Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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1 février 2014

Le parfait petit ramoneur

Classé dans : Actualité, Littérature, Théâtre — Miklos @ 20:42


Maurin de Pompigny : Le Ramoneur prince et le Prince ramoneur, comédie proverbe en un acte, en prose, représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre des Variétés Amusantes, le 22 décembre 1784.

On nous informe qu’à partir du premier janvier 2015, il ne sera plus permis de faire des feux de bois à Paris, même d’agrément. Ce n’est pas tant le danger d’incendie qui est la cause de l’inter­diction – comme on peut le voir ci-contre, les cheminées à l’épreuve de ces accidents existent au moins depuis 1759 –, mais pour réduire la pollu­tion de l’air. Cet arrêté ne me dérange pas parti­cu­liè­rement : l’une de mes deux cheminées me sert occa­sion­nel­lement à brûler mes reçus de carte bleue, tandis que l’autre sert à évacuer la fumée de ma chaudière à gaz. Je les fais donc régu­liè­rement ramoner, ce qui n’est pas une mince affaire, le conduit de la seconde étant d’un accès parti­cu­liè­rement complexe qui non seulement ne permet pas au Père Noël de l’utiliser (cela ne me dérange pas particu­liè­rement) mais nécessite du Savoyard de service des capacités acrobatiques certaines.

L’entreprise que j’avais trouvée ne possédant pas ces qualités, et leur intervention ayant été particulièrement hasardeuse – tout s’était déglingué et c’est par miracle qu’ils sont arrivés à remettre péniblement tout en l’état –, j’en ai changé à l’aveugle, il y a quelques années : j’ai appelé un numéro sur une modeste publicité trouvée dans ma boîte à lettres. Eh bien, c’est le jackpot : comme j’ai pu encore m’en rendre compte hier, ils sont : particulièrement aimables, efficaces et consciencieux, et méticuleusement propres : la prépa­ration du site (pour éviter qu’il ne se salisse), le ramonage du conduit et de la tuyauterie attenante, le nettoyage après coup (c’en était même plus propre qu’avant leur intervention). Et s’ils ont augmenté leur tarif – lui-même près de la moitié de celui indiqué sur une publicité d’une entreprise concurrente – de deux euros depuis 2012, ce n’est qu’à cause du changement de la t.v.a… Quant au déplacement, il est gratuit.

Comment alors ne pas vous les recommander ? Vous avez bien une petite cheminée quelque part chez vous ? Si oui, l’entreprise (fami­liale) en question est R.F. Ramonage ; appelez-les au 01 69 68 07 76. Bon, ils ne sont ni petits ni Savoyards, mais ils ne feront certainement pas fortune sur votre dos et vous serez ravis de leur prestation !


Louis-Edmond Duranty (1833-1880) : « La Fortune du ramoneur »,
in Théâtre de marionnettes du jardin des Tuileries, 1864.
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12 janvier 2014

Coïncidence, ou, Mais où sont les pizzas d’antan ?

Classé dans : Cinéma, vidéo, Histoire, Lieux, Littérature, Théâtre — Miklos @ 12:21


Hurtaut et Magny, Dictionnaire historique de la ville de Paris et de ses environs. Paris, 1779.
Henri de Bourbon, duc de Verneuil, évêque de Metz et abbé de Saint Germain-des-Prés, jouissait, en cette dernière qualité, d’une juridiction, comme épiscopale, dans toute l’étendue de ce faubourg.

J’avais découvert ce petit restaurant italien de quartier par hasard. Enfin, d’italien, c’était surtout sa carte ; le patron, lui, était un Juif pied noir qui, auparavant, avait enseigné la philosophie et avait de la conversation et un sacré caractère. Le plus souvent campé derrière le comptoir à l’entrée ou parfois assis à une table pour tenir compagnie à un habitué – le service étant assuré par sa femme ou du personnel, selon l’heure (il ne mettait la main à la pâte que lorsqu’il y avait un problème, et on l’entendait alors râler) –, il aimait surtout bavarder avec bagout et débattre de tout rien que pour le plaisir d’argumenter.

La salle était étroite et profonde, séparée du bar à l’entrée par un mur à colombages vidé de son hourdage et bordée de murs à gros moellons décorés de vieilles gravures. Les tables recouvertes d’une nappe propre et d’une serviette en tissu soigneusement disposée étaient suffisamment espacées pour permettre d’y manger au calme, seul ou en compagnie.

Diabolo, le chat du patron qui le traitait parfois aussi brutalement qu’un chien, se promenait mélancolique entre les tables, du moins quand il lui arrivait de sortir de la cave où il était enfermé pendant le service. Bel indifférent, il ne se laissait que rarement caresser. Il arriva tout de même un jour qu’il grimpe, je ne sais trop comment, sur mes genoux sans que je ne l’y encourage pour se mettre à lécher mon t-shirt sur lequel se trouvait dessiné un chat de Kliban

Je commençai à y venir avec des collègues, puis avec des amis. J’y appréciais l’atmosphère, et quant à la carte, c’étaient les pizzas que je préférais, surtout du fait de leur pâte élastique, ni trop épaisse ni trop fine. Il y avait aussi de la mozzarella panée au coulis de tomates qui, après un premier abord croustillant, fondait délicieusement sur la langue. Le fondant au chocolat était l’un de mes desserts préférés, mais c’était avant que je découvre celui de Dame Tartine.

J’étais devenu un habitué, toutefois pas aussi habitué que Guy O. qui avait dû voir l’ouverture du restaurant quelque trente ans plus tôt. Il y venait chaque soir souvent seul, avait sa table, sa bouteille de vin et semblait faire partie du décor. Quand le hasard m’a fait engager la conversation avec lui – il était le seul autre client ce soir-là et j’étais allé saluer le patron assis à sa table –, je me suis aperçu que, sous un côté discret voire effacé c’était un homme d’opinions et de culture fort intéressant.

Le temps passant, je connaissais les serveurs qui s’y succédaient et échangeais quelques mots avec eux. Certains suscitaient ma curiosité plus que d’autres, et c’est ainsi que j’appris que Sylvian faisait en parallèle à son travail des études de théâtre au Centre de danse du Marais situé à proximité. Je connaissais bien la grande cour de l’ancienne auberge de l’aigle d’or sur laquelle donnaient les grandes fenêtres par lesquelles on apercevait les silhouettes des élèves s’échauffant seuls à la barre ou dansant en groupe valses, tangos ou pasodobles, leurs musiques se mélangeant toutes à mes oreilles : j’y fréquentais un restaurant tex-mex qui en occupait une autre aile et dont j’appréciais beaucoup les plats et surtout l’atmosphère. C’était avant qu’il ne change de gérant et perde pour moi de son intérêt.

Mais je ne savais pas qu’on y pouvait y apprendre le théâtre. Par pure curiosité, je demande donc à Sylvian qui l’enseigne, et voilà qu’il me répond : « Jacqueline Duc ». Si je savais que c’était une actrice (à ne pas confondre avec Hélène Duc, autre actrice…), je ne connaissais pas suffisamment bien le monde du théâtre dont je fréquentais les salles en amateur pour en savoir plus : mais c’était pour toute autre raison que son nom m’était familier : j’avais connu ses parents.

Ils habitaient au 20 rue de Verneuil dans le même immeuble où ma mère avait vécu, depuis son arrivée à Paris adolescente et jusqu’à son mariage avec mon père, chez les Delacour auxquels son oncle l’avait confiée. J’ai parlé ailleurs de cet appartement hors du temps que j’ai tant aimé ; j’y avais habité avec ma mère quand j’étais enfant à notre retour en France en attente de l’appartement rue Vineuse, et l’ai fréquenté ensuite très régulièrement jusqu’au décès du dernier de ses occupants en 1966. Les Duc habitaient deux ou trois étages plus bas, et il me semble voir encore la moustache très british de Monsieur Duc. Jacqueline, elle, je ne l’y avais jamais vue, elle avait quitté la maison de ses parents depuis longtemps, elle était alors dans la force de l’âge.

Maman m’avait raconté comment il lui arrivait de se cacher chez les Duc lorsqu’on craignait une descente de la police pendant l’Occupation, avant qu’elle ne passe en zone libre. Elle portait alors l’étoile jaune, et « on » devait savoir qu’elle habitait chez les Delacour. D’ailleurs, lors d’une de ces descentes, un des policiers aurait intimé à Madame Delacour de lui révéler où se trouvait ma mère faute de quoi elle risquait sa propre vie, à quoi elle aurait répondu « On ne meurt qu’une fois. ». Maman passait alors la nuit chez les Duc. Le soir, avant de se coucher, elle devait caresser leur chat, faute de quoi il la griffait lorsqu’elle se levait le lendemain matin.

Bien des années après, lorsque j’ai voulu faire réaccorder mon piano – un Érard 1864 que je tenais des Delacour et qui avait donc « vécu » rue de Verneuil – , mes collègues de l’Ircam m’en recommandent un. Son adresse ? 20 rue de Verneuil. Il s’avère – je viens de le découvrir – qu’Adrien Proust, père de Marcel, « habite en compagnie de sa mère, “madame veuve Proust”, 20 rue de Verneuil » (sourceDaniel Panzac, Le docteur Adrien Proust, père méconnu, précurseur oublié. L’Harmattan, 2003.) un siècle avant que je n’y arrive pour la première fois. Mais ce sont des hasards plutôt que des coïncidences.

Un soir que je dîne dans ce restaurant, Sylvian y arrive en compagnie d’autres élèves de son cours et d’une dame à laquelle il me présente : c’est Jacqueline Duc. Je l’avais déjà vue  ici auparavant avec ses élèves, mais ne savais évidemment pas de qui il s’agissait. L’émotion est vive des deux côtés ; si j’avais connu ses parents et entendu parler de son chat, elle avait connu ma mère.

Le groupe s’assied à une grande table au fond, et j’aperçois Jacqueline qui leur parle à voix basse en lançant des regards vers ma table : elle devait leur raconter cette curieuse histoire.

Les fois suivantes où nous nous sommes croisés ici, nous nous saluions avec grand plaisir. Jacqueline Duc a disparu en 2001 si discrètement que Wikipedia n’en sait toujours rien. Sylvian enseigne le théâtre dans un conservatoire d’art dramatique. Le restaurant, que j’avais cessé de fréquenter, a fermé avec le départ à la retraite de son patron ; lui a brièvement succédé un restaurant brésilien, et maintenant on y trouve un « lounge à l’esprit différent dont le petit patio chic et les tapas françaises qu’il fallait oser en séduiront plus d’un(e) ». Je doute que ce soit mon cas. Guy O. se fournit dorénavant chez un traiteur.

18 décembre 2013

L’homme sans gravité, ou, L’enfant qui ne voulait pas grandir

Classé dans : Actualité, Danse, Littérature, Musique, Théâtre — Miklos @ 3:14


Peter Pan faisant face à Capitaine Crochet
(ill. de F. D. Bedford pour l’édition de 1912 de Peter and Wendy).

“I’m youth, I’m joy,” Peter answered at a venture, “I’m a little bird that has broken out of the egg.” — J. M. Barrie, Peter and Wendy, New York, 1912.

C’est à la MC93 de Bobigny que j’ai découvert Bob Wilson : tout d’abord avec Alcestis en 1986, que j’avais perçu comme une sorte d’opéra silencieux et immobile composé de tableaux quasiment figés dont l’imagerie hiératique et saisissante allait droit au subconscient ; puis, en 1992, avec le fascinant Einstein On The Beach de Philip Glass – dont j’avais entendu un bref extrait sur Radio Classique en 1983 (aux tous débuts de la station), mais qui avait suffi pour me ravir et me faire acheter le coffret de 33T pour écouter l’œuvre dans son intégralité bien avant de la voir ainsi mise en scène.

En 1993, ce sera Orlando à l’Odéon avec Isabelle Huppert – et là je dois avouer que j’avais lutté sans réel succès contre l’ennui et la somnolence. Et puis je m’en étais graduellement désintéressé. Il y a bien eu The Old Woman le mois dernier au Théâtre de la Ville, mais le texte, incompréhensible et répétitif, pesait trop sur l’ensemble qui ne manquait pourtant pas de beauté et d’humour.

J’en étais resté avec le sentiment que Bob Wilson était un metteur en scène de l’immobile hyper­es­thétique – tant dans l’imagerie (frappante) que dans la musique l’accompagnant (souvent minimaliste) –, des couleurs primaires et des lignes simples (décors, parcours des acteurs sur scène…).

Le Peter Pan qu’il nous a été donné de voir au Théâtre de la Ville – dans le cadre du très riche Portrait Robert Wilson du Festival d’automne à Paris – casse ces schémas : léger, vif, drôle et parfois burlesque, magique et enchanteur, c’est une féerie tourbillonnante, un spectacle total représenté par une vingtaine d’acteurs-chanteurs-danseurs épatants, qui sert à merveille la dramaturgie à rebon­dis­sements et la musique lyrico-pop-gospel enlevée de CocoRosie – les sœurs Sierra et Bianca Casady – qui n’a rien de minimaliste, et qui est exécutée à perfection par le Berliner Ensemble.

J’ai été surpris de penser d’abord à la commedia dell’arte puis – d’évidence ! – à Omar Porras, que ce soit dans le tragique (La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt) ou le fantastico-burlesque (L’Histoire du soldat de Stravinsky et Ramuz) : décors, costumes et masques, attitudes corporelles des acteurs, exubérance du mouvement sur scène… Si l’on retrouve la palette des couleurs primaires chère à Wilson dans l’éclairage (superbe), tout s’est enrichi sans commune mesure avec ce qu’il m’avait été donné de voir.

Mais l’immobilisme, qui ne caractérise plus la mise en scène, n’est pas absent, il est au cœur même de l’œuvre : c’est celui de Peter Pan lui-même, figé qu’il est dans l’enfance dont il ne veut pas sortir bien qu’il soit devenu, physiquement, un jeune adulte : c’est le type – voire l’archétype – du Puer Æternus dont Marie-Louise von Franz parle dans son ouvrage éponyme et dans une conférence disponible en français en ligne, adolescent aérien (le Petit prince de Saint-Exupéry et Icare en sont encore deux exemples qu’analyse von Franz dans son livre) et enchanteur, vivant dans un éternel présent hors des contraintes physiques et des attaches affectives, incapable d’aimer tout autre que sa mère forcément idéalisée. Ici, elle est perdue pour Peter Pan – il déteste donc toutes les mères –, qui ne peut se résoudre à suivre Wendy qu’il « aime » et à reprendre pied avec elle dans la vraie vie, celle de l’adulte et puis celle du couple. Plutôt mourir : ne chante-t-il pas d’ailleurs, avec les autres enfants du Pays des garçons perdus, « To die will be an awfully big adventure » (phrase qui se trouve dans le roman de James Matthew Barrie) ? Bob Wilson met d’ailleurs en scène au début et à la fin de la pièce un enfant, un vrai, dont la courte mais excellente performance scénique et vocale marque bien cet univers idéal parce que simple et sans engagement de l’éternelle enfance qui semble n’avoir de cesse de fasciner, d’une certaine façon, Bob Wilson lui-même…

28 octobre 2013

En deux ou trois mots…

L’encyclopédie de la parole/Joris Lacoste : Suite n° 1 « ABC ».

Au début était le mot. Un magma originel, une foison de mots que pro­noncent vingt-deux personnes debout sur une estrade faisant face à un chef d’orchestre. Ici et là se détache briè­vement une parole ou une bribe de phrase pour retomber aussitôt dans la masse.

Puis ce brouhaha se transforme, se métamorphose, en une série incroyable, sidérante, d’extraits de bandes annonces, de conversations télé­phoniques à une voix, de cours de langue anglaise avec un accent russe, d’une répétition d’orchestre ou d’un accouchement sans douleur : les interprètes, seuls ou en groupe – le plus cocasse étant sans doute ce groupe d’hommes et de femmes qui parlent à l’unisson de la voix de la femme qui accouche… – reproduisent le rythme, le phrasé, l’intonation, l’accent, la musique présents dans les matériaux originaux. Ce faisant, ils lui donnent une dimension très particulière : on les entend, on les écoute autrement, comme on écoute les dialogues appa­remment banals de La Cantatrice Chauve Ionesco ou la mélodie des phrases – non seulement prononcées mais écrites ! – de The Cave de Steve Reich.

Et si vous ne l’avez encore vu en octobre au Centre Pompidou, courrez voir ce spectacle à Montreuil en novembre.

Trisha Brown: For M.G. – Homemade – Newark

J’avais découvert Trisha Brown – et la danse postmoderne en général – en voyant, dans les années 1980, le film documentaire Making Dances: Seven Post-Modern Choreographers de Michael Black­wood (j’en avais précé­demment parlé plus longuement), mais n’avais pu voir que peu de ses choré­graphies. Fort heureusement, le Festival d’Automne à Paris et le Théâtre de la Ville – qui nous donnent souvent l’occasion d’assister à des merveilles de danse contemporaine (bon, il y a des exceptions, mais elles confirment la règle) – nous proposent deux spectacles de la Trisha Brown Dance Company en guise de rétrospective de six de ses créations entre 1966 et 1994. Il faut dire qu’elle a décidé de mettre fin à sa carrière extraordinaire (plus de 90 œuvres à son actif) pour des raisons de santé et fait ses adieux avec ses deux dernières œuvres (datant de 2011) présentées cette année de New York à Lyon.

Dans le premier de ces spectacles, For M.G. (1991) et Newark (1987) sont exécutés par sept danseurs, hommes et femmes, habillés en collants qui leur sont comme une deuxième peau. L’abstraction et la fluidité de leurs mouvements sur une scène nue et sous un jeu de lumières discret mais efficace est tout simplement fascinante. Quant à Homemade (1966), comment ne pas penser à Dance (1979) de Lucinda Childs ? Ces deux grandes œuvres combinent danse et film de cette même danse, d’une façon si semblable et si différente ! Ici, c’est un solo de danseuse qui porte sur son dos le projecteur du film : l’image évoluera sur le mur du fond ou vers la salle en fonction de ses propres mouvements, se déformera, disparaîtra pour réapparaître. Amusant, magique, intelligent. Ces chorégraphies d’une modernité intemporelle n’ont pas pris une ride et, on ose l’imaginer, n’en prendront pas de sitôt.

Et si vous n’avez encore vu son œuvre, le second spectacle se donne cette semaine au Théâtre de la Ville.

Francis Poulenc : La Voix humaine.

On a pu assister au Conservatoire de Paris à la représentation d’un chef-d’œuvre coup-de-poing, La Voix humaine de Francis Poulenc. L’ar­gu­ment : une femme se fait larguer au téléphone. Quoi de plus banal, de nos jours, où le téléphone est l’intermédiaire inévitable dans nos vies, de l’amour à la rupture ? D’abord, la pièce de théâtre de Jean Cocteau que Poulenc a adaptée date de 1930, et si les communications filaires d’alors étaient aléatoires, celles cellulaires d’aujourd’hui le sont souvent aussi dans leur genre. Ensuite, c’est un dialogue dont on n’entend que l’un des correspondants, en l’occurrence la femme, dont la souffrance est loin d’être banale – la souffrance n’est jamais banale pour celui qui souffre – et qui passe par toutes les phases de l’exaltation, de la légèreté et de la tendresse au désespoir le plus profond. Mais tel que le texte est écrit, comment ne pas entendre aussi en creux l’homme, tour à tour doucereux, menteur, manipulateur ?

Cette tragédie est en soi un chef d’œuvre, et la partition qu’a écrite Poulenc est remarquable et particulièrement difficile pour la voix musicalement parlant (le français est, en soi, déjà difficile à chanter !) : « Butterfly et Tosca c’est très facile à côté de ça, j’ai chanté les deux », disait Denise Duval, dont on ne peut oublier l’interprétation extraordinaire qu’elle en avait donnée. C’est elle qui a créé l’œuvre en 1959, il en existe un fameux enregistrement (et un film). Et à ce propos, voyez donc ce qu’elle en dit des années plus tard lors d’une master class (elle avait alors 78 ans, remarquable !).

Ici, c’est Raquel Camarinha, élève au Conservatoire, qui en a donné une fort belle interprétation musicale – timbre, phrasé, intonation, agilité et expressivité – sans apparent effort malgré la grande complexité de l’œuvre. Quant à l’élocution et la prononciation, elles étaient quasiment parfaites, à l’exception de quelques voyelles ici et là qui « sonnaient » étranger. Le jeu corporel (visage, mains, corps…), lui, semblait moins convaincant, voire étrangement inexpressif : après tout, c’est encore une très jeune femme, il lui faudra du temps pour se mettre dans la peau d’une femme probablement plus âgée et expérimentée, autant dans l’amour que dans la souffrance… Au piano, Yoan Hereau, qui a su se jouer, lui aussi, des difficultés de la partition (et parfois aussi de la mise en scène, quand la femme l’enlace tandis qu’il continue imperturbablement à jouer…). La mise en scène d’Aleksi Barrière est simple – aucun mobilier (le lit apparaît brièvement dans une vidéo qu’on aime ou non sur le mur du fond de la scène), deux objets : le téléphone, la boîte de cachets, et innove (ou trahit ?) : on peut se demander si c’est réellement un dialogue déchirant ou un monologue délirant… Quoi qu’il en soit, c’est une tragédie.

Et si vous voulez vous changer les idées et remonter le moral, voyez donc Francis Poulenc et Denise Duval (elle n’est pas la seule à chanter !) dans une performance particulièrement cocasse d’un passage des Mamelles de Tirésias… Les féministes apprécieront.

26 octobre 2013

Life in Hell: petits meurtres entre amis

Classé dans : Actualité, Cuisine, Musique, Théâtre — Miklos @ 0:52


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Jeff et Akbar sont secoués : devant leurs yeux écarquillés, ils voient une femme, accrochée à son téléphone comme une noyée à sa bouée, en train d’être larguée par son mec. Ils entendent tout ce qu’elle dit dans le combiné. Elle fait semblant d’être forte mais elle ingurgite en douce des médocs, et laisse entendre qu’elle a essayé de se tuer la veille tout en n’ayant pas le courage de mourir seule. Le bellâtre – dont ils peuvent deviner le discours en creux de celui de la pauvrette –, doucereux, menteur, lui explique qu’il est obligé de rompre bien malgré lui. Et elle qui le trouve si bon – et même bien plus que Zsa-Zsa Gabor, qui disait « Je n’ai jamais détesté un homme après une rupture au point de lui rendre ses diamants. » –, elle prend tous les torts sur elle et essaie de le rassurer, « Sois tranquille, on ne se suicide pas deux fois de suite… Je ne saurais pas acheter un revolver. »… Évidemment, ça se termine très mal. Applaudissements à tout rompre des centaines de badauds qui contemplent la scène.

Jeff trouve que ces émotions, ça donne faim. Akbar lui propose d’aller au restaurant où Spirou et sa bande des Fab’ Preps l’avaient invité, et où il avait voulu tester une de leurs célèbres pizzas mais s’était vu servir des lasagnes, à peine tièdes, en plus (ce qui avait permis à Akbar de râler in peto tout en faisant contre mauvaise fortune bon cœur devant ses gentils hôtes). Elles étaient malgré tout bonnes, et les pizzas, qu’il pouvait contempler dans les assiettes des autres lui paraissaient fort appétissantes, c’est pourquoi il est disposé à retenter le coup.

Le patron les accueille avec un grand sourire – il reconnaît Akbar – et un accent italo-sicilien particulièrement appuyé. Il leur propose une table dans l’étroite véranda extérieure. Curieux !, dit Jeff, et Akbar n’en pense pas moins.

Ils passent commande. Jeff, ayant découvert et adoré le gelato alla liquirizia en Sicile, se jette sur une bière à la réglisse à laquelle il rajoute la pizza de la maison, aux cèpes. Akbar de son côté précise bien que c’est une pizza qu’il veut réellement, avec une bière blanche s’il vous plaît. Ils auraient bien pris du Lambrusco, ça fait si longtemps…, mais au prix auquel il est affiché ils auraient pu s’offrir ailleurs un Dom Perignon 2000. « C’est sur les boissons qu’ils se font leur blé », constate Jeff. « J’espère que la farine qu’ils en tirent est à la hauteur des épis », murmure Akbar à l’affût.

Dès la commande passée, un nuage de fumée de cigarette les enveloppe et s’insinue dans leurs narines. Ni une ni deux, Akbar, indigné, interpelle un serveur et demande une autre table qu’ils obtiennent rapidement.

Enfin, les pizzas arrivent. Akbar est déçu : rien à redire, pas la moindre critique même en y cherchant bien ; elles sont chaudes, la pâte est élastique, la garniture généreuse et le service sympathique. Bon, Akbar aurait sans doute préféré que la sienne soit un chouia moins cuite, d’à peine quelques secondes, pour la pâte comme l’est celle de Jeff, mais même comme ça, il la trouve tellement meilleure que les pizzas qu’il a mangées ailleurs qu’à Naples qu’il en oublie de ronchonner. Jeff, quant à lui, trouve la sienne même trop généreuse. Le comble !, se dit Akbar.

J’y reviendrai un de ces jours, rajoute-t-il.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

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