dont les enzymes participent au « mûrissement » de la chair tout en conservant ses vertus (vitamine D, calcium, sels minéraux) et le rendent particulièrement digeste. La saison de la pêche du hareng s’ouvre annuellement, fin mai, par un festival, Vlaggetjesdag, au cours duquel les bateaux quittant le port de Scheveningen – banlieue de La Haye – sont décorés de drapeaux (d’où le nom, jour du drapeau).

Ceux qui hésiteraient à gober des poissons et se priveraient ainsi à leur insu d’une délicatesse à l’égal du gravlax peuvent se rabattre sur les Hopjes : ce sont des petits caramels durs au café en forme de cube aux arrêtes arrondies. On peut les sucer pour en savourer lentement le goût ou les croquer vaillamment et rapidement. Ils ne collent pas aux dents et ne ramollissent pas. Leur invention est attribuée au baron Hendrik Hop qui était accro au café. La légende raconte qu’un soir il oublia sa tasse de café sucré à la crème sur le four. Le lendemain, il y trouva un caramel au café fort bon. Quand son médecin lui ordonna de ne plus boire du café, il demanda à son voisin confiseur de lui fournir ces nouveaux bonbons. C’était à La Haye dans les années 1800. Leur succès ne se fit pas attendre, et ils s’exportèrent dans les cours royales d’Europe et chez le Tsar. Pour éviter qu’ils ne s’altèrent en route vers les Indes néerlandaises (l’actuelle Indonésie), on inventa une boîte en métal caractéristique. À ceux qui insisteraient à s’en priver pour conserver la ligne, on conseillera Hopjes et Hopjes, ballet-pantomime de François Ambrosiny sur une musique de Georges Lauweryns (Bruxelles, 1910)

La Haye se distingue aussi par plus d’un musée remarquable. On avait récemment été saisie par la magie du Panorama Mesdag qui nous avait transporté sur la plage de Scheveningen il y a cent ans ; cette fois-ci, on a été ravi par les mondes impossibles et pourtant si logiques de M. C. Escher : si l’on en connaissait les œuvres les plus renommés depuis fort longtemps, le musée qui lui est consacré, situé dans un palais qui avait été habité par la famille royale, regroupe l’essentiel de son œuvre. On peut y admirer les lithographies et les esquisses, explorer des scènes où plusieurs points de vue simultanés s’enchevêtrent avec une habilité magique, admirer la complexité des formes géométriques abstraites qui s’imbriquent à l’infini, s’émerveiller devant des êtres étranges qui marchent puis s’enroulent sur eux-mêmes pour progresser tels une roue (les curl-up) ou ces reptiles qui montent paresseusement sur un livre, s’arrêtent pour souffler sur un dodécaèdre, puis en redescendent et se fondent dans le papier posé sur la table pour en émerger plus loin dans une sorte de cycle perpétuel…

Son univers de contrastes – blanc et noir, jour et nuit, ange et démon – n’est pas manichéiste, bien au contraire : c’est aussi celui des compléments et du continu qui réunit ces extrêmes, à tel point qu’on ne sait plus vraiment quand l’un devient l’autre et inversement. Villes, maisons, animaux, hommes, objets – tout devient, sous son crayon, sujet à transformation et à transmutation : un vol d’oiseaux noirs sur un ciel clair se transforme sous nos yeux en celui de colombes dans la nuit, le tableau accroché dans une galerie de peinture englobe la galerie et la ville qui l’entoure… Le regard est porté par ce mouvement et ne peut s’arrêter et l’esprit est confronté à la représentation de l’improbable : on sait que cela ne peut être, et pourtant on le voit et cela se tient.

Tout s’explique mathématiquement – pavage, géométrie hyperbolique, rubans de Moebius ou bouteilles de Klein… – mais voilà, Escher n’avait quasiment aucune connaissance en mathématiques, et ses réalisations n’en sont que plus merveilleuses. C’est ce qu’avait constaté Donald Coxeter, l’un des plus grands géomètres du xxe siècle. Ce don extraordinaire rappelle, à certains égards, celui de Râmânujan, autodidacte indien qui produisit dans les années 1900 une somme impressionnante de résultats en théorie des nombres sans démonstration et, probablement, par une intuition quasi inhumaine. Il attira l’attention du grand mathématicien Hardy qui collabora avec lui. Certaines de ses découvertes n’ont trouvé que récemment des applications dans des domaines tels que la cristallographie et la théorie des cordes, bien longtemps après la disparition de leur inventeur.

Mais Escher ne donne pas que dans le merveilleux. Le musée expose des portraits (et des auto-portraits) et des paysages – notamment ceux qu’il a réalisés lors de son voyage en Italie et en Corse. Ainsi, cette très belle vue de Calvi aperçue au loin au travers d’une dentelle de branches d’arbres, ou la Mosquée-cathédrale à Cordoue, dont la colonnade infinie n’a probablement pas manqué de le fasciner. C’est d’ailleurs lors d’un voyage en Espagne qu’il découvre les arabesques de l’Alhambra de Grenade, qui inspireront ses dessins abstraits. Et il y a sans doute aussi les primitifs flamands dont on retrouve l’esprit de détail et de l’incongru dans ses œuvres fantastiques : Jan Veermeer était de Delft, si proche de La Haye…

Le musée ne se contente pas d’exposer les œuvres d’Escher : certaines salles proposent des outils interactifs destinés à faciliter le regard analytique et synthétique, ou des animations multimédia qui illustrent le mouvement perpétuel qui anime certaines de ses gravures. C’est un lieu dont on ne peut que recommander la visite.


L’illustration a fait usage d’un dessin de Jan Van Goyen (1596-1656) et d’une vache suisse.
1 In Nouvelles des produits de la mer, novembre 2007. La caque est « un récipient ressemblant à une barrique où l’on empile les harengs salés » (TLF).
2 Ceux qui seraient gênés de saisir ainsi un poisson entre les doigts peuvent l’acheter dans une sorte de petit pain spongieux ressemblant à ceux que l’on trouve dans les fast foods. C’est une grave erreur, le goût du poisson s’en trouve altéré ; le matje n’est pas un hamburger, tout de même.



30 mai 2008

La porte dans le mur

Classé dans : Lieux, Peinture, dessin — Miklos @ 1:41


La Haye : Panorama Mesdag. Cliquer pour agrandir.

Les rues de la ville étaient presque vides et silencieuses : une voiture de temps à autre, des bicyclettes, évidemment. Les maisons de brique aux faîtes pointus les bordaient méthodiquement mais sans monotonie. C’était une belle journée de printemps, l’air frais caressait doucement le visage. En entrant dans le musée où m’avait emmené mon accom­pa­gnateur, je fus déçu : les toiles qui ornaient les murs des premières salles représentaient des paysages souvent maritimes, étaient convenues, d’une facture honnête et fidèles au style de leur époque, fin xixe – début xxe. Qu’elles aient été peintes par l’artiste auquel le musée était de toute apparence consacré ou par sa femme, elles ne dénotaient pas un caractère particulier. Je me disais que cela faisait petit musée de province, et à mon interlocuteur, qui me demandait mon avis, je répondis que c’était très sympathique. Les barrières de la langue contribuèrent au soin que je mis à garder pour moi mon impression. Nous continuions notre progression. À l’issue de la seconde salle, je fus étonné de voir un couloir noir se profiler devant nous. Nous l’empruntâmes, pour arriver au bas d’un escalier en colimaçon, que je gravis.

« Au-delà de Schveningen est l’hôtel des voyageurs élevé sur une montagne de sable qui domine la dune. C’est là que se réunissent en été les étrangers conduits par la curiosité, ou forcés par une ordonnance de médecins de venir chercher ici des bains de mer. On se réunit le soir sur la terrasse pour causer, prendre le thé, fumer des cigares de Havane ; et la mer est magnifique à voir, au moment du reflux, quand les derniers rayons du soleil la dorent. On voit au loin le bâtiment arrondi de la Hollande qui s’incline, se relève, plonge avec la lame, puis remonte avec elle, tandis que sur le bord les bateaux qui ont déjà fait leur pêche débarquent à la hâte, et jettent sur le sable le thon et les sardines, le merlan et les coquillages. Les femmes arrivent avec leurs grandes corbeilles. Le partage se fait ; le butin part pour la ville, et l’expédition recommence le lendemain. » — X. Marmier, « Souvenirs de voyages », Revue de Paris, tome XI, p. 204. 1834.Au sommet, ce fut le saisissement : j’étais arrivé sur une plateforme de bois, circulaire et bordée d’une rambarde. Elle se dressait au sommet d’un promontoire de sable blanc parsemé ici et là de quelques touffes d’herbe jaunie, d’un filet de pêcheur et d’un panier en osier, d’une vieille chaise en bois, d’un mât brisé. Au-dessus de la plateforme, un baldaquin en tissu un peu décrépi protégeait du soleil d’été qui illuminait le paysage. Au-delà de la dune sur laquelle nous nous trouvions s’étendait une longue plage. Une troupe de cavaliers la parcourait au pas. On distinguait quelques individus ici et là, des enfants, une femme assise devant un chevalet et en train de peindre la mer. On entendait les cris de quelques mouettes et le bruit du ressac. Des vaguelettes jaunâtres venaient s’échouer sur le sable, et, plus au loin, l’eau d’un bleu profond traçait une ligne presque parfaite à l’horizon, où elle rejoignait le ciel d’un bleu plus clair parsemé de nuages blancs et roses que traversait un oiseau. Des barques et des voiliers, plus nombreux sur la plage que sur la mer, contribuaient à l’aspect hors du temps de la scène. Le regard qui avait suivi la plage vers le nord la quittait pour se porter alors sur une belle maison de maître qui se trouvait à quelque distance de l’eau cachant partiellement une usine. Plus à l’intérieur des terres, de l’autre côté du promontoire, s’étendait une petite ville. Les ruelles étaient bordées d’échoppes et de petites maisons d’habitation d’un ou deux étages, toutes en briques, dont les fenêtres étaient discrètement couvertes de rideaux en dentelle blanche. La plus lointaine, à l’orée de la ville, était un dancing. Elle se trouvait au bord d’un canal tiré au cordeau qui se terminait au pied de la dune sur laquelle se trouvait le promontoire. Le regard se posait alors sur le clocher d’une église, et rejoignait le côté sud de la plage qui s’éloignait à perte de vue.

Ce paysage est une étonnante peinture circulaire sur le dôme du musée réalisée en quatre mois par Hendrik Willem Mesdag, l’un des artistes les plus fameux de l’École de La Haye – les paysages, le ciel, ne sont pas sans évoquer Ruysdael –, avec l’aide de sa femme et de quelques-uns de ses amis. La dune sur laquelle se trouve la plateforme est réellement de sable, et elle s’étend jusqu’au tableau, dont on ne voit ni le bord inférieur ni le sommet, caché par le baldaquin. Le rayon de cette demie sphère est de 14 mètres, et la circonférence – la longueur du tableau – de 120 mètres, chiffres qui donnent la dimension objective de cet ouvrage spectaculaire et de la performance de sa réalisation, mais qui ne signifient finalement rien : tous nos sens nous affirment que l’on est au bord de la plage de Scheveningen en 1881 par une journée d’été, qu’on entend les oiseaux, et que le regard s’étend à des kilomètres à la ronde. Ce n’est pas une illusion des sens, c’est une conviction, de celles que l’on peut avoir au théâtre ou au cinéma lors d’un spectacle envoûtant, où l’on se laisse prendre au jeu, et que l’on est transporté ailleurs tout en restant assis dans son fauteuil, sans drogue, sans autre artifice que la magie du créateur.

Le retour dans la ville a été tout aussi déroutant que l’entrée dans le panorama du musée Mesdag. On en ressort avec un sentiment de nostalgie, cette sorte de tristesse qu’éprouve Lionel Wallace après avoir quitté le jardin enchanté qu’il avait découvert enfant en franchissant une porte entr’ouverte dans un mur, dans la nouvelle éponyme de H. G. Wells, porte qu’il ne retrouvera jamais, adulte. (Autres photos ici)

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos