Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 avril 2012

« Je souis aimé d’elle, Dieu pouissant ! »

Classé dans : Actualité, Cinéma, vidéo, Histoire, Judaïsme, Langue, Musique, Shoah, Théâtre — Miklos @ 23:15

C’est ce qu’on pouvait entendre Hoffmann chanter il y a quelques instants sur la chaîne Mezzo, qui diffuse en ce moment Les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, dans une interprétation du MET de New York sous la direction de James Levine. C’était en 2009, avant que les problèmes de santé n’obligent le chef à annuler nombre de ses concerts puis à annoncer qu’il ne redirigerait pas avant l’automne 2013.

Heureusement – si l’on peut dire… – la vidéo est sous-titrée en français. Non que cette version soit chantée en maltais, en russe ou en coréen, mais les accents de ces stars internationales de la scène – un Maltais dans le rôle d’Hoffman, une Russe dans ceux d’Antonia et de Stella, une Coréenne-Américain dans celui d’Olympia, et ainsi de suite – en rendent souvent la compréhension impossible quand elle n’est pas cocasse.

Offenbach, dit-on, avait un accent à couper au couteau : « L’accent d’Offenbach ! C’est le souvenir ineffaçable de son enfance colognaise et juive. Il avait treize ans quand il était arrivé à Paris ; il ne savait pas un mot de français. ». Je ne sais s’il lui était arrivé de chanter dans ses chefs-d’œuvre, archétypes de la Belle Époque, plus français que français, et dans lesquels la diction est aussi essentielle – c’est vrai pour la musique (classique) chantée en général, d’ailleurs – que la musicalité, mais il s’en était amusé : on se souvient de l’accent « allemand très prononcé » – c’est ce qu’indique le livret – de Frick le bottier de La Vie parisienne, qui, voulant embrasser Gabrielle la jolie gantière, lui sort comme argument : « nous sommes Allemands tous les deux, et… une chose qu’il faut remarquer, c’est que nous n’avons d’accent ni l’un ni l’autre ». Ils n’y sont d’ailleurs pas les seuls étrangers, il y a ce fameux Brésilien qui a de l’or et qui arrive de Rio de Janeiro.

Et qui leur fait réellement justice ? Ce sont les acteurs de la compagnie Renault-Barrault dans une interprétation historique à l’Opéra-Comique (à laquelle j’ai eu la chance et le bonheur d’assister) réunissant non pas des stars internationales du bel canto, mais la crème des acteurs français de théâtre : Suzy Delair, Simone Valère, Madeleine Renaud, Jean Parédès, Jean Desailly, Pierre Bertin, Jean-Pierre Granval, Jean-Louis Barrault… Enlevée, pétillante, voire coquine sans une once de cette vulgarité qu’on trouvera dans des productions assez récentes, après ça, comment en écouter une autre ? Fort heureusement, l’enregistrement, disponible alors sur un 33T dont la couverture se dépliait pour montrer une photo panoramique de la troupe sur la scène, a été réédité en disque compact. Un agzent allemand imité avec humour et finesse par un Français sonne à mes oreilles mieux qu’un accent français tenté par un Maltais, sans doute, dans ce genre de texte.

Pour Les Contes d’Hoffmann, c’est un autre enregistrement historique (disponible lui aussi en réédition sur disque compact) qui me ravit, là aussi si essentiellement français : Raoul Jobin, Renée Doria, Vina Bovy, Géori Boué, Renée Faure, Simone Borghese, Roger Bourdin… et… Bourvil lui-même, dirigés par ce grand chef qu’était André Cluytens, là aussi une production de l’Opéra-Comique dans ses grandes heures.

N’accusez pas le métèque que je suis de chauvinisme, même musical : j’adore les comédies américaines chantées par des Américains et les lieder de Schubert par Dietrich Fischer Dieskau. Chaque langue a son génie, et ici, il me semble qu’il n’y ait que des Français qui arrivent à faire justice à ces œuvres où la langue est si centrale, et d’ailleurs non pas uniquement par leur diction, mais aussi par le timbre de leurs voix, surtout celles des femmes.

L’accent est aussi ce qui a fait problème, pour moi, dans la remarquable performance théâtrale de Judith Magre qui tient, à 85 ans, la scène pendant une heure et demi dans un monologue, celui de Rose dans la pièce éponyme de Martin Sherman. Rose est juive, née dans un shtetl d’Europe de l’Est. Assise pour porter encore un deuil tel que cela se pratique traditionnellement chez les juifs, elle se remémore, au crépuscule de sa vie, les tragédies et quelques joies qui ont émaillé sa traversée des bouleversements de ce siècle passé, la menant d’un village de l’Ukraine au ghetto de Varsovie, puis sur l’Exodus vers la Palestine où elle ne pourra entrer et se retrouvera finalement aux États-Unis. Elle verra sa petite fille assassinée d’une balle dans le front devant ses yeux, ses maris disparaître les uns après les autres – mais c’est le premier, mort écrasé sous le poids d’une armoire dans le ghetto détruit, qu’elle regrettera toute sa vie, avec une telle force d’ailleurs qu’elle évoquera à deux reprises sa présence, réelle ou imaginée.

Le texte est (fort bien) traduit de l’américain, mais il « est » très juif américain, par la façon dont il évoque ces événements, par son émotion tord-boyaux (mais il y a de quoi), par son humour doux-amer et parfois grinçant ou tragique comme l’est souvent l’humour juif, par son style, par sa construction dramatique. Et l’accent de Judith Magre n’a rien d’américain ni de juif (ce « souvenir ineffaçable » resté dans le français d’Offenbach), ce qui se remarque dans sa prononciation de certains mots en yiddish ou en russe, et, plus généralement, par le manque de cette mélodie dans la voix si typique d’une personne originaire des milieux juifs d’Europe de l’Est qu’un Popeck sait fort bien (re)prendre quand il raconte des histoires juives, celle d’un Yidl mit’n fidl (« juif avec violon ») – titre d’une chanson yiddish qu’elle chantonne en fin de spectacle. Elle n’a rien d’une Molly Picon (brièvement mentionnée dans Rose), actrice du théâtre yiddish américain qui avait d’ailleurs tenu le rôle titre du film Yidl mit’n fidl dans lequel elle se déguise en homme musicien ambulant, et dont il existe des enregistrements de cette chanson (et bien d’autres). En tout cas, on ne peut dire de cette chanson-là que C’est ine chanson d’amour qui s’annvole, triste ou folle…, comme vient de le chanter le Hoffman Maltais.

20 mars 2012

Trophées du Salon du Livre 2012

Jean-Claude Beaune (éd.), La mesure. Instruments et philosophes. Actes du colloque qui s’est tenu au Centre d’analyse des formes et systèmes de la faculté de philosophie de l’université Jean-Moulin-Lyon III les 28 et 29 septembre 1993. Champ Vallon, 1994. [De la mesure en toute chose, ce qui est d’autant plus pertinent à l’ére du numérique.]

Pierre Benoît, Le Roi lépreux. Avec une préface d’Adrien Goetz. Le Livre de Poche n° 174, 2012. [Je me souviens de la délectation et des émois avec lesquels j’avais dévoré L’Atlantide, n° 151 dans le Livre de Poche, et que j’avais lu dans l’édition de 1963 que je possède encore.]

Patrick Boman et Christian Laucou, La typographie cent règles. Le Polygraphe, éditeur, 2005. [J’aurais préféré un bon, gros, traité bien structuré, mais à défaut, j’y trouve tout de même mon compte.]

Victor Dallet et Serge Guérin, Le Chocolat. Histoire anecdotes et recettes. Les Éditions du Coq à l’Âne, 2005. [Fait par un chocolatier, il ne parle pas beaucoup de la concurrence, et surtout pas de Bonnat, le chocolat français que je préfère.]

Régis Debray, Un mythe contemporain : le dialogue des civilisations. CNRS Éditions, 2007. [Petit opuscule intéressant qui m’a fourni une citation pour mon introduction à la table ronde La Bibliothèque dans le nuage au Salon du Livre.]

Denis Diderot, Regrets sur ma vielle robe de chambre, ou, Avis à ceux qui ont plus de goût que de fortune, suivi de la Satire contre le luxe. Éditions de l’éclat, 2011. [Les éditions de l’éclat méritent bien leur nom : discrète, c’est une maison de grande qualité, qui diffuse des livres qui rayonnent. Et ce qui ne dépare pas : la non moins grande civilité de Michel Valensi, son directeur.]

Pierre Duplan, Le langage des images. Atelier Perrouseaux éditeur, 2010. [Analyse au scalpel de l’image, de ses composantes, de sa grammaire et de ses usages.]

Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Évelyne Patlagean, Les Juifs dans l’histoire. Champ Vallon, 2011. [Plus de 2300 ans en 900 pages, ça fait combien à la page ?]

Jean-Noël Jeanneney, L’État blessé. Flammarion, 2012. [À la veille d’une échéance électorale, lecture critique et salutaire des cinq années qui se terminent. Dédicace : « Pour Michel Fingerhut, bon compagnon dans les bons combats, en chaleureuse amitié ! Jean-Noël Jeanneney. 18 mars 2012 »]

Serge Lehman, Le Haut-Lieu et autres espaces inhabitables. Denoël, 2008. [Un ailleurs juste à portée de la main.]

Franck Médioni (éd.), Le goût de l’humour juif. Mercure de France, 2012. [Vous connaissez l’histoire de ces trois mères qui discutent des qualités respectives de leur fils… ?]

Jean-Noël Mouret (éd.), Le goût des villes imaginaires. Mercure de France, 2011. [Les imaginations de Poe, Tzara, Borges, Perec ou Le Corbusier… !]

Étienne Pédron, Chansons socialistes. Les Éditions Raison et Passions, 2011. [Ah, si le parti socialiste chantait ainsi ! Il n’y a plus qu’un Mélanchon pour porter ce type de protestation, et il ne le fait même pas en chantant…]

Georges Perec, Les mots croisés. Précédé de considérations de l’auteur sur l’art et la manière de croiser les mots. P.O.L., 2009. [Après ceux de Tristan Bernard, voici ceux de Georges Perec.]

Francis Poulenc, Journal de mes mélodies. Grasset, 1964. [Et dire que l’auteur de ces mélodies si délicates aimait les camionneurs !]

Jorge Semprún, Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourdhui. Climats, 2010. [L’essai qui donne son nom à l’ouvrage est disponible en ligne avec l’aimable autorisation de l’éditeur]

Victor Serge, L’extermination des Juifs de Varsovie et autres textes sur l’antisémitisme. Joseph K., 2011. [D’origine russe, apatride dans sa Belgique natale et en France, traité quasiment comme un juif par la préfecture pétainiste sans pour autant « avoir l’honneur » de l’être, comme il l’a dit lui-même, ses écrits tentaient d’alerter ses contemporains sur le sort tragique qui les frappait.]

Dominique Wolton, Informer n’est pas communiquer. CNRS Éditions, 2007. [La dimension anthropologique de la communication

14 mars 2012

Je ne suis pas un Français de souche

Classé dans : Actualité, Histoire, Littérature, Photographie, Politique, Religion, Shoah — Miklos @ 22:02

Mon père est né en 1912 à Rozwadow, shtetl de la Pologne orientale dépouillé d’abord de son identité puis de sa mémoire juives pendant et après la guerre et maintenant absorbé dans la bourgade de Stalowa Wola.

Mon grand-père y était un petit commer­çant – il vendait des machines à coudre, puis des appareils photos – et ma grand-mère élevait ses trois enfants. Ces deux Juifs pratiquants, tolérants et généreux malgré les conditions extrêmes de leur vie, entre pauvreté et pogroms, disparurent en 1942 ainsi que la première femme de papa.

Mon père était arrivé en France de Palestine après la guerre pour en aider les rescapés de la Shoah à rejoindre l’État d’Israël en voie de création. Le français était sa quatrième ou cinquième langue – après le yiddish et le polonais, l’hébreu, l’anglais et sans doute l’allemand –, et il avait bien du mal à l’écrire correctement, voire même à en prononcer certaines voyelles, ce qui ne manquait pas de me faire sourire (les enfants sont parfois cruels). Sa carte de séjour, document qu’on pouvait alors obtenir sans difficultés particulières, lui a permis d’y travailler au cours des séjours qu’il y a faits et sa qualité de métèque ne l’a pas empêché de rencontrer le président Coty.

Ma mère était née en 1913 à Odessa dans une famille bourgeoise, industriels juifs assimilés. Quelques années après la Révolution d’octobre où ils sont dépouillés de tout, ses parents l’envoient adolescente à Paris rejoindre un oncle parti, lui, lors de la Révolution russe de 1905, et qui y avait fondé une famille. Il ne l’accueillera pas. Mon grand-père meurt, par chance, du cœur dans les années 1930. Ma grand-mère est torturée à mort pendant la guerre. Leur fils tombe en défendant Léningrad.

Ma mère apprend rapidement le français, comme l’indique son livret scolaire en première – « Serait une excellente élève sans quelques fautes de français et d’orthographe dues à son origine étrangère. Possède à fond son programme » – fautes dont elle se départira peu après sans pour autant oublier sa langue maternelle. Sa naturalisation française puis sa conversion au catholicisme avant la guerre ne l’ont pas empêchée d’avoir à se cacher à Paris puis à passer en zone libre pour éviter d’être arrêtée, en tant que juive étrangère, par la police française.

Aussi improbable que la rencontre de deux univers séparés par des années-lumière, ils se rencontrent – par hasard, m’a dit ma mère, dans un taxi qu’ils avaient partagé en sortant de l’immeuble où elle travaillait. Juif pratiquant, cet homme aux yeux vert clair éclaboussé de petits points rouge et jaune, au regard à la fois naïf et sincère, portait alors un chapeau à larges bords. Elle trouvait que cela lui donnait l’air d’un gigolo. Belle et ténébreuse, cette grande timide et farouche était courtisée par de beaux jeunes hommes à l’avenir brillant. Et pourtant, ces deux-là se marient. Peu après ma naissance, nous quittons la France suite à une mutation professionnelle de mon père. Quelques années plus tard, on y reviendra à l’occasion d’une autre mutation qui durera une huitaine d’années. Les hasards de la vie feront que j’y reviendrai une fois de plus. Indéfiniment pour cette fois, semble-t-il.

À ce jour, j’ai vécu plus d’une trentaine d’années en France, enfant, adolescent, adulte. J’y ai étudié, j’y ai travaillé et payé mes impôts, et je n’ai pas manqué une seule élection, qu’elle soit municipale ou nationale. Je tâche de ne pas trop massacrer la langue : je n’ai pas la chance qu’ont certains Français de souche de ne parler que leur langue, de n’avoir pas fait d’études ailleurs et de n’avoir que des Français de souche dans leur famille et leur entourage. Il m’est arrivé d’y avoir été traité de sale juif, bien que cette mention n’apparaisse pas dans mes papiers d’identité français, ou d’être pris pour un Arabe : je ne suis pas un Français de souche.

Anne Sinclair non plus – enfin, tout dépend de la longueur de la souche et la sienne est plus longue que la mienne – et en plus elle est née à l’étranger (mais pourtant pas dans un pays du tiers monde et/ou aux habitants d’une autre couleur que celle des Français de souche). Dans 21 rue La Boétie, elle relate sa tentative de se faire délivrer une carte d’identité pour qu’y figure sa nouvelle adresse :

Mon tour arrive. Je sors du dossier les documents requis. C’est alors que le-monsieur-derrière-le-comptoir s’étonne que je sois née à l’étranger. Je lui réponds qu’ayant vu le jour à New York, et donc à l’évidence à l’étranger, c’est la raison pour laquelle mes papiers administratifs viennent des bureaux de Nantes. Il demande alors l’extrait de naissance de mes parents. Je lui épargne leur histoire, leur rencontre après la guerre sur le sol américain alors que mon père était fraîchement démobilisé des Forces françaises libres ; je me retiens de lui expliquer que je suis née par hasard et n’y suis restée que deux ans avant de rentrer en France pour y passer le reste de ma vie, parce que mon père n’y trouvait pas de travail. J’étais à deux doigts de chercher des excuses pour être née hors du territoire français.

En revanche, je commence à m’étonner de son insistance à demander les extraits de naissance de mes parents. Par ailleurs, j’ajoute que sur le mien – regardez donc Monsieur – il est bien précisé qu’Anne S. est la fille de Robert S. et de Micheline R., tous deux nés à Paris et que je suis donc française par filiation. J’exhibe de surcroît ma carte d’identité valide jusqu’en 2017, délivrée trois ans plus tôt, dont il appartiendrait à l’Administration de faire la preuve qu’elle serait frauduleuse, si elle venait à en douter.

Mais il persiste : ces papiers sont nécessaires, ce sont des directives nouvelles datant de 2009 pour tout citoyen désireux de prouver sa « francité ».

« Vos quatre grands-parents sont-ils français ? » demande alors le monsieur-de-derrière-le-comptoir.

Je lui fais répéter, tant je crains d’avoir mal entendu :

« Vos quatre grands-parents, ils sont nés en France, oui ou non ? »

— La dernière fois qu’on a posé ce type de questions à ceux de leur génération, c’était avant de les faire monter dans un train à Pithiviers, à Beaune-la-Rolande ou au Vel d’Hiv ! dis-je en m’étranglant.

— Quoi ? Quel train ? De quoi parlez-vous ? Je vous répète qu’il me fait ce papier, ne revenez que lorsque vous l’aurez en votre possession. » Il me congédie brutalement, en poussant vers moi mon dossier qui, par le plus grand des hasards, est… jaune.

Il faudrait que je veille à ne pas déménager.

10 mars 2012

La photo, ou, une histoire qui n’en finit pas

Classé dans : Histoire, Photographie, Shoah — Miklos @ 16:56

La découverte

Un jour qu’adolescent je farfouillais à mon habitude avec délectation dans des tas de photos de famille et celles d’amis de mes parents bien avant qu’ils se soient connus, je tombe sur le portrait d’une belle jeune femme souriante qui n’est pas sans me rappeler celui d’une cousine par alliance que j’aime bien. Je de­man­de à ma mère qui est cette per­sonne, et je l’entends encore me répon­dre simple­ment, comme si de rien n’était : « C’est la première femme de ton père ».

Je tombe des nues. Je n’avais jamais su jusqu’alors que Papa avait été précé­demment marié. J’apprends ensuite qu’il l’avait épousée en Pologne juste avant la guerre. Puis il était reparti, seul, en Palestine – où il avait immigré quelques années aupa­ravant de Pologne également – afin d’obtenir un document appelé « certificat » des autorités britan­niques qui lui permettrait d’y faire venir sa femme. Il n’y était pas arrivé, et elle avait disparu à jamais dans la Shoah. Sept ans plus tard, son veuvage était prononcé.

J’apprends par la même occasion que Mania (ou Miriam en hébreu, Maria en polonais) – c’était son prénom – était la sœur d’un ami de famille que je connaissais depuis toujours, Yoël Scharff, puisque nos familles, habitant non loin l’une de l’autre dans la banlieue de Haïfa, se rendaient visite mutuellement quasiment une fois par semaine.

Meir

Papa n’en avait jamais parlé. Cet homme calme, posé, stable, solide – c’est après sa mort, bien plus tard, que j’ai réalisé qu’il était de ceux dont on se rendait compte de la présence essentielle mais discrète qu’après qu’ils soient partis comme lors de l’effon­drement des fon­da­tions d’une maison – cet homme parlait peu et mani­festait ses senti­ments – d’amour pour nous, d’amitié pour ses proches, d’empathie pour les autres – par l’action, sans emphase ni démon­stration.

Quand il m’arrivait de l’interroger sur son histoire personnelle, il répondait simplement, mais comment aurait-il pu me venir à l’esprit de le questionner d’une façon qui lui aurait fait évoquer cette femme disparue ? Même l’amitié avec Yoël, sa femme Esther, ses trois enfants Naomi, Nili et Kalman qui avaient peu ou prou mon âge, me semblait tellement évidente que je ne m’étais jamais demandé comment les familles s’étaient connues. Je suis convaincu qu’il ne l’avait pas cachée mais qu’il n’en avait pas eu l’occasion de m’en parler. Ou que je n’avais su lui en donner l’occasion, peut-être.

La confusion

Plus tard, je ne sais plus quand, j’apprends que Papa avait obtenu l’autorisation tant souhaitée, qu’elle avait été transmise à la Croix rouge et de là aux autorités nazies en Pologne occupée. Finalement, on lui annonce que sa femme a été localisée et est envoyée en Palestine le rejoindre. Accompagné du frère de sa femme, arrivé en Palestine bien avant la guerre, il se rend au port pour l’accueillir à sa descente de bateau, mais elle n’y est pas. C’est une presque homonyme qui débarque, Marila Fingerhut, à laquelle les Allemands avaient accolé le prénom Miriam, pour mieux correspondre…

Un autre neveu

En 1997, aux obsèques de Maman, notre voisine de palier, apercevant Esther – la belle-sœur de Mania – qu’elle ne connaissait pas, lui demande quel est son « rapport » avec moi ? Elle répond : « Je suis sa tante ». Je n’y avais jamais pensé ainsi. Pour moi, ces amis de toujours étaient des amis, mais elle était en quelque sorte dans le vrai : c’était aussi la belle-sœur par alliance de Papa, et donc ma tante…

L’erreur fatale

Une quarantaine d’années après ma découverte de la photo de Mania. Je rends visite à Nili, maintenant grand-mère, l’une des nièces de Mania. Elle m’apprend que lorsque les parents de Mania – ses propres grand-parents, donc – eurent vent que les autorités nazies recherchaient leur fille, ils l’avaient cachée, pensant que c’était pour la déporter, voire l’exterminer. C’est ainsi qu’elle n’a pas été sauvée.

Les enfants des oranges et du soleil

Il y a quelques jours, je déjeune avec Naomi, l’autre nièce de Mania. Je lui demande comment nos familles ont fait connaissance, et comment sa famille avait appris le fin mot de l’histoire – mais ce genre d’histoire a-t-il jamais une fin ?

Selon Naomi, nos pères avaient fait connaissance en Palestine. Papa, qui repartait en Pologne animer des camps de jeunes sionistes et sans doute y revoir ses parents, aurait alors fait connaissance de Mania à Kalwaria, petite ville non loin de Cracovie, par l’entremise de son frère.

Elle me raconte alors que le 5 mai 2005, à l’occasion de la journée nationale de la commémoration de la Shoah, la télévision israélienne avait diffusé un reportage, intitulé Les Enfants des oranges et du soleil, concernant quelques centaines de jeunes juifs de Palestine et leurs parents – tous citoyens de l’empire britannique –, partis en Pologne y rendre visite à leurs proches et qui s’y étaient retrouvés bloqués par la guerre. Des tractations secrètes entre le Royaume Uni, mandataire en Palestine, et l’occupant nazi de la Pologne aboutissent à leur rapatriement en novembre 1942 en échange de citoyens allemands, membres de la Société des Templiers (Tempelgesellschaft, en allemand), établis en Palestine et internés par le gouvernement mandataire comme ennemis (on estime d’ailleurs qu’un tiers de ces allemands étaient membres du parti nazi).

Une femme, juive polonaise, s’y était rajoutée bien que ne détenant pas la citoyenneté salvatrice : une certaine Mania Fingerhut. Au cours de l’émission, sa fille précise que sa mère, décédée depuis, avait été enlevée en Pologne et expédiée en Palestine sans son accord et sans explication.

Kalman, frère de Nili et de Naomi et neveu de la Mania de Papa, regardait l’émission. Il appelle la station, et les informe que Papa était arrivé à obtenir non seulement le certificat qui devait permettre que sa femme le rejoigne, mais qu’elle fasse partie de ce groupe. Les autorités nazies, cherchant une Mania Fingerhut, s’étaient saisies d’un homonyme…

Les traces

Je cherche en vain la photo pour la montrer à Naomi. Quelques instants après son départ, je prends au hasard l’un des dossiers de papiers de Papa. Je les avais feuilletés après son décès en 1989 ; celui-ci contenait surtout des documents en polonais et quelques-uns en yiddish, je ne l’avais donc pas épluché en détail.

Je l’ouvre, et le premier feuillet sur lequel je tombe, glissé entre des bulletins scolaires, est le contrat de fiançailles de Papa et Mania, établi le 20 octobre 1938 à Dembitz (nom yiddish de Debica), petite ville à une centaine de kilomètres à l’est de Cracovie. Mania était originaire de Kalwaria – il s’agit en fait de Kalwaria Zebrzydowska, autre petite ville à une vingtaine de kilomètres au sud-est de Cracovie, et où se trouve un sanctuaire inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine mondial.

Sous ce dossier, un vieil album de photos : entre deux feuilles, une très belle photo de Mania prise un an et demi avant leur mariage et au dos duquel elle avait écrit « À mon ami Meir », et une autre du couple endimanché – prise sans doute le jour même de la cérémonie, Mania y tenant un bouquet de fleurs blanches – entouré de la famille de la jeune femme. Je n’y vois pas mes grands-parents.

Je me souviens alors d’avoir vu une autre photo, de Mania et de Papa déambulant côte à côte, heureux. Je ne l’ai pas encore retrouvée. Une ou deux semaines après, Naomi me l’enverra.

L’autre femme

Trois jours plus tard, en recherchant sur l’Internet des informations à propos de ces enfants des oranges et du soleil, je trouve sur le site d’un grand éditeur israélien, Kibutz Hapoalim, la version intégrale de la préface à un recueil de lettres d’amour écrites en 1942-1946 à Tel-Aviv par une journaliste, Shoshana Shrira, à Ariel Cohen. Dans ce texte, écrit par leur fille Eilat Algor Gurfinkel, on peut lire :

En novembre 1942, un groupe de juifs palestiniens revient au pays (en échange contre des citoyens allemands) et témoigne de l’extermination systématique du peuple juif en Europe. L’Agence juive publie alors un communiqué officiel et les journaux commencent à parler de cette catastrophe. Shrira est l’un des premiers journalistes à interviewer les rescapés – principalement des femmes – et publie une série de reportages dans Ha-Boker« Le Matin », quotidien sioniste publié de 1934 à 1965 intitulée Un Jour dans le ghetto à propos de la vie d’une jeune fille dans le ghetto de Varsovie.

Après un mois et demi, sa nouvelle La Jeune fille du ghetto paraît dans le magazine littéraire Guilionot« Feuillets », publié de 1934 à 1954 (et réimprimé dans Yediot Acharonot« Dernières nouvelles », quotidien israélien, version littéraire basée sur ce matériau. Shoshana Shrira y appelle l’héroïne Batia, personnage inspiré de l’histoire de Malka FingerhutL’auteur doit faire une légère confusion dans le prénom, « Malka » au lieu de « Miriam » ou l’un de ses diminutifs « Masha » ou « Mania » – l’une des femmes de ce groupe – envoyée en Palestine par erreur : son nom était identique à celui d’une femme qui devait rejoindre son mari. Restée en Europe, elle y fut exterminée.

- « …Madame, vous savez que je ne suis pas votre époux, avez-vous donc volé les papiers d’identité de ma femme ?

- …C’est peut-être vous… ? Vous m’avez volé… mon mari, celui que j’étais partie rejoindre.

- Je ne comprends rien, vous êtes mariée ou non ?

- Je le suis ou non, je n’en sais rien. Sans doute non. J’étais persuadée que je l’étais. »

Il me regarda comme s’il était convaincu que j’étais folle.

La jeune fille du ghetto de Varsovie qui se tenait face à ce « mari » stupéfait exprime tout un éventail de sentiments féminins, qui la surprennent, elle aussi. Ils n’échangent que quelques mots, et le reste se passe dans sa tête. Shrira écrit, rétrospectivement :

« J’étais une jeune reporter qui interviewait des rescapés de la Shoah. Je me demandais si je faisais bien en faisant appel à mon imaginaire autant que de besoin pour établir des rapports entre leur récit décousu et la réalité qu’ils avaient laissée derrière eux. Il s’agissait donc d’un reportage littéraire. Ce matériau s’est transformé ainsi d’une écriture neutre, comme celle d’une lettre ou d’un article dans un journal voire d’un essai – en littérature, là où il se passe quelque chose dont je n’avais pas conscience. »

(…)

Plus d’un an après, ce récit tombe dans les mains de Meir Fingerhut, le mari en question dans la réalité, qui demande à Shrira de lui faire connaître sa Batia.

Bethleem

La Wikipedia en hébreu consacre une page détaillée à l’histoire de ces Juifs de Palestine revenus de l’Europe nazie. C’est là qu’on peut apprendre que les autorités mandataires britanniques craignaient ce retour, de peur que ne s’infiltre par leur entreprise dans le pays une cinquième colonne. Par contre, le gouvernement britannique était intéressé à récupérer ainsi ses citoyens. De leur côté, les SS ne voyaient pas de bon œil le départ de ces individus qui avaient connaissance des horreurs et les massacres qu’ils perpétraient et qui pourraient ainsi en informer le monde entier ; d’un autre côté, la nécessité d’obtenir le retour des membres de la Société des Templiers, la plupart nazis et pour certains en âge d’être mobilisés. La négociation s’est faite d’abord par l’entremise de l’ambassade des Etats-Unis à Berlin, et à partir de 1941, par celle de la Suisse. En tout et pour tout, 550 Juifs ont pu regagner leur pays de 1941 à 1945, au cours de cinq échanges. Le troisième de ces groupes arrive le 23 novembre 1942 au port d’Atlit. Le même jour, l’Agence juive publie un communiqué selon lequel elle aurait appris de « sources sûres et bien informées » que les nazis avaient entrepris l’extermination systématique des Juifs de Pologne.

L’article mentionne la diffusion, en 2005, du film documentaire Les Enfants des oranges et du soleil. Il y raconte un autre épisode dramatique :

Une femme y témoigne qu’elle se tenait aux côtés de sa mère sur le quai de la gare d’un des villages, au moment où ses habitants juifs y étaient raflés et regroupés pour les déporter en train vers leur extermination. La mère, sans avoir connaissance de l’accord d’échange de citoyens juifs de Palestine pour les membres de la Société des Templiers, se précipite instinctivement vers un SS en brandissant son passeport palestinien sur lequel est écrit British Passport. Le SS s’en saisait comme d’un trophée, isole la femme et sa fille de la foule. Mais celle-ci commence à se diriger vers le train, aspirant la femme et la fille en son sein. Le SS s’en aperçoit, et il les en écarte pour de bon. Elles arriveront finalement à rentrer chez elles en Palestine. La femme finit son récit en racontant que, bien des années plus tard et par hasard, un de ses fils achète une maison à Bethleem-en-GaliléeVillage agricole, à ne pas confondre avec la Bethleem de Judée, celle où se trouve le Saint Sépulcre.
Certaines sources se demandent si Jésus ne serait pas en fait originaire de celle Bethleem-ci,
du fait de sa proximité avec le lac de Tibériade, et d’après certaines mosaïques qui y avaient été trouvées.
, qui avait été un lieu de résidence de membres de la Société des Templiers. Elle y voyait une coïncidence excitante en cela que son fils habitait la maison d’un de ces allemands auxquels elle devait sa vie en échange de la sienne.

Il s’avère que je connais fort bien cette Bethleem-ci, et ses anciennes maisons en pierre si typiques du style dit « templier » : mon cousin germain, Ben-Ami, y avait acheté une maison il y a fort longtemps. Sa mère, Cesia, la sœur de mon père, était née en Pologne, s’était installée en Palestine au début du 20e siècle, et était repartie en visite en Pologne avec ses deux enfants qu’elle y avait laissés pendant quelques années. Ils en étaient revenu avant la guerre, et avaient donc échappé à ce sort, mais cette autre coïncidence ne manque pas de me frapper. D’autant plus que Galia, fille de Ben-Ami, est revenue pour s’installer dans son village d’enfance en prenant sa retraite, et que j’y ai suscité une grande réunion de famille il y a quelques années. Je viens de l’appeler pour lui raconter cette histoire qui la sidère : elle doit sans aucun doute connaître cet homme, elle va tâcher de le retrouver.

Le cahier

Sous le dossier en question se trouve un vieux cahier cartonné dont j’avais feuilleté les premières pages. Sur chacune d’elles, se trouvent quelques lignes en allemand en belle écriture moulée, puis un tableau, avec des mots et des nombres. Un registre de vente, tenu par mon grand-père (qui, entre l’envahissement de la Pologne par les nazis et sa disparition en fumée en 1942, devait utiliser cette langue) ?

Je ne m’y étais jamais particulièrement intéressé, mais ce jour-là je l’ouvre à la fin et le feuillette de droite à gauche. Et là, j’y trouve de nombreuses pages écrites, en hébreu, de l’écriture si reconnaissable de Papa. Il s’agit de quelques lettres fort longues datées, pour certaines adressées à des personnes de moi inconnues, mais aussi l’une à sa sœur Cesia et deux à Mania… Seraient-ce des brouillons ? Des copies de lettres qu’il aurait réellement envoyées ? Ou une façon de confier à ce cahier ce qu’il ne pouvait exprimer autrement à quiconque.

Dans sa lettre à sa sœur, écrite quelques années avant son mariage, il parle de sa profonde solitude, de l’impossibilité de se confier à qui que ce soit, tout en donnant l’impression de quelqu’un d’enjoué et de stable. Dans celles adressées à Mania – qui ne connaissait pas l’hébreu semble-t-il, et dont il ne connaissait pas l’adresse selon un passage dans l’un des deux textes, ce qui semble confirmer qu’il ne les ait jamais envoyées –, il laisse cours à un côté tellement inconnu de moi que je tombe métaphoriquement à la renverse : un romantisme délicat, poétique et joyeux, tout en déplorant leur séparation et en relatant les efforts qu’il fait pour la faire venir.

Dans la seconde de ces deux lettres, datée, il écrit : Te souviens-tu de ce jour il y a un an ? C’était aussi un jeudi, à Cracovie, dans une atmosphère festive nous nous sommes dit devant des gens ce qui nous était évident depuis longtemps. Ils se sont donc mariés le jeudi 8 juin 1939 à Cracovie. La photo que j’avais trouvée quelques jours plus tôt du jeune couple entouré de la famille de Mania porte au dos le tampon d’un photographe de Cracovie. Elle a donc dû être effectivement prise ce jour-là.

Ailleurs dans ces pages, un poème. En aurait-il été l’auteur ? Je ne l’aurais imaginé, jusqu’à ce jour. Mais maintenant…

Une autre lettre trouvée ailleurs, je ne sais plus où. Envoyée à Maman lors de l’un de ses déplacements professionnels, elle est écrite en un anglais parfait, que je ne le savais pas posséder ; au début, son français – sa cinquième langue, il me semble – était si mauvais qu’il n’osait sans doute l’écrire. Il y exprime toute sa tendresse et son souhait de nous revoir rapidement. Je n’ai pas souvenir qu’il s’exprimait ainsi verbalement, ce qui ne veut pas dire que j’aie jamais douté de son amour. C’est après son décès que j’ai trouvé aussi les quelques lignes qu’il avait écrites dans un carnet lors de mon départ pour étudier aux États-Unis, où il exprimait de façon boule­ver­sante la tristesse que ce départ au loin lui avait occasionné ainsi qu’à Maman, et les efforts qu’ils avaient fait pour ne rien m’en montrer. J’étais si aveugle…

Je ne cesse de découvrir cet homme admirable.

Et maintenant…

On ne sait réellement comment Mania a disparu. On ne sait sans doute pas si c’est dû au fait que ses parents l’auraient cachée ou non, c’est que l’on suppute, mais on ne peut imaginer trouver des traces probantes de son sort tragique.

Celles que l’on retrouve concernent finalement les suites de cette disparition, qui ont impliqué des êtres étrangers à nos familles mais non pas au destin commun qui les a frappé. Elles me permettent non seulement de mieux connaître ainsi mon histoire, mais les gens qui l’ont constituée, qui ont contribué à me construire, et qui, en quelque sorte, continuent leur œuvre par l’entremise de ces traces que je trouve au détour de mon parcours.

Neuf ans plus tard (2021)

Kalman – le neveu de Mania – m’informe qu’un réalisateur veut faire un film documentaire sur cette histoire extraordinaire et tragique de confusion, et me demande s’il peut lui communiquer mes coordonnées. J’accepte, bien évidemment.

Pour me préparer à la première conversation avec ce dernier, je rouvre ce fameux cahier où mon père avait consigné ces quelques lettres, la première (à sa sœur) datant de 1933, les deux dernière à Mania. Je me rends compte que ce ne sont sans doute pas des brouillons de lettres envoyées, mais des textes qu’il a écrit sans pouvoir les envoyer, et pour exprimer ses joies, ses questionnements et ses douleurs. Un journal, en quelque sorte.

Et je relis la dernière lettre adressée à Mania, écrite en 1940, un an jour pour jour après leur mariage en Pologne : courte, je ne l’avais pourtant pas lue jusqu’à la fin. Il y écrit : « J’ai appris que tu as écrit à mes parents, et j’en suis resté stupéfait, pourquoi ne veux-tu pas venir [de Pologne en Palestine] ? Il y a sûrement une raison à cela, et pourquoi m’est-il interdit d’en savoir la raison […] ? »

Ni moi, ni les neveux de Mania, n’avons de trace de cette décision ni de ses raisons…

La Fugue de la mort

Dans son poème La Fugue de la Mort, Paul Celan parle de ceux qui sont partis en fumée (allusion évidemment aux chambres à gaz et aux crématoires) et dont la « tombe est dans les nuages ».

C’était probablement le sort de Mania, comme celui de tant de millions d’autres maheureux, dont on ne sait ni où ni quand ils sont morts, et qui n’ont pas de tombe. De ce fait, leur histoire ne se clôt pas pour les générations suivantes, c’est une histoire sans fin.

Mania et Meir Fingerhut, 1939?

25 novembre 2010

Un autre secret

Classé dans : Histoire, Judaïsme, Photographie, Shoah — Miklos @ 2:42

Lors d’une récente table ronde au musée d’art et d’histoire du judaïsme consacrée à l’autobiographie, l’écriture nécessaire, le psychanalyste Philippe Grimbert a évoqué le secret dont il parle dans son livre éponyme. En l’écoutant parler, je me souviens…

Adolescent, j’aime regarder les photos de famille.

Celles du passé de ma mère, ou plutôt de ses passés, se trouvent dans deux ou trois belles boîtes de bois laqué dans lesquelles je farfouille périodiquement. Il n’y règne aucun ordre, une photo du 19e siècle peut avoisiner une autre prise cent ans plus tard dans un autre monde, certaines se font face tandis que d’autres se tournent le dos, tête bêche ou cul par-dessus tête. Les prendre une à une s’apparente à une loterie, la surprise est chaque fois totale. Impossible de retrouver une photo si ce n’est par hasard.

Il y a là ma mère enfant et sa famille, principalement issue de la bourgeoisie juive aisée et émancipée à Odessa d’avant la Révolution (une cousine avait tout de même épousé Trotski) : les femmes, de mère en fille, se ressemblent toutes, belles et ténébreuses, posent souriantes avec leurs maris ou petites avec leur Michka, loin d’imaginer le sort tragique qui frappera leurs descendants en 1917 où ils perdent tous leurs biens, puis en 1939-1945 où ma grand-mère et son fils au regard si profond dont je tiens le prénom perdent la vie. D’autres disparaissent on ne sait quand ni où. De ses onze oncles et tantes il ne reste que de belles photos comme tirées de gravures de modes anciennes et une cousine et son frère.

Je vois dans la boîte une jeune fille timide se tenant à l’ombre d’une religieuse dans le pensionnat où elle est placée : c’est elle, envoyée adolescente, seule, en France. Une chance qui lui permet d’éviter le sort de sa famille restée en Russie, un traumatisme qu’elle ne surmonte pas, celui de la séparation d’avec ses proches, sa langue et sa culture. J’y retrouve le couple chez lequel elle vit jusqu’à son mariage après la guerre (qu’elle passe cachée en zone libre), issu, lui, d’une bourgeoisie française catholique, pratiquante et bonapartiste : ils sont comme des parents pour elle, ils lui évitent d’être raflée pendant la guerre en se mettant en danger, eux dont je dirai plus tard, « mes grands-parents, les pauvres, ils n’ont jamais eu d’enfants ». Quant à mes vrais grands-parents, les pauvres… Les photos de ce troisième grand-père enfant, habillé à la mode du 19e siècle, me surprennent : on dirait une petite fille. Il connaît Apollinaire qui en parle dans un texte que ma mère me montre. Je me souviens de lui dînant en costume, une grande serviette blanche nouée autour du cou et recouverte par sa belle barbe blanche rectangulaire, buvant précautionneusement et avec plaisir du vin chaud dans une tasse cylindrique en porcelaine blanche. Leur appartement, parenthèse temporelle d’un 19e siècle immuable dont ils semblent n’être jamais sortis eux non plus, grand et silencieux, la chambre où elle se réfugie – Julien Gracq lui écrit : « Je vous voyais si seule malgré l’affection de vos parents adoptifs » –, et où je ne me lasse d’explorer et de réexplorer les meubles d’époque, une bibliothèque directoire aux vitrines en biseau dans l’entrée, la salamandre en céramique vert sombre dans le salon non loin d’un magnifique Boulle dans lequel est rangée la belle vaisselle tout contre une vieille TSF que j’écoute l’oreille collée contre le poste, des objets beaux, désuets ou étranges tels un mouchoir à bougie en porcelaine, un pince-nez, une petite statue d’Hégésipe Simon le précurseur posée dans les toilettes ou une boîte en bois qui permet de voir des cartes postales en relief, placée dans le fourre-tout où se trouve l’inépuisable bibliothèque dont je dévore tout le contenu sans distinction, Balzac, Maurice Leblanc, Lectures pour tous, Troyat et Jack London…

Mon père, lui, range ses photos dans des enveloppes. Des mondes disparus eux aussi : celui des Juifs pieux du shtetl de Galicie où il est né peu avant la guerre et donc encore en Autriche-Hongrie, les hommes aux grandes barbes blanches comme celle de mon troisième grand-père mais différentes, moins bourgeoises – mon grand-père, réfugié à Vienne pendant la grande guerre, doit la tailler pour ne pas avoir l’air trop juif –, aux papillotes descendant le long du visage ou rangées derrière les oreilles, un regard bon et intelligent encadré d’une paire de lunettes métalliques ovales, la tête couverte d’un calot noir, les femmes solides et essentielles en perruque, modestement vêtues de noir. Ils sont tous, à leur façon, d’une rare élégance, non pas celle d’une mode, ils n’en ont ni les moyens ni surtout l’intérêt, mais dans leur maintien d’une grande dignité, dans leur générosité discrète pour ceux qui sont encore plus démunis qu’eux. À partir de 1939 il n’y a plus de photos, il n’en reste que quelques cartes postales, la dernière écrite quelques instants avant qu’ils ne soient raflés en 1942. Elles aussi sont bien rangées.

Puis il y a les photos des camps de jeunes qu’il anime, d’abord en Pologne puis en Palestine : toutes posées de façon conventionnelle (ce qui atténue l’émotion à la vue de ce monde lui aussi disparu), à l’exception de celle, étrange, où on le voit assis par terre dans une tente, les jambes croisées et soufflant dans une flûte comme un charmeur de serpent, lui qui ne sait jouer d’aucun instrument. Une photo de sa sœur cueillant des oranges dans un verger un fichu sur la tête, une autre de ses enfants à elle se tenant la main, des photos de son frère beau comme un Rudolph Valentino avec sa magnifique femme colombienne apparentée à Dali (ce qui fait pendant à Trotski, me disé-je), tant d’autres photos aux personnages non identifiés mais dont je ne me résous à me séparer.

Ces deux univers qui n’ont de commun que la fatalité de l’histoire des Juifs se rencontrent. La très belle femme paumée, inconsciente de sa beauté radieuse, courtisée par de jeunes et brillants intellectuels, l’homme modeste, réservé et attentionné, et que les valeurs religieuses et sociales, indissociables, structurent sans le rendre dogmatique. Enfin quelqu’un qui l’aime vraiment et sur lequel elle peut compter.

Un jour que je feuillette pour la ennième fois ces enveloppes, je remarque une vieille photo d’identité : une belle jeune femme au visage avenant, un petit chapeau noir sur la tête, qui ressemble – c’est ce qui me frappe – à la femme d’un cousin, surtout les yeux souriants. Je demande à ma mère qui est-ce, elle me répond « la première femme de ton père ». Comme ça, simplement.

Jusqu’à ce jour, je n’avais jamais su que papa avait été précédemment marié.

J’apprends qu’il l’avait épousée en Pologne juste avant la guerre, les deux familles se connaissaient depuis longtemps. Rentré en Palestine, il y fait toutes les démarches pour obtenir des autorités du mandat britannique le fameux certificat qui lui permettrait de faire venir sa femme auprès de lui. Il l’obtient finalement, la Croix rouge le transmet à l’occupant nazi en Pologne, qui se met à la recherche de la femme pour la faire partir, mais sans succès. Après la guerre, mon père est déclaré veuf. Il fait connaissance avec ma future mère. Dans une lettre que je trouve des années plus tard, il écrit à sa sœur – celle qui cueillait des oranges dans le verger –pour lui raconter être tombé amoureux, lui qui pensait ne plus jamais pouvoir aimer une autre femme.

J’apprends aussi alors que le frère de cette malheureuse femme habite non loin de chez nous, avec femme et enfants : nos deux familles se fréquentent depuis toujours, je ne m’étais jamais demandé comment on se connaissait, c’est comme ça, voilà.

À l’enterrement de ma mère, plus de vingt ans plus tard, une voisine de notre l’immeuble et la veuve de ce frère se retrouvent côte à côte. La voisine demande à cette dernière quel rapport elle a avec moi, c’est la première fois qu’elle la voit. L’autre répond, « je suis sa tante ». Autre découverte : pour moi ce sont des amis de toujours, mais elle a raison, puisqu’elle est la belle-sœur de mon père.

Je vois toujours ses deux filles (dorénavant grands-mères). Ce n’est qu’il y a deux ou trois ans que l’une d’elles me raconte pourquoi les Nazis n’avaient pu trouver sa tante : apprenant, on ne sait comment, que les autorités la recherchaient et craignant d’être raflée, elle s’était cachée. Si elle ne l’avait fait, elle aurait été sauvée.

PS : On trouvera ici une relation plus détaillée et plus à jour de l’histoire de la première femme de mon père.

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