Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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30 août 2006

J’ai toujours aimé lire

Classé dans : Littérature, Livre — Miklos @ 0:29

Dans le salon de l’appartement où j’ai grandi il y avait une grande bibliothèque. S’y trouvaient les livres de ma mère – en français, en anglais et en russe, dans les domaines des arts et de la littérature, romans, essais, poésie ou théâtre – et ceux de mon père – littérature séculière et religieuse, israélienne contemporaine et d’Europe centrale plus classique en hébreu et en yiddish. Il n’y avait rien d’interdit : si certains livres se trouvaient intentionnellement sur une étagère un peu haute, il suffisait que je grimpe sur un tabouret pour m’en saisir avec délectation et à certaines heures de la nuit. J’avais appris à lire avant même d’arriver à l’école, et j’étais devenu bibliophage : je dévorais tout ce qui me tombait sous la main, que ce soit Julien Green ou Julien Gracq (que j’avais du mal à distinguer, au début, à cause de la ressemblance de leurs noms), Maurois ou Mauriac (même problème), D. H. Lawrence (qui m’avait beaucoup troublé), Pearl Buck, Saroyan ou Agatha Christie (dont j’ai tout lu, même les romans psychologiques qu’elle avait publiés sous le pseudonyme de Mary Westmacott), Camus, Kafka, Huxley ou Gide, Poe, Dickens, Kipling ou Lewis Carroll…

Puis je commençai à m’acheter des livres, qui se rajoutèrent à ceux que l’on m’offrait – c’était le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire. Parmi ces derniers, je me souviens particulièrement des Contes et légendes du Japon (qui comprenaient l’histoire fort impressionnante d’un seigneur dont la femme se transformait la nuit en chat pour boire de son sang) et de ceux de Suisse (dont il me restera une fascination pour le canton d’Uri et pour la ville de Berne), de Sans famille d’Hector Malot, qui m’avait brisé le cœur, de la magie souriante des Contes du Lundi de Daudet et de l’étincelante clarté de ceux d’Andersen.

Je n’avais de cesse de lire, et je pouvais « finir » deux ou trois livres dans la journée ou la soirée. Je lisais partout, même en marchant dans la rue (ce que je fais encore). Je me souviens d’avoir eu à lire Guerre et Paix au lycée : une fois commencé, je n’ai pu reposer le livre avant de l’avoir terminé (depuis ce jour-là, je n’ai plus osé lire la grande littérature russe, de crainte d’y être à nouveau aspiré ainsi). Ma mémoire quasi photographique me permettait de me rappeler à quel endroit dans le livre se trouvait un épisode particulier, et mon attention aux détails me faisait tout saisir malgré cette lecture express.

C’est en première que ma vie bascula : j’y étais arrivé avec une connaissance pitoyable de l’anglais. L’instituteur, vieux roublard de la pédagogie, repéra très vite que j’étais doué pour les langues (et pour cause) et d’une nonchalante paresse. En quelques jours, il piqua mon orgueil tel un cavalier sa monture, et me fit me lancer à corps perdu dans l’étude de cette langue. C’était un maître exceptionnel : au cours de notre lecture de Julius Cesar de Shakespeare, il nous enseignait non seulement le vocabulaire et la grammaire, mais nous faisait goûter l’art du poète et du dramaturge, la micro et macro-structure de l’œuvre. C’était une révélation, et je passai l’été qui suivit à lire toutes les pièces de Bernard Shaw (il y en avait 52) et les essais de George Orwell (il y en avait plusieurs volumes), deux des auteurs qu’il nous avait fait découvrir cette année-là. Ces livres font toujours partie de ma bibliothèque.

La seule fois où j’avais voulu en faire l’inventaire, les ordinateurs avaient la taille d’un container de transport maritime, et je m’étais arrêté après avoir péniblement rempli 1700 fiches de bristol. C’est dire qu’elle excédait ce chiffre alors, et pas de peu. Depuis, s’y sont rajoutés ceux des livres de mes parents que j’ai gardés, et ceux que j’ai acquis plus tard. Il y a une semaine, poussé par la nécessité, j’ai trouvé une petite merveille [cf. opinion révisée] qui m’a permis de cataloguer quelque 750 ouvrages en quatre ou cinq soirées (un peu longues). À ce rythme, je devrai avoir fini dans deux mois.

Ce logiciel (pour Mac et PC), dont l’interface est localisée dans de nombreuses langues dont le français, offre deux modes de saisie :
• manuel, où l’on renseigne les champs un à un ; il y en a de nombreux (outre ceux auquels on s’attend), y inclus la possibilité de détailler le chapitrage, de rajouter des liens externes (Amazon s’y rajoute tout seul…), le prix, etc. L’interface est ergonomique et permet de saisir assez rapidement (assistances sur listes avec les valeurs précédentes). On peut se créer une taxonomie (à un niveau ; ce sont en fait des mots-clé).
• automatique, où l’on saisit (ou scanne, si on a un lecteur de code à barre chez soi ; moi non) le numéro ISBN ou celui du code à barre, ou le titre et l’auteur d’un ou de plusieurs ouvrages, et on lance la recherche. Celle-ci interroge une ou plusieurs sources au choix (des bibliothèques nationales et les sites Amazon de plusieurs pays), et récupère les réponses, qu’elle peut fusionner ou laisser choisir. Une fois la fusion effectuée, on peut corriger et enrichir les notices, puis les importer dans la base (on peut les modifier plus tard). Avec des ouvrages possédant un ISBN, il est possible d’en cataloguer ainsi 50-100 à l’heure. Quant aux autres, on les trouve souvent dans les BN, mais aussi, oh surprise !, chez Amazon (et parfois uniquement là-bas), où le logiciel récupère aussi, le cas échéant, l’image de la première de couverture.

En outre, ce logiciel offre aussi les fonctionnalités suivantes :
• la gestion du prêt (fini, les petits papiers sur lesquels on a marqué qui a pris quoi et qu’on ne retrouve pas) ;
• l’export vers le web ou vers du PDF, voire du XML, d’un choix de champs. La sortie web n’offre pas de recherche. Voici des exemples de quelques-unes des notices détaillées produites par le mode automatique suivi d’une éventuelle correction : 5202 (le résumé est récupéré automatiquement, je précise), 2331, 3739 ou 2333 (les « sujets » sont récupérés de la Bibliothèque du Congrès).
• en mode local : des recherches efficaces, la modification simultanée d’un lot de notices.
• la mise à jour automatique du logiciel (passage à une nouvelle version).

Quelques limitations à signaler :
• pas de gestion de périodiques ;
• pas d’Unicode (donc problèmes avec les polices nordiques, et aucune police non latine) – les éditeurs du logiciel m’ont dit qu’ils pensaient le rajouter.
• les rôles des personnes physiques sont assez limités (il y a « préface » – pour auteur de la préface – mais pas introduction ou postface) – on pallie avec la zone de notes.
• impossibilité de rajouter une source à consulter (catalogue en ligne) ; la raison en est simple : la connexion, l’interrogation et la récupération des réponses est particulière à chaque source et peut nécessiter des changements importants dans le logiciel lui-même.
• la traduction française est en général bonne, sauf pour « Bibliothèque britannique »…

La rapidité du logiciel est exemplaire (à ma question, ils ont indiqué que les performances devaient rester bonnes jusqu’à 5000-10 000 ouvrages). Pour se connecter aux bibliothèques nationales, il utilise le protocole Z3950. C’est un partagiciel, gratuit jusqu’à 100 ouvrages, et à un prix raisonnable pour la licence complète.

Après cette réussite, j’ai essayé leur logiciel de catalogage de disques, mais il ne me convient pas : je souhaite savoir quelles œuvres (en général classiques) se trouvent sur mes disques et dans quelles interprétation, et non pas quelles pistes. Or les bases de données en ligne qui permettent la récupération automatique des métadonnées de disques ne sont faites que pour la musique de variété, et ne comprennent pas d’information de plus haut niveau.

24 août 2006

Entre l’un et l’autre

Classé dans : Cinéma, vidéo, Littérature, Société — Miklos @ 1:10

N’est pas Freud qui veut : le regard sur l’autre est souvent plus perspicace que l’auto-analyse. Ce n’est pas uniquement le cas pour l’individu face à l’autre, mais aussi face au groupe. C’est ainsi que l’outsider (l’étranger, le marginal) peut percevoir l’essence d’une société mieux (ou pour le moins autrement) que ses propres membres : ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans, la perspective et l’angle de son regard lui en donnent une vision particulière, plus aiguë. Dans sa quête d’intégration, il est capable d’adopter ces traits de caractère mieux qu’un autochtone, quitte à en devenir l’archétype. C’est ainsi que Joseph Conrad ou Eugène Ionesco, nés en Pologne et en Roumanie, sont considérés comme de grands écrivains « typiquement » anglais et français, et l’allemand Jacques Offenbach comme le plus français des compositeurs d’opérette (lui qui n’avait jamais perdu son « lourd » accent), tandis que son compatriote Thomas Nast (1840-1902) est incontestablement le plus grand caricaturiste américain de son époque (et inventeur de l’âne et de l’éléphant comme symboles des partis démocrate et républicain).

Mais c’est à Hollywood que ce phénomène prend une tournure particulière, avec l’arrivée, dès le début du XXe s., d’une vague d’immigrants1 nés dans les communautés juives d’Europe centrale : Warner, Fox, Goldwyn, Mayer, Tahlberg ou Zukor deviendront les tycoons de l’industrie cinématographique, et inventeront de toutes pièces le « rêve américain », l’image d’un pays accueillant, tolérant et optimiste – ce qu’il n’était pas vraiment, il suffit de se souvenir du sort réservé aux Indiens et à bien d’autres minorités – mais qui deviendra son idéal et son symbole universel dans la foulée de la diffusion de leurs films2. Cette volonté farouche d’intégration à ce qui leur semblait le plus typique est d’ailleurs fort bien illustrée dans le tout premier film parlant, Le Chanteur de jazz, lorsque Jackie Rabinowitz, fils d’un chantre juif traditionaliste, se noircit le visage pour chanter du jazz dans un cabaret : le marginal américain typique n’est pas le Juif immigré, mais le Noir et sa musique. Quant à ce dernier, il tentait surtout d’échapper à sa négritude qui n’avait rien de pittoresque ou de romantique – jusqu’à se blanchir le visage et à s’en retailler les traits, comme le fera bien plus tard un certain Michael Jackson.

Mais il y a pire que la situation du marginal : celui de l’entre-deux, du métis (ethnique, culturel, social ou sexuel), rejeté tout à la fois par la majorité et par la minorité, et qui ne parvient à s’identifier totalement ni à l’une ni à l’autre. Plus la société dans laquelle il vit est conformiste, plus il en bave. C’est ce qu’illustre fort bien La Croisée des destins (Bhowani Junction, en anglais3), dont la projection a inauguré la saison de la Cinémathèque française et son intégrale consacrée à George Cukor (né à New York dans une famille d’immigrés juifs de Hongrie). Victoria Jones (Ava Gardner), fille d’un conducteur de train gallois (Edward Chapman) et d’une indienne, est un officier subalterne d’une garnison britannique dans une Inde où fermente la révolte, peu de temps avant son accession à l’indépendance. D’une élégance toute anglaise, elle est méprisée par certains de ses collègues (qui la traitent de chee chee), sans pour autant être considérée comme indienne par les indigènes. C’est à l’occasion d’une scène d’une violence psychologique rare – l’humiliation de manifestants non violents par des intouchables, à l’instigation d’un officier britannique (Stewart Grainger) – qu’elle prend conscience de la partie indienne de ses origines, tandis qu’un de ses amis (Bill Travers), anglo-indien comme elle, fera le chemin inverse. Elle tentera de s’y conformer, tout d’abord en adoptant le sari et la coiffure traditionnels – typiquement premier pas des converts –, en insistant pour affirmer, aux yeux des Anglais, sa nouvelle identité. Elle essayera en vain tomber amoureuse d’un Sikh fort sympathique (Francis Matthews) et pacifiste – dont la mère (l’excellente Freda Jackson) est une farouche nationaliste – pour l’épouser et se convertir à sa religion. Mais elle ne pourra parvenir au bout de sa démarche : elle sent que son adhésion ne sera pas complète. C’est alors qu’elle réalise que son identité doit se construire de l’intérieur, et non pas par mimétisme et par conformité avec un groupe ou un autre.

Autour de cette ligne directrice est construite une trame fort riche et intéressante (à part les quelques vingt premières minutes du film, qui peine à démarrer) qui mêle l’histoire d’une nation en devenir avec sa violence et ses contradictions, et une complexe histoire de désir, de jalousie et d’amour. Ce film d’une grande tension autour des conflits d’identité et d’intérêt personnels et collectifs est ponctué de pauses d’humour qui permettent de reprendre son souffle. Si le jeu des acteurs est sans reproche, ce sont surtout les mouvements de foule – lors de manifestations paisibles ou violentes, dans des ruelles bondées – qui sont exceptionnels dans leur densité et leur ampleur épique, à la mesure des soubresauts de ce sous-continent.

Notes :
1 Quelques 26 millions d’immigrants arriveront aux États-Unis de 1870 à 1920 – suite, principalement, aux tourmentes politiques en Europe –, plus de quatre fois plus que durant les cinquante ans qui avaient précédés cette période. (Cf. « The Immigrant Eye » de Lori Jirousek).
2 C’était le sujet de la conférence de Neal Gabler le 29 juin dernier dans le cadre des Revues parlées du Centre Pompidou, à l’occasion de la sortie en France de son livre Le Royaume de leurs rêves : la saga des Juifs qui ont fondé Hollywood (Calmann-Lévy, prix du meilleur livre étranger sur le Cinéma).
3 Le film est tiré d’un roman éponyme de John Masters (sa traduction française est sortie chez Press Pocket en 1967), lui-même officier et descendant d’une famille d’officiers de l’armée britannique en Inde, à l’instar du Colonel Savage dans le film. Si la plupart de ses « romans indiens » ont été traduits en français, ce n’est le cas que de la première partie de son autobiographie ; il semblerait que The Road Past Mandalay, un texte d’une intensité tragique, ne l’ait pas été.

19 août 2006

David Grossman : notre famille a perdu la guerre.

Classé dans : Littérature, Politique — Miklos @ 15:32

Le Seigneur a foulé tous mes plus gentils compagnons dedans moi, il a crié les vaugues contre moi pour rompre mes jeunes gens, le Seigneur a treppé en un pressoir la pucelle fille Judée. Pour telles causes je pleure. Mes yeux, mes yeux jettent de l’eau, car je n’ai nul qui me console pour me recréer l’esprit. (Lamentations de Jérémie, trad. Castellion)« Voilà trois jours que presque chacune de nos pensées commence par une négation. Il ne viendra plus, nous ne parlerons plus, nous ne rirons plus. Il ne sera plus là, ce garçon au regard ironique et à l’extraordinaire sens de l’humour. Il ne sera plus là, le jeune homme à la sagesse bien plus profonde qu’elle ne l’est à cet âge, au sourire chaleureux, à l’appétit plein de santé. Elle ne sera plus, cette rare combinaison de détermination et de délicatesse. Absents désormais, son bon sens et son bon cœur. » (Suite…)

Dimanche 20 août 2006, à 19h sur Arte

En août 2005, Daniel Barenboim et son orchestre de jeunes musiciens arabes et israéliens West-Eastern Divan, jouaient à Ramallah : un moment hautement symbolique diffusé en direct par Arte. Cet été, ils sont à nouveau au cœur de l’actualité et la chaîne se mobilise pour accompagner cette incroyable aventure humaine et artistique avec la retransmission en direct de l’un des concerts de leur tournée estivale. Au programme :
• 19h00 : Beethoven, Ouverture Léonore n°3, op.72
• 19h25 : Bottesini, Fantasia pour deux contrebasses sur un thème de Rossini
• 19h40 : Andrea Fies et ses invités, à propos de ceux qui se battent pour la paix
• 20h10 : Brahms, Première symphonie

17 août 2006

Mais où est donc Ornicar ?

Classé dans : Langue, Sciences, techniques — Miklos @ 20:59

Il avait relevé dans le bottin les numéros de quelques collègues, qu’il nota soigneusement avec son bic dans un calepin de moleskine ; puis il les appela un à un, mais ils étaient tous absents. Bon bougre, il fit contre mauvaise fortune bon cœur : dans son frigidaire, il trouva un sandwich rassis (bien que pasteurisé) et une clémentine desséchée qu’il jeta à la poubelle ; en guise de balthazar, il ne lui restait qu’une charlotte qu’il dégusta avec un kir. Puis il décida de s’envoyer en l’air tout seul. Il sortit de chez lui vêtu d’une dalmatique chatoyante et coiffé de son panama, et s’offrit un tour en montgolfière du côté de Balleroy, après s’être assuré qu’il avait quelques kleenex dans la poche de son mackintosh, en cas de courant d’air. Dans ces hauteurs éthérées, pas un bruit de klaxon, ce qui le changeait de son quotidien de chauffeur de limousine. Rentré chez lui, il ferma les persiennes, éteignit sa lampe de bakélite et s’endormit. (Miklos, Le Journal inexistant de Mr Personne)

Ce texte bucolique évoque le souvenir de Sébastien Bottin (fondateur, en 1796, de la société qui porte toujours son nom), du Baron Bich (« un homme de pointe »), d’Ambrogio Calepino (lexicographe italien du quinzième siècle), de John Montagu comte de Sandwich (père du fast food d’époque), de Louis Pasteur (qui n’était pas médecin comme on pourrait le croire, mais chimiste), du Père Clément (qui s’appelait Vital Rodier avant d’entrer dans les ordres ; s’il ne l’avait fait, aurait-on appelé le fruit auquel il a donné son nom vitaline ?), du préfet Eugène-René Poubelle (dont la carrière le mènera ad astra per aspera, des égouts au Vatican), de Balthazar (ce fils de Nabuchodonosor plus connu encore pour son festin – célébré par Rembrandt, par Calderón de la Barca et par Benjamin Fondane – que Babette), d’une Charlotte anonyme, du chanoine Félix Kir (l’inventeur étonnant de cet élixir que n’aurait pas désavoué le Révérend Père Gaucher), des frères Joseph-Michel et Etienne-Jacques Montgolfier (dont l’un des célèbres émules fut le magnat de la presse Malcolm Forbes), de Charles Macintosh (chimiste écossais qui découvre en 1823 un solvant idéal du caoutchouc permettant l’imperméabilisation des tissus) et de Leo Hendrik Baekeland (cet américain né en Belgique a aussi inventé le papier photo­gra­phique), tout en passant sous silence le Dr Guillotin et Vidkun Quisling de sinistre mémoire. Il fait allusion aux Bulgares, à la Dalmatie, au Limousin, au Panama et à la Perse. Mieux encore, il utilise les noms de marque Frigidaire®, Klaxon® et Kleenex®.

Ce procédé de dérivation de noms communs à partir de noms propres (dit « par antonomase ») enrichit la langue en créant des néologismes, et signale le passage du particulier au générique ; une fois adoptés, ces mots se lexicalisent. L’anglais – et surtout sa variante américaine – se prête bien mieux que le français à l’accroissement constant de son vocabulaire de cette façon (et de bien d’autres aussi), du fait du pragmatisme efficace de la société où il se parle. Parmi les nombreuses transformations à l’œuvre dans cette langue, la conversion d’un nom propre en verbe n’est pas rare, tandis que le français rechigne à l’accepter (lister et nominer en sont un bon exemple) : to xerox (« photocopier », dérivé du nom de Xerox, fabriquant de photocopieurs) ou to fedex (« expédier un paquet urgent en 24 heures »). Les compagnies concernées sont plutôt contentes de ce phénomène qui contribue à la popularité de leur nom de marque : l’un des vice-présidents de Federal Express s’enorgueillissait que sa société avait débuté par l’envoi de douze colis pour se transformer en une compagnie qui est devenue en 2006 un verbe (cité par Randy Savicky).

Mais cela ne plaît pas à tout le monde : un néologisme récent a eu l’heur de déplaire au titulaire d’un nom de marque mondialement connu (et pour cause) : il s’agit du verbe « to google » (avec les guillemets, en souvenir de l’imprimeur Guillaume), qui signifie « chercher dans [le moteur de recherche] de Google® », et, par extension, « chercher sur l’internet ». Ce géant, non content de contrôler toute l’information du monde, veut maintenant policer la langue, à l’instar du Ministère de la Vérité de George Orwell : considérant que cette utilisation « banalise » son nom de marque, il a envoyé une lettre au vénérable Washington Post dans laquelle il qualifie cet usage de généricide (encore un néologisme, à moins qu’ils ne l’aient breveté avant d’envoyer leur missive). Et comme il trace tout, il pourra retrouver les autres contrevenants et les assigner en justice, bien plus aisément que les sociétés de droit d’auteur à la recherche des abus du P2P.

Ridicule ? À l’ère où les mots se vendent (noms de domaine, mots utilisés par les moteurs de recherche pour incruster de la publicité dans les pages consultées…), leur propriété est devenue un marché fort juteux. Les noms communs devenus propres et interdits à la consommation, quel vocabulaire restera dans la novlang des générations à venir ? Quelques conjonctions, comme dans le titre de cet article ?

1 août 2006

Nestor et la script girl négligente

Classé dans : Cinéma, vidéo, Shoah — Miklos @ 18:30

Pour le chrétien que trouble la chose juive, un ghetto est toujours plein d’énigmes. Celui de Paris est enjolivé d’enseignes ravissantes, de réclames pour pensions yddisch de Deauville, d’affiches relatives à quelque théâtre juif, rehaussées de ferrures et d’ornements architecturaux. C’est un département humain immonde et splendide, peint, criard, ouvragé, rembourré de richesses clandestines, d’accumulations singulières, d’où partent des cours et des ruelles difformes et fangeuses, de sentiers de maison puantes, bordées de magasins dont les inscriptions hébraïques composent un paysage graphique aussi biscornu que ténébreux. Léon-Paul Fargue, Un Piéton de Paris, cité par Nina Gorgus.

Ténébreux indeed. Ce n’est que le zapping fortuit d’une après-midi pluvieuse de vacances qui donne l’occasion de tomber sur les exploits de Nestor Burma et de Florimont Faroux, l’archétype du couple détective privé – commissaire de police, à l’instar de Poirot et de Japp ou de Sherlock Holmes et de Lestrade (voire du trio, si l’on compte leurs assistants Zavatter, Hastings et Watson). L’humour généralement fin et parfois guilleret mais jamais vulgaire, le décor réaliste et quelque peu désuet des années 50-60 en clair-obscur, le jeu au second degré de chat et de souris de Guy Marchand et de Pierre Tornade – excellents dans leur caractérisation truculente et intelligente des personnages, l’un fin et l’autre enrobé – leur donnent un air très frenchie, léger et pétillant : tout est dans l’atmosphère et dans les détails, et les détails y sont soignés, sans pour autant être cousus de trop de fil blanc.

Pourtant, c’est par là que péchait l’épisode diffusé aujourd’hui (« Du Rebecca rue des Rosiers ») et réalisé par Maurice Frydman. L’intrigue se passait dans le vieux quartier juif du Marais (avec un clin d’œil anachronique amusant à sa faune de nuit actuelle), plus connu par les cognoscenti sous le nom de pletzl. Y convergeaient les fils d’une histoire de déportés et de miliciens, de nazis réfugiés en Amérique du sud et de trafiquants, pour culminer en meurtres et enlèvements. Jusqu’ici, rien d’inhabituel pour le genre.

Mais voilà. Burma découvre dans le sac d’Esther Abramovitch assassinée (à l’aide d’un poignard nazi, indice très subtil surtout lorsqu’il s’agit d’une victime juive dans le Marais) une grosse clef à laquelle est attachée une étiquette portant une inscription qu’il ne peut déchiffrer. Non seulement c’est de l’hébreu pour lui, ça l’est pour tout le monde, puisque c’est la langue dans laquelle sont écrits ces quelques mots. C’est la fille des Blums, patrons de la librairie Bibliophane de la rue des Rosiers, qui la lui lira : 7 rue Vieille-du-Temple (quasiment au coin de la rue du Renard). Or l’œil d’un hébraïste averti aurait remarqué qu’elle indiquait 7 rue du Bourg Tibourg… Même quartier, mais pas du tout la même maison : cette dernière se trouve près de la rue du Roi-de-Sicile. Et pourtant, la clef ouvrira la porte d’une cave rue Vieille-du-Temple (immeuble tagué de graffiti plus années 90 que 60), où Burma découvrira une partie du pot aux roses.

Quant à l’enveloppe de la lettre envoyée de Caracas à la poste restante de la rue de Moussy à l’intention de Mr Ramovi (le Moriarty de l’affaire), elle n’indiquait même pas le pays. Comment aurait-elle pu arriver à temps pour permettre à Burma de l’intercepter sous le nez de son destinataire et de subtiliser les trois millions de dollars que la belle Sheila devait remettre à Ramovi ? Ce milicien, tortionnaire à l’infâme 93, rue Lauriston (siège de la « Carlingue », ou « Gestapo française », durant l’occupation) et assassin alors comme aujourd’hui, avait la curieuse mais commode habitude de s’installer dans les résidences de ceux qu’il éliminait (grâce à quoi Burma le retrouvera facilement avant la fin des quatre-vingt-dix minutes de cet épisode) – à commencer par la cave d’Abramovitch pour finir par l’appartement du journaliste trop curieux qui l’avait traqué : Esther était sa petite amie, et elle voulait savoir ce qu’il était advenu à son grand-père.

D’ailleurs, on peut se demander (on ne le saura jamais) pourquoi Ramovi avait tué Abramovitch en 44, tandis que l’intrigue fait comprendre qu’il l’avait protégé en tant qu’« assurance vie » pour l’après-guerre (s’il avait un ami juif, il ne pouvait pas être si pourri que ça), mais on en n’est plus à une contradiction près, et ça ne change rien au suspense. Et les trois millions ? Burma devait les remettre à leur légitime propriétaire, un truand vénézuélien auquel Ramovi les avait subtilisés et qui tenait Hélène, la secrétaire de Burma, en otage. Il fera d’une pierre deux coups : il laisse Florimont cueillir la fleur de la pègre sud-américaine, et donne le gros du pactole, après y avoir prélevé ses frais, aux Blums (qui avaient adoptés Esther, vous suivez toujours ?) pour leur permettre de partir s’installer en Israël, ce qu’ils souhaitaient faire après ces malheureux événements.

Et cet épisode plein de bruit et de fureur se clôt sur une bonne histoire juive bien authentique, celle-là :

Burma : Mr Blum, pourquoi êtes-vous venu de Pologne en France, c’est à cause de l’antisémitisme ?
Blum : Non, je ne pouvais pas me plaindre.
Burma : Alors à cause de l’argent ?
Blum : Oh non, je ne pouvais pas me plaindre.
Burma : Mais est-ce à cause de la nourriture ?
Blum : Mais non, je ne pouvais pas m’en plaindre.
Burma, exaspéré : Mais pourquoi donc êtes-vous venu de Pologne, si vous ne pouviez vous y plaindre de rien ?
Blum : Parce qu’en France j’ai le droit de me plaindre de tout ça.

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