Miklos
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6 février 2009

« Tout ce terrain est une seule grande tombe »

Classé dans : Cinéma, vidéo, Histoire, Shoah — Miklos @ 2:30

Le camp d’extermination de Belzec a été soigneusement effacé. D’abord par les nazis en 1943, quand ils ont commencé à se rendre compte qu’ils auraient peut-être à rendre des comptes : ils rasent alors les chambres à gaz, tentent vainement de brûler les corps des quelque 600.000 Juifs qu’ils y ont exterminés à la descente du train de mars 1942 à 1943. Et aussi plus de soixante ans après : un vieillard polonais raconte, dans le saisissant documentaire de Guillaume Moscovitz diffusé hier, sa participation à la construction d’une des installations du camp. Puis il efface du pied le plan de la chambre à gaz qu’il avait esquissé dans le sable au bord de la route.

Les quelques villageois interviewés observaient de loin avec curiosité ce qui se passait en ce temps-là. Ils se souviennent encore des trains bondés aux wagons scellés, des cris « de l’eau, de l’eau ! », des colonnes de feu qui montaient dans la nuit des charniers et de l’insupportable odeur qui s’infiltrait partout aux alentours. Mais, comme le dit l’un d’eux avec reconnaissance, « On était obligé de supporter ça, mais heureusement ça n’a pas duré. Ce n’était pas très facile, mais grâce à Dieu, les gens ont survécu ». Les gens, il s’agit de ceux du village. Des Polonais.

Des déportés juifs il n’y a eu que deux survivants. Haïm Hirszman fut assassiné par des nationalistes polonais en 1946, le soir du premier jour de sa déposition devant la Commission historique juive. Rudolf Reder, décédé quelque vingt ans plus tard, a pu témoigner du silence de mort qui régnait lors du discours d’accueil qui annonçait aux arrivants qu’ils devraient prendre une douche puis partir travailler, des malades et des vieillards que l’on tuait directement au bord des charniers, des enfants que l’on jetait au-dessus des adultes dans les chambres à gaz, des monceaux de cadavres baignant dans des flaques de sang noirâtre sur lesquels on marchait, du corps de sa femme qu’il avait dû évacuer, parmi d’autres, de la chambre à gaz puis lui raser les cheveux.

Une femme d’un certain âge parle posément, dans un très bel hébreu. Bracha Rauffmann avait sept ans en 1942. Après l’arrestation de ses grands-parents et son père, sa mère avait quitté la ville avec elle pour retourner à Belzec – ironie du sort ! –, sa ville natale. L’enfant doit se réfugier d’abord dans les champs de blé qui la dissimulent du fait de sa petite taille, puis se terrer dans un trou dans le cimetière ; ensuite, elle est cachée chez une catholique profondément croyante : elle raconte les vingt mois qu’elle y a passés, quasiment enterrée vivante, recroquevillée, dans un réduit souterrain près de la porcherie, sans jamais sortir ni voir personne. Elle ne pouvait échapper à l’odeur pestilentielle des charniers humains avoisinants. Pour se retenir de hurler, elle se pinçait, se flagellait. Sa protectrice tâchait de venir tous les jours à proximité pour lui parler, et, quand il y avait un danger, elle se mettait alors à réciter ses prières à haute voix pour détourner l’attention. Bracha ne pouvait répondre qu’en chuchotant, et, dit-elle, « plus le temps passait, plus je murmurais bas, un murmure de silence ». Quand finalement elle est tirée hors du trou comme un bébé qu’on accouche, ce qu’elle réalisera adulte, elle ne sait même plus ce que sont les étoiles et la lune qui parsèment le ciel qu’elle aperçoit pour la première fois depuis si longtemps. Elle avait tout oublié.

Mes grands-parents paternels habitaient Rozwadow, un shtetl de la Galicie orientale. Les quelques cartes postales qu’ils écrivaient à leurs enfants qui avaient quitté la Pologne quand il était encore temps, témoignent de ce qu’a été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), dont le timbre porte l’aigle nazi et la croix gammée et où le nom de l’expéditeur est barré, ils griffonnent qu’on les emmène au bal, demandent de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Il ne reste même pas des cendres de mes grands-parents. C’est d’eux et de leurs compagnons de destin que Paul Celan écrit :

alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au creux des nuages on n’y est pas couché à l’étroit

À lire :
• Enzo Traverso : Paul Celan et la poésie de la destruction, 1997.
• Gitta Sereny, Au fond des ténèbres.
• Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, 2005.
• Jerzy Kosinski, L’Oiseau bariolé.
• …

4 commentaires »

  1. C’est un billet fort émouvant qui m’a beaucoup touché. Notamment la carte postale. Elle illustre parfaitement ce que l’on a « l’habitude » de lire (les différents témoignages des rescapés), mais pas l’habitude de ressentir. En effet, s’il arrive que l’on voit les vestiges de certains camps, les photos et les effets personnels des juifs exterminés, il est rare que ceux-ci puissent être relié au présent tant l’extermination a été. Et même les documentaires n’arrivent pas toujours à restituer une telle émotion, empesée par le carcan scolaire ou intellectuel. Si Shoah de Lanzmann m’a ainsi fait une forte impression, la « Shoah par balles » du Père Desbois ne m’a pas tant ému, bien qu’il ait d’indéniables qualités. Mais je reviens à votre carte. Je vois là la coupure entre deux mondes, deux temps… Un avant et un après. Comment peut-on encore aller au bal après ? Comment ? A la manière de Celan, en déconstruisant pour reconstruire, en réhabilitant la langue, le propre de la pensée ? Sans doute.

    Votre citation de Celan est donc à mon sens fort à propos ; pour ma part j’avais retenu après diverses lectures, un autre poème qui commençait ainsi « Niemand knietet uns wieder aus Erde und Lehm ». Ce n’est certes pas Todesfugue mais c’est un de ceux qui a le plus retenu mon attention. Je vous remercie d’ailleurs car ce n’est pas à Miklos que je dois la découverte de Paul Celan mais à l’animateur d’Anti-Rev, c’est là que j’ai découvert par hasard Paul Celan à travers le texte d’Enzo Traverso, sur lequel je fais diverses recherches suite à la lecture de « La pensée disparue ». Cela m’a ensuite permis de lire « Entretien sur la montagne ». La puissance, l’intensité des images, des évocations font de court texte un chef d’œuvre de littérature et de vie. C’est comme cela que je comprends votre billet, que la littérature est la vie. Il y a des jours je le croie, d’autres moins. Celan est encore là pour témoigner, Améry aussi.

    Commentaire par Szekely — 9 février 2009 @ 20:39

  2. Merci pour ce commentaire. J’avais rencontré Enzo Traverso – je ne sais plus comment ! – à plusieurs reprises, après avoir été particulièrement impressionné par son écriture claire et riche et par sa pensée qui brasse et donne à voir, à l’instar de peintres et de graveurs de la Renaissance, des paysages avec une perspective qui va jusqu’à l’infini, le lieu où l’on se met à penser soi-même, en quelque sorte. J’ai été très honoré qu’il m’autorise à mettre certains de ses essais sur le site que vous mentionnez.

    Je n’ai pas « aimé » Shoah de Lanzmann : il (Lanzmann) y est trop présent et pesant à mon goût. Le documentaire sur Belzec s’inspire du « langage » cinématographique de Shoah (cadrage sur l’interviewé alternant avec les paysages actuels, paisibles voire beaux, de lieux qui étaient l’enfer sur terre, les pauses après les réponses comme pour les laisser bien faire leur chemin en notre for intérieur, qu’on en saisisse le poids saisissant) mais une différence qui fait pour moi toute la différence : on entend très rarement le réalisateur mais quasiment toujours la voix de l’interprète polonais, qui ne véhicule donc pas toute l’émotion de celle de Lanzmann (souvent accompagnée d’une ironie qui ne laisse pas de place à la nôtre, comme les bandes son d’applaudissements dans un sitcom).

    Belzec m’a touché, d’abord parce que je ne savais pas que le film allait passer (je regardais cette chaîne d’un œil en faisant autre chose), parce que je tente de ne plus me plonger dans les documents ou témoignages de cette époque (ce n’est pas par indifférence, mais bien au contraire : j’en suis de plus en plus affecté), et parce que – comme je le dis à la fin – je suppose que c’est là que mes grands-parents ont « disparu » ; et même si ça ne l’est pas (ils n’ont peut-être même pas pu y arriver vivants, si c’était leur destination finale), il est plus facile pour les survivants de savoir, ou de penser savoir, où se trouve le tombeau de leurs proches disparus que de l’ignorer à jamais, le temps éternellement suspendu.

    Commentaire par Miklos — 9 février 2009 @ 23:15

  3. [...] participer à la construction d’une ville, Tel Aviv. Il s’y fit une autre vie, mais ses parents furent raflés en 1942, et sa première femme, qu’il avait épousée en Pologne, s’y trouva coincée quand [...]

    Ping par Miklos » Le tragique destin des immigrés — 10 janvier 2010 @ 12:05

  4. [...] tolérants et généreux malgré les conditions extrêmes de leur vie, entre pauvreté et pogroms, disparurent en 1942 ainsi que la première femme de [...]

    Ping par Miklos » Je ne suis pas un Français de souche — 14 mars 2012 @ 22:02

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