Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 octobre 2010

« Danser à l’ombre de la potence » : le remarquable destin d’une femme extraordinaire

Classé dans : Actualité, Cinéma, vidéo, Histoire, Musique, Shoah — Miklos @ 23:20

C’est le titre d’un documentaire sur Alice Herz-Sommer, réalisé par alcolm Clarke, qui ne peut laisser indifférent. Née en 1903 à Prague, elle y devient pianiste. En 1943, elle est déportée avec son fils Rafael à Terezín (où son frère, le violoniste Pavel Herz, sera déporté plus tard, tandis que son mari, Leo Sommer, violoniste lui aussi, mourra à Dachau peu avant la fin de la guerre). Ses parents avaient, eux, été déportés plus tôt. “Sometimes it happens that I am thankful to have been there. Because this gave me a… I am richer than other people. My reaction on life is quite another one. All the complaints, ‘This is terrible!’, it’s not so terrible.” Elle dit aussi : “I never hate and I will never hate, dit-elle. Hatred brings only hatred!”

Pas si terrible que ça ? Effectivement : la ville-forteresse de Terezín, transformée en camp-ghetto modèle pour les besoins de la propagande nazie à l’intention du monde libre, était bien moins pire que les destinations finales des quelque 90 000 de ses malheureux internés : Auschwitz, Treblinka, Sobibor… Ce n’était qu’une façade superficielle, qu’un décor du sinistre spectacle que la Croix rouge a gobé si volontiers : banque, magasins, café, jardins d’enfants, plates-bandes fleuries… Tout était faux, jusqu’aux robinets des bains publics, accrochés aux murs sans aucune tuyauterie derrière. Il aurait suffi d’essayer d’en ouvrir un pour le constater.

Elle y donnera plus d’une centaine de concerts et de récitals : Beethoven (un de ses compositeurs favoris), Chopin, Schumann, Brahms, Smetana, Debussy… “Beethoven: he is a miracle. His music is not only melody, what is inside! How it is filled, how it is full, it is intensive!”

Son intérêt pour la musique contemporaine de son époque – Viktor Ullmann (lui-même emprisonné à Terezín, où il composera entre autres l’opéra L’Empereur de l’Atlantide, et sera ensuite transféré puis gazé à Auschwitz), mais aussi par exemple celle de Pavel Haas, élève de Leoš Janácek, et lui-même déporté en 1941 à Terezín (où une de ses œuvres fut créée sous la direction de Karel Ancerl) puis assassiné à Auschwitz – lui venait entre autres l’un de ses maîtres, Eduard Steuermann, qui avait été élève de Schoenberg. Rafael, le jeune fils d’Alice (qui survivra, lui aussi), chantera dans l’opéra pour enfants Brundibár de Hans Krása, qui finira lui aussi assassiné en 1944. “I felt that this is the only thing which helps me to have hope, it is sort of religion actually. Music is… music is God. In difficult times you feel it especially, in suffering.”

Le 7 février 1945, elle y donne un récital consacré entièrement à des œuvres de Chopin. Un critique musical anonyme, qui s’attendait à rentrer chez lui à Munich sous peu, écrit :

The art-loving Theresienstadt stood last night, February 1945, under the sign of a great Chopin-evening by Mrs. Herz Sommer. I have heard Raoul Koschalski, student of [Anton] Rubinstein, whose Master was Chopin himself, and still I dare to make a comparison. When France calls her great tragedienne, Sarah Bernhardt, the “Divine Sarah”, why shouldn’t we call the great interpreter of Chopin, Mrs. Herz Sommer, Chopin’s “Divine Mirror.” Obiously, one speaks of heavy and delicate ways of playing Chopin’s works; however, these two types so intertwined in one person have never reached my inner ear in the manner of the powerful interpretation by Mrs. Herz Sommer. (…)

The unusual large format of her playing, which grabs powerfully the soul of the listener, lies, first of all, in the diction of her musical language, which rouses every soul and thrusts upon it her own individual understanding. Her wonderful playing pulls out the registers of melancholy, passion, and powerful happening like the captivating charm of the French temperament, precisely those qualities which are embodied most significantly in the ailing nature of the composer.

Cité par Joža Karas, Music in Terezín 1941-1945.
Pendragon Press, 1990.

“It was moral support, it was not entertainment, as most people think that we were having fun, it had much bigger value”, dit une de ses amies violoncelliste et compagne d’infortune.

Elle joue chaque jour au piano, matin et après-midi, dans son petit appartement au nord de Londres. Il arrive que des gens s’arrêtent dans la rue, sous ses fenêtres, pour l’écouter. “My world is music. I am not interested in anything else.”

Mais elle ajoute : “I love people, I love everyone. I love people! I love to speak with them, I am interested in the life of other people.” Elle est entourée d’amis fidèles qui s’intéressent à sa vie à elle, si intense, si remplie, si pleine – pour reprendre les qualificatifs qu’elle attribue à Beethoven et l’on comprend alors la profonde affinité qu’elle ressent avec sa musique – “Phenomenal!”

Elle a un visage lumineux. Elle rayonne. Elle rit. “I was always laughing, even there I was laughing.” Puis : “I was born with a very, very good optimism. This helps you. When you are an optimist, when you are not complaining, when you look at the good side of our life, everybody loves you.”

Elle a 106 ans. “Only when we are so old, only, we are aware of the beauty of life.”

Ce documentaire sera achevé l’année prochaine. Entre temps, on peut lire avec intérêt un entretien qu’Alice Herz-Sommer avait accordé il y a quatre ans au Guardian, où l’on en apprendra un peu plus sur sa jeunesse et sur sa vie après la guerre.

Le 25 février 2014.On vient d’apprendre le décès d’Alice Herz-Sommer à Londres, le 23 février 2014. Elle était âgée de 110 ans.

21 août 2010

« Dachau, une petite ville charmante »

Classé dans : Actualité, Histoire, Littérature, Shoah — Miklos @ 18:40

« Un être humain est fait de l’enfant qu’il a été, et il ne peut pas échapper à cela. nous sommes tous, tous, surdéterminés par notre histoire. (…) Le manque de l’enfance est le moteur du désir de l’adulte. » — Aldo Naouri, lors de l’émission.

Christian Millau est connu de beaucoup conjointement à son autre moitié (gastro­nomiquement parlant), Henri Gault (décédé en 2000), et pour leur bébé. Je n’ai jamais mis les pieds dans les restaurants qui ont fait l’objet de leurs célèbres chroniques, et jusqu’à ce matin, je ne savais rien de l’existence de Millau en tant qu’individu et encore moins des échos que son histoire – si commune et pourtant si particulière – avait avec celle de ma famille.

C’est l’émission Parlons-en, diffusée chaque semaine sur l’excellente chaîne LCP (et que l’on peut revoir ci-dessous), qui me l’a fait découvrir. Le sujet en était « La vie d’adulte : un jeu d’enfants ? ». Elle était consacrée aujourd’hui (il s’agit d’une redif­fusion) aux parcours singuliers de trois personnalités dont les épreuves vécues pendant l’enfance ou pendant la jeunesse ont largement influencé le destin, selon l’introduction de Frédéric Haziza.

Il s’agissait de la chanteuse Régine dont l’enfance pendant la guerre est le principal objet de son livre À toi Lionel, mon fils… qui vient de sortir, de l’écrivain Shan Sa, auteure de La cithare nue, née en Chine où elle a passé son enfance jusqu’aux événements de Tian’anmen puis dorénavant en France, et de Christian Millau qui vient de publier Le passant de Vienne, et sur lequel nous nous attarderons (tout en précisant que l’émission mérite d’être regardée dans sa totalité). Les deux femmes ont eu des enfances éprouvantes :

Régine : « Je me suis vite forgé une attitude et un masque qui faisaient que je ne voulais pas montrer que je souffrais et on devient quelque part victime de cette façon de faire. »

Shan Sa : « L’enfance m’a donné une force de la résilience. J’ai vécu dans une contradiction totale : à la fois celle de la privation, il n’y avait pas de nourriture, et la sensation qui me hantait était la faim. Et de l’autre côté, cette force de l’émerveillement, regardant le soleil couchant, la lune levant, les saisons qui passaient… »

Quant à Christian Millau, il précise bien que la sienne fut heureuse, mais les événements qui le marquèrent lors de vacances d’été en Autriche en 1937 alors qu’il avait dix ans, ont eu des prolongements bien plus tard dans sa vie. Voici ce qu’il raconte :

Les images sont fortes. Quand à 10 ans j’ai vu, sans savoir qui ils étaient, les premiers déportés qui étaient à Dachau – j’étais dans le train, j’ai dit « Mais c’est quoi ça ? », ces hommes en tenue de bagnard, on m’a dit « C’est rien ! c’est des bagnards, ils viennent d’un petit village qui s’appelle Dachau, une petite ville charmante. » Quelques semaines après, je me suis trouvé devant – si je puis dire – Adolf Hitler. Pas seul, il y avait beaucoup de monde qui venait le voir. On passait, on défilait devant lui, puis on s’en allait. À l’époque je ne savais pas trop qui était ce personnage, mais je l’ai su bientôt.

C’est en 1994 qu’il découvre tout un pan de sa vie.

Mon grand-père, le père de ma mère, était russe. Je ne l’ai pas connu. Il était à Moscou, je savais qu’il avait été enfermé à la prison de la Boutyrka en 1929-30. Mais c’est tout, je ne savais rien d’autre. Et puis quand les tiroirs du KGB se sont ouverts, je me suis intéressé au parcours de mon grand-père, puisque je n’en avais jamais entendu parler. Vous savez, dans les familles on ne parle pas, on ne dit rien. Par pudeur, j’imagine. Et là, en l’occurrence, il y avait de bonnes raisons de ne pas en parler.

J’ai donc fait des recherches, très rapidement et facilement, j’ai trouvé tout le parcours de mon pauvre grand-père. Lui était resté à Moscou alors qu’il avait envoyé sa famille en France juste avant la Révolution. Et au lieu de revenir en France, il était resté là-bas, il avait des affaires, il était industriel. Et, comme aux autres, on lui a pris son usine, on lui a tout pris. Et il a été mis en prison, et ensuite il a disparu.

À la mode soviétique, il est mort deux fois : mon père avait recherché des documents, et on a eu par la Croix rouge un premier acte de décès selon lequel il est mort dans la prison de la Boutyrka. Il y avait eu une rixe entre prisonniers, paraît-il. Et comme par hasard, il était mort huit mois après, d’une crise cardiaque, on ne savait pas trop où.

Je suis alors parti à sa recherche, et j’ai fait de grandes trouvailles qui ont changé ma vie : j’ai trouvé, à l’âge de 65 ans, que mon grand-père était juif, ce que j’ignorais complètement. Ma mère n’avait évidemment pas voulu nous le dire pendant l’Occupation, pour nous protéger. À partir de là, j’ai retrouvé toute une famille, et notamment une partie qui avait été déportée en Allemagne. J’ai retrouvé ainsi une cousine qui avait 92 ans, elle sortait de Bergen-Belsen. D’autres avaient été passés à… dans les camps allemands, et j’en ai un autre qui était mort dans l’Armée rouge. Voyez, c’étaient des familles complètement éclatées.

Les familles éclatées, je connais ; les silences, je reconnais. Mon grand-oncle Vladimir avait quitté Odessa avant la Révolution pour faire ses études de médecine en France, mais personne ne l’avait suivi. En 1917, la famille – des industriels de la pharmacie – perd tout. Mes grands-parents, ma mère enfant et plus tard son frère, se retrouvent habiter deux pièces de leur grand appartement sur la Richelievskaya (au bout de laquelle se trouve l’opéra), le reste étant occupé par des étrangers. En 1928-29, ma mère est envoyée adolescente à Paris : ses parents espèrent qu’elle y sera accueillie par son oncle – elle ne l’a pas été – et pourra faire les études à la hauteur de ses dons – elle les commencera, mais les abandonnera faute de soutien familial. Son père mourra quelques années plus tard du cœur – quelle chance pour lui ! – tandis que sa mère sera torturée à mort pendant la guerre, et son frère – duquel je tiens mon prénom – tombera, lieutenant de l’Armée rouge, au siège de Leningrad. Voilà pour le côté russe.

Quant aux découvertes tardives, elles concernent le côté paternel. Jeune homme, je fouillais avec curiosité des boîtes contenant des photos anciennes, principalement celles de mon père, ma mère n’ayant rien pu prendre de Russie à son départ à l’exception d’une petite cuiller que j’ai encore. Je tombe sur la photo d’une belle jeune femme ; à ma question, je m’entends répondre que c’est Macha, la première femme de papa. Dire que j’étais surpris tient de l’euphémisme, je n’avais jamais entendu parler d’un autre mariage qu’avec maman. J’apprends qu’ils s’étaient mariés en Pologne juste avant la guerre, et que mon père était reparti en Palestine où il s’était installé plus tôt pour essayer de lui obtenir le fameux « certificat » délivré par les autorités britanniques et la faire venir, mais en vain : il n’entendit plus jamais parler d’elle, et fut déclaré veuf sept ans plus tard. J’apprends aussi que je connais la famille de cette femme : son frère, sa femme, leurs enfants habitaient à quelques minutes de chez nous, et pour moi c’étaient des amis de famille – ils le sont encore –, et je ne m’étais jamais posé la question comment les familles s’étaient connues. On n’est jamais assez curieux.

Récemment – il y a un an ou deux – je rendais visite à l’une des nièces de Macha, que je connais depuis ma naissance. Elle me donne – 60 ans plus tard – le fin mot de l’histoire : papa avait obtenu ce certificat, qui avait été transmis à la Croix rouge. Celle-ci avait dû le transmettre aux occupants nazis de la Pologne, qui – on n’en est pas à une contradiction près – ont recherché Macha pour la faire partir et rejoindre mon père. Sa famille, apprenant qu’on la recherchait, l’a cachée. Et c’est ainsi qu’ils furent tous exterminés. Les larmes de l’histoire ne tarissent pas.

11 mai 2010

Lena Horne, une femme libre

Classé dans : Actualité, Histoire, Musique, Médias, Racisme, Shoah — Miklos @ 18:06

L’article que le New York Times consacrait en novembre 1942 à Lena Horne s’ouvrait ainsi :

Lena Horne is a light brown, soft-spoken, young Negress who came to Hollywood straight from Brooklyn, the Cotton Club, Noble Sissle’s band and Café Society, Downtown. Naturally, no one out here ever heard of her.

“Here”, c’est Hollywood. Quelques mois après son arrivée en ville, elle avait réussi à percer, et l’article se termine ainsi :

Now that she’s in solid with the pictures, she lives in a five-room duplex in Beverly Hills with her four-years-old daughter and an aunt. And singing offers come in faster than she has time to refuse them. (…)

Réussite particulièrement remarquable à cette époque pour une femme noire, mariée et mère d’un enfant, de surcroît.

Près de 60 ans plus tard, ce même journal termine son obituaire en la citant :

Looking back at the age of 80, Ms. Horne said: “My identity is very clear to me now. I am a black woman. I’m free. I no longer have to be a ‘credit.’ I don’t have to be a symbol to anybody; I don’t have to be a first to anybody. I don’t have to be an imitation of a white woman that Hollywood sort of hoped I’d become. I’m me, and I’m like nobody else.”

Le New York Times n’était pourtant pas le premier journal à en avoir parlé. Six ans plus tôt, en août 1936, The Afro American, qui devait avoir le nez creux, écrivait :

Lena Horne, one of this column’s favorites, has improved more than a hundred per cent since she has been with Noble Sissle. Whether it is the guiding influence of Noble or just that she is maturing remains to be seen, but the improvement is marvelous.

Août 1936, c’est aussi la date des Jeux olympiques de Berlin : Jessie Owens, Américain et noir, y gagne des médailles d’or. La mention de Lena Horne jouxte un long article satirique que l’Afro American consacre à un Hitler et un Goering abasourdis par le fait que ce ne soient pas des Nordiques qui gagnent, et d’avoir à se lever pour écouter à chaque reprise l’hymne américain. Une phrase particulièrement sinistre qu’ils attribuent au Fuehrer indique bien qu’on savait aux US ce qui se tramait alors : “Those United States I think have pulled a fast one and imported colored to mine country. I’ll get even, that means I shoot some more Jewishers.” Stormy weather indeed.

29 avril 2010

Le Miniver à Parthenay

Classé dans : Actualité, Histoire, Langue, Littérature, Shoah — Miklos @ 22:16

« Ce processus de continuelles retouches était appli­qué, non seulement aux journaux, mais aux livres, pério­diques, pamphlets, affiches, prospectus, films, enre­gis­trements sonores, cari­catures, photo­graphies. Il était appliqué à tous les genres imaginables de littérature ou de docu­men­tation qui pouvaient comporter quelque signi­fication politique ou idéologique. Jour par jour, et presque minute par minute, le passé était mis à jour. On pouvait ainsi prouver, avec documents à l’appui, que les prédictions faites par le Parti s’étaient trouvées vérifiées. Aucune opinion, aucune infor­mation ne restait consignée, qui aurait pu se trouver en conflit avec les besoins du moment. L’Histoire tout entière était un palim­pseste gratté et réécrit aussi souvent que c’était nécessaire. Le changement effectué, il n’aurait été possible en aucun cas de prouver qu’il y avait eu falsification. » — George Orwell, 1984.

Voici comment la presse du passé sera sans doute rééditée dorénavant à Parthenay, à l’aide de fonctionnaires chargés, à l’instar du Winston de 1984 au sein du Miniver (ministère de la vérité), de « rewriter » les textes du passé pour les rendre conformes à ce qu’on appellerait aujourd’hui le politiquement correct :

Charles-Quint avait marié sa fille naturelle au fils du …. Paul III. Le ……. Petiot a assassiné plus d’une vingtaine de personnes. Il s’agit de l’assassinat à Paris, en 1889, d’un …….., Maître Gouffé, dont on retrouve le cadavre à côté d’une malle dans les environs de Lyon ; il s’avère que Gouffé était maître-chanteur, ….. d’…….. véreux et proxénète. Des …….. nazis ont effectué des expériences barbares sur des cobayes humains. Le parquet a requis jeudi une peine de 4 ans de prison, dont deux avec sursis, contre l’ancien …….. de l’Intérieur Charles Pasqua, figure de la droite française, jugé dans trois affaires de malversations financières présumées. L’ancien ………. de Malines-Bruxelles a affirmé samedi ne pas se souvenir d’avoir été alerté dans les années 1990 par un …… des soupçons de pédophilie pesant contre l’…… de Bruges.

Effectivement, comme le rapportent plusieurs quotidiens aujourd’hui, à l’instar de Libé :

Xavier Argenton, ….. Nouveau Centre de Parthenay (Deux-Sèvres), a refusé dimanche que soit lue une lettre d’une ancienne déportée d’Auschwitz. Le motif ? Ida Grinspan y racontait son arrestation, le 30 janvier 1944, par « trois gendarmes ». (…) « Ne stigmatisons pas une catégorie professionnelle qui, dans ces temps troubles, avait obéi aux ordres de l’autorité légitime », a-t-il déclaré à son adjoint en charge des affaires patriotiques.

Nous avons omis d’indiquer la fonction de cette personne pour éviter de stigmatiser les maires de France, et, dans les extraits précédents, les représentants d’autres catégories professionnelles, dont certains membres ont préféré suivre le devoir de désobéissance plutôt qu’obéir aveuglément aux ordres de l’autorité (quelle qu’ait été sa légitimité). Quant à l’article de Libé, il omet de préciser qu’il s’agissait de la lecture de cette lettre dans une classe de 3e à l’occasion de la Journée nationale du souvenir et de la déportation, et que l’adjoint en question était lui-même ancien gendarme, toujours selon la presse.

Ida Grinspan est une grande petite dame pleine de joie de vivre malgré les épreuves qu’elle a subies (et dont elle a parlé dans J’ai pas pleuré). Sans haine ni amertume, elle en transmet le souvenir dans des classes et à l’occasion de voyages dans le camp d’Auschwitz où elle avait été internée (c’est ainsi qu’on a fait sa connaissance). Il est triste de constater que cette parole peut encore être étouffée 60 ans plus tard, sous des prétextes fallacieux : après tout, c’est justement dans le cadre de leur fonction que ces individus ont agi ainsi, mais cela ne jette pas pour autant l’opprobre sur toute la profession.

C’est d’ailleurs à peine trois ans après la fin de la guerre qu’Orwell avait si bien décrit le phénomène de contrôle du message par le contrôle du langage :

Le vocabulaire du novlangue était construit de telle sorte qu’il pût fournir une expression exacte, et souvent très nuancée, aux idées qu’un membre du Parti pouvait, à juste titre, désirer communiquer. Mais il excluait toutes les autres idées et même les possibilités d’y arriver par des méthodes indirectes. L’invention de mots nouveaux, l’élimination surtout des mots indésirables, la suppression dans les mots restants de toute signification secondaire, quelle qu’elle fût, contribuaient à ce résultat.

L’altération des traces du passé affecte aussi la photographie, qui est moins que jamais un témoin objectif. Que ce soit pour des raisons politiques – on se souvient comment Staline a fait effacer des visages sur des photos après qu’il ait fait dispa­raître les personnes physiquement – ou esthétiques – des petites retouches sur un cliché sont plus efficaces qu’un long régime ou qu’une chirurgie plastique. Dans ce registre de la réécriture, il ne s’agit pas toujours d’effacer (qui, techniquement, est un rajout : on recouvre la partie à faire disparaître à l’aide d’autres parties de la photo) mais de rajouter ou de construire : ainsi, la célèbre photo de Lincoln date d’après sa mort et est constituée d’un portrait de la tête du président défunt et du corps d’une autre personne…

6 février 2009

« Tout ce terrain est une seule grande tombe »

Classé dans : Cinéma, vidéo, Histoire, Shoah — Miklos @ 2:30

Le camp d’extermination de Belzec a été soigneusement effacé. D’abord par les nazis en 1943, quand ils ont commencé à se rendre compte qu’ils auraient peut-être à rendre des comptes : ils rasent alors les chambres à gaz, tentent vainement de brûler les corps des quelque 600.000 Juifs qu’ils y ont exterminés à la descente du train de mars 1942 à 1943. Et aussi plus de soixante ans après : un vieillard polonais raconte, dans le saisissant documentaire de Guillaume Moscovitz diffusé hier, sa participation à la construction d’une des installations du camp. Puis il efface du pied le plan de la chambre à gaz qu’il avait esquissé dans le sable au bord de la route.

Les quelques villageois interviewés observaient de loin avec curiosité ce qui se passait en ce temps-là. Ils se souviennent encore des trains bondés aux wagons scellés, des cris « de l’eau, de l’eau ! », des colonnes de feu qui montaient dans la nuit des charniers et de l’insupportable odeur qui s’infiltrait partout aux alentours. Mais, comme le dit l’un d’eux avec reconnaissance, « On était obligé de supporter ça, mais heureusement ça n’a pas duré. Ce n’était pas très facile, mais grâce à Dieu, les gens ont survécu ». Les gens, il s’agit de ceux du village. Des Polonais.

Des déportés juifs il n’y a eu que deux survivants. Haïm Hirszman fut assassiné par des nationalistes polonais en 1946, le soir du premier jour de sa déposition devant la Commission historique juive. Rudolf Reder, décédé quelque vingt ans plus tard, a pu témoigner du silence de mort qui régnait lors du discours d’accueil qui annonçait aux arrivants qu’ils devraient prendre une douche puis partir travailler, des malades et des vieillards que l’on tuait directement au bord des charniers, des enfants que l’on jetait au-dessus des adultes dans les chambres à gaz, des monceaux de cadavres baignant dans des flaques de sang noirâtre sur lesquels on marchait, du corps de sa femme qu’il avait dû évacuer, parmi d’autres, de la chambre à gaz puis lui raser les cheveux.

Une femme d’un certain âge parle posément, dans un très bel hébreu. Bracha Rauffmann avait sept ans en 1942. Après l’arrestation de ses grands-parents et son père, sa mère avait quitté la ville avec elle pour retourner à Belzec – ironie du sort ! –, sa ville natale. L’enfant doit se réfugier d’abord dans les champs de blé qui la dissimulent du fait de sa petite taille, puis se terrer dans un trou dans le cimetière ; ensuite, elle est cachée chez une catholique profondément croyante : elle raconte les vingt mois qu’elle y a passés, quasiment enterrée vivante, recroquevillée, dans un réduit souterrain près de la porcherie, sans jamais sortir ni voir personne. Elle ne pouvait échapper à l’odeur pestilentielle des charniers humains avoisinants. Pour se retenir de hurler, elle se pinçait, se flagellait. Sa protectrice tâchait de venir tous les jours à proximité pour lui parler, et, quand il y avait un danger, elle se mettait alors à réciter ses prières à haute voix pour détourner l’attention. Bracha ne pouvait répondre qu’en chuchotant, et, dit-elle, « plus le temps passait, plus je murmurais bas, un murmure de silence ». Quand finalement elle est tirée hors du trou comme un bébé qu’on accouche, ce qu’elle réalisera adulte, elle ne sait même plus ce que sont les étoiles et la lune qui parsèment le ciel qu’elle aperçoit pour la première fois depuis si longtemps. Elle avait tout oublié.

Mes grands-parents paternels habitaient Rozwadow, un shtetl de la Galicie orientale. Les quelques cartes postales qu’ils écrivaient à leurs enfants qui avaient quitté la Pologne quand il était encore temps, témoignent de ce qu’a été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), dont le timbre porte l’aigle nazi et la croix gammée et où le nom de l’expéditeur est barré, ils griffonnent qu’on les emmène au bal, demandent de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Il ne reste même pas des cendres de mes grands-parents. C’est d’eux et de leurs compagnons de destin que Paul Celan écrit :

alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au creux des nuages on n’y est pas couché à l’étroit

À lire :
• Enzo Traverso : Paul Celan et la poésie de la destruction, 1997.
• Gitta Sereny, Au fond des ténèbres.
• Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, 2005.
• Jerzy Kosinski, L’Oiseau bariolé.
• …

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