Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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25 mai 2007

De la servitude volontaire, ou : voulez-vous jouer avec moâ ?

Classé dans : Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 18:19

« Chose vraiment étonnante — et pourtant si com­mune qu’il faut plutôt en gémir que s’en ébahir —, de voir un million d’hommes misé­ra­blement asservis, la tête sous le joug, non qu’ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu’ils sont fascinés et pour ainsi dire ensor­celés par le seul nom d’un, qu’ils ne devraient pas redouter — puisqu’il est seul — ni aimer — puisqu’il est envers eux tous inhu­main et cruel. » — Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire.

Les ordinateurs sont considérés comme une aide (ou une prothèse) de plus en plus indispensable à l’homme. Du fait de la démultiplication de leur puissance de calcul, de la baisse de leurs coûts et des capacités accrues des réseaux, ils sont attelés en multitude d’un bout du monde à l’autre, pour effectuer, tels une immense foule d’esclaves, des tâches d’une complexité inouïe, sur Terre comme au Ciel. Or il s’avère qu’il y a des problèmes qu’ils sont encore incapables de résoudre aussi bien que leur Créateur leurs créateurs, et donc de s’y substituer finalement.

C’est là qu’intervient un jeune chercheur génial1 de la grande université Carnegie Mellon, Luis von Ahn. À la base de ses travaux extraordinaires le constat suivant : l’humanité vivant en symbiose croissante avec l’ordinateur, pourquoi ne pas l’atteler elle pour contribuer à la résolution des problèmes qu’elle pose à ce qui est en passe de devenir son futur maître – l’avatar du aide-toi toi-même, mais par ordinateur interposé ? Et comme le jeu est une nécessité, voire une drogue, pour l’homme, si on rend cette activité ludique, il trouvera plaisir à cette servitude volontaire et en redemandera. Surtout si elle est informatique : le nombre de participants à des jeux informatiques en réseau, leur dépendance à cette activité et le temps qu’ils y passent, le démontrent bien.

L’un de ce genre de problèmes auquel von Ahn s’est attaché est celui de l’indexation d’images : les principaux moteurs de recherche identifient des images (pour permettre de les retrouver) en se basant non pas sur leur contenu2 mais sur le texte qui se trouve dans son voisinage (titre de la photo, mots de l’adresse, etc.), et donc avec une mesure de succès inégale ; or l’homme le fait rapidement et bien3. Von Ahn a inventé un jeu en ligne, appelé The ESP Game (« jeu de la perception extrasensorielle », qui ne voudrait pas y jouer ?) qui fonctionne de la façon suivante : les participants sont appairés par le système et ne peuvent communiquer directement ; une image identique, choisie aléatoirement sur le Web par le dispositif, s’affiche sur leurs écrans ; l’un et l’autre saisissent des mots ou des expressions qui décrivent, selon eux, l’image. S’ils trouvent le même mot, ils gagnent des points (ce défi – présenté comme celui de deviner ce que l’autre pense – participe de l’effet ludique, ) et le mot est retenu par le système – qui empêchera sa réutilisation par d’autres joueurs amenés à décrire éventuellement cette même image ; plus la liste de mots interdits (appelés « tabous », ce que l’on veut toujours dépasser…) est longue, plus le nombre d’images que le couple choisit au départ d’identifier est élevé, plus le score pour une identification simultanée est élevé. Ainsi, le vocabulaire servant à décrire chaque image s’enrichit, au fil des jeux. Selon von Ahn, il suffirait de deux mois à 5 000 joueurs pour identifier de façon satisfaisante4 toutes les images qu’indexe Google – ce qui ne devrait pas être trop difficile : certains joueurs y passent déjà plus de 40 heures par semaine. Un autre jeu qu’il a conçu est destiné à aider l’ordinateur à reconnaitre des composantes d’images et de les localiser dans l’image : ceci permettra aux moteurs de recherche d’images de fournir des réponses en détourant dans celles-ci la partie qui correspond à la requête, de même que la plupart le font déjà pour la recherche de texte.

Von Ahn n’en est pas à son premier coup de maître : il est l’inventeur des « captcha »5, dispositif qui affiche à l’écran de l’utilisateur potentiel d’un service un texte déformé de telle façon que les ordinateurs ne peuvent l’identifier, contrairement à un être humain ; l’utilisateur devra le saisir au clavier afin de passer à l’étape suivante. Ceci permet d’éliminer les abus croissants de ces services destinés à l’origine à des personnes, mais faisant l’objet d’utilisation par des « robots » à des fins diverses et variées ; par exemple, la possibilité de commenter des blogs est la cible de ce type d’attaques, qui rajoutent, automatiquement, des « commen­taires » n’ayant aucun rapport avec l’article d’origine, et promouvant des services commerciaux.

Un autre exemple, bien plus intéressant dans ses déve­lop­pements à rebonds, est celui du pourriel (« spam », en anglais) qui menace de nous engloutir tous, à l’instar de ce personnage du film Brazil qui disparait dans une tornade de papier : ceux-ci sont souvent envoyés, en un nombre astronomique, à partir de comptes gratuits que tout un chacun peut ouvrir chez des fournisseurs d’accès ; avec le temps, ceux-ci ont limité le nombre de courriers qu’un utilisateur peut envoyer (par jour ou par semaine), pour tenter de réduire ce genre d’abus. En réaction, les spammeurs ont développé des logiciels, qui, se faisant passer pour des humains, « remplissent » automatiquement les formulaires d’ouverture de comptes gratuits, et leur permettent ainsi de se créer des milliers de boîtes à lettre, chacune d’elle devenant une source de spams – le nombre de comptes palliant la limite d’émission de chacun d’eux. En retour, les fournisseurs d’accès ont mis en place ces captchas (proposé à l’origine pour Yahoo), qui nécessitent une intervention humaine pour passer à l’étape suivante.

S’ils ont ainsi gagné la bataille, les spammeurs n’ont pas perdu la guerre, car l’histoire ne s’arrête pas là ; ces derniers ont réagi de la façon suivante : lorsque leur logiciel de création automatique de boîte à lettres se trouve confronté à un captcha qu’il ne peut résoudre, il l’affiche – par exemple – dans un site porno­graphique gratuit comme condi­tion pour passer voir le contenu ; le « client » du site le saisira au clavier, ce qui aura pour double effet de lui permettre de passer à la partie juteuse du site, et de créer, chez le fournisseur de boîtes à lettre, un compte supplémentaire pour le spammeur. Certains d’entre eux, non contents d’avoir ainsi surmonté cet obstacle, ont aussi utilisé une sorte de captcha afin de contourner les filtres destinés à identifier les pourriels : ils codent le texte de leur publicité (concernant majo­ri­tai­rement l’achat d’un certain type d’actions en bourse) sous forme d’image qui serait illisible pour l’ordinateur chargé de les filtrer, et y rajoutent parfois un texte sans rapport avec la publicité dans le corps du courrier, hors de l’image. Ainsi, leur courrier (appelé « image spam », en anglais) n’est pas éliminé ni par l’identification du texte publicitaire (impossible pour l’ordinateur), ni au prétexte qu’il ne contiendrait qu’une image. Or les ordinateurs s’améliorant dans leur capacité à identifier ce genre de pourriel, les spammeurs les ont rendu de plus en plus complexes (pixélisation du fond, utilisation de couleurs différentes, ondulation des lettres…) à tel point que leurs victimes humaines n’arrivent plus à les lire : au moins, là, ils se sont tiré une balle dans le pied – c’est l’une des raisons de la décroissance actuelle de ce genre de pourriel.

De son côté, von Ahn vient de trouver une application extrê­mement utile des captchas : l’assistance à la numé­ri­sation et à la recon­nais­sance optique de caractères (Ocr). Les grands projets actuels de création de bibliothèques numériques se voient ainsi confrontés aux limites de ces logiciels, qui sont d’autant plus grandes que les documents numérisés sont plus anciens (« V>oitant ^ttgîtfaigc Ô0rrm«c » correspondant à « Portant ung visaige dhermite »). Son nouveau jeu, reCaptcha, présente deux mots déformés de façon semblable à l’écran : l’un connu de l’ordinateur, l’autre résultant d’une numérisation d’un texte dont l’ordinateur n’a pu déterminer le sens. Le lecteur doit saisir les deux mots au clavier. L’ordinateur vérifie que le mot qui lui est connu a été correctement identifié par le lecteur, et en conclut que ce dernier a sans doute bien identifié l’autre mot. Ce mot sera proposé à d’autres lecteurs dans un contexte similaire, et si les réponses concordent, on pourra supposer que l’identification est correcte. Non seulement ce service sert à éviter des abus, il contribue aux entreprises de numérisation du patrimoine culturel. Simple, génial5.

À moins que les spammeurs… Entre temps, ce sont les ordinateurs qui nous font trimer pour eux de façon accrue, satisfaisant ainsi aux récentes injonctions de « travaillez plus » adressées à nos frères humains qui après nous vivront.

À lire, à voir :
• Joseph O’Neill : Land Under England
• A. E. Van Vogt : Le monde des à (trad. Boris Vian)
• Stephen Shankland : New tool screens spam, digitizes books (article de CNET, 24 mai 2007)
• La fascinante vidéo de la présentation que von Ahn a fait de ses divers « jeux »(juillet 2006).


1Il a été l’un des lauréats, en 2006, du prix de la fondation MacArthur, destiné à récompenser les individus ayant fait preuve d’une créativité exceptionnelle et susceptibles de continuer sur cette voie.
2Ce que l’ordinateur ne fait que difficilement et pour certains types d’images uniquement. Certains secteurs d’activité bénéficient de budgets conséquents pour ce genre d’application (spatial, militaire, télésurveillance…).
3Le service de recherche d’images Live Search de Microsoft permet d’annoter des images, mais je doute que beaucoup se plient à cette démarche.
4Les résultats fournis ainsi sont parfois curieux, et vont certainement bien au-delà des capacités des ordinateurs : von Ahn rapporte qu’une photo du président G. W. Bush s’est vue indexée non seulement par des termes tels que homme, président, Bush…, mais aussi beurk…
5Acronyme de « Completely automated public Turing test to tell computers and humans apart », ou « test de Turing complètement automatisé destiné à distinguer l’homme de l’ordinateur ». Ce test, proposé à l’origine par le mathématicien Alan Turing, était destiné à répondre à la question « est-ce qu’une machine peut penser ? ». Il s’effectue de la façon suivante : une personne pose une série de questions à deux interlocuteurs invisibles, l’un humain, l’autre non, qui doivent lui répondre dans la mesure de leurs capacités respectives. Cette personne doit décider lequel de ses interlocuteurs est l’homme, et lequel la machine. L’échange s’effectue par l’entremise d’une machine à écrire – ainsi l’interrogateur n’a, pour se déterminer, que le texte des réponses qui lui sont fournies. S’il est incapable de le faire, on en conclut que la machine a passé l’examen.
6Il faut tout de même signaler que l’usage des captchas est exclus pour les personnes à visibilité réduite (ou daltoniennes), soit parce qu’elles ne peuvent distinguer le mot à identifier, soit parce que leur outil d’aide vocal à la navigation ne peut le faire (et pour cause : les captchas sont conçus pour ne pouvoir être lus par un ordinateur).

13 mai 2007

« Une horreur subalterne : la vaste Bibliothèque contradictoire »

Classé dans : Littérature, Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 1:58

« Bientôt, les écrivains ne se demanderont plus “Quel livre écrirai-je ?” mais “lequel ?” » – Kurd Lasswitz (cité par J. L. Bórges)

Jorge Luis Bórges ne s’est pas attribué l’invention de la bibliothèque universelle. Bien au contraire : il détaille la longue histoire de ce « caprice, ou imagination, ou utopie », dont on doit la préfiguration à Démocrite, et dont le « tardif inventeur est Gustav Theodor Fechner et Kurd Lasswitz est le premier à l’exposer ». Fechner (1801-1881) est considéré comme le père de la psychologie expérimentale contemporaine, où il a introduit des méthodes quantifiables et mathématiques. Lasswitz (1848-1910) était mathématicien et physicien ; non traduit et quasi inconnu en France1, on lui attribue la paternité de la littérature de science fiction allemande. Bórges écrit :

« Lasswitz, encouragé par Fechner, imagine la Bibliothèque Totale. Il publie son invention dans le volume de récits fantastiques Traumkristalle.

Lasswitz presse les hommes de produire mécaniquement cette Bibliothèque inhumaine qui organiserait le hasard et éliminerait l’intelligence (…). Tout sera contenu dans ces volumes aveugles. Tout, l’histoire minutieuse de l’avenir, Les Égyptiens d’Eschyle, le nombre précis de fois que les eaux du Gange ont reflété le vol d’un faucon, l’authentique et secret nom de Rome, l’Encyclopédie qu’aurait édifiée Novalis, mes rêves et mes demi-sommeils de l’aube du 14 août 1934, la démonstration du théorème de Pierre Fermat, les chapitres non écrits d’Edwin Drood, ces mêmes chapitres traduits dans la langue que parlèrent les garamantes, les paradoxes que conçut Berkeley sur le temps et qu’il ne publia pas, les livres de fer de Urizen, les épiphanies anticipées de Stephen Dedalus qui avant un cycle de mille ans ne voudraient rien dire, l’évangile gnostique de Basilide, la chanson que chantaient les sirènes, le catalogue fidèle de la Bibliothèque, la démonstration de la fausseté de ce catalogue. Tout, mais pour une ligne raisonnable ou une indication exacte, il y aura des millions de cacophonies insensées, de fatras verbaux et d’incohérences. Tout, mais les générations des hommes peuvent passer sans que les rayons vertigineux – les rayons qui oblitèrent le jour et dans lesquels habitent le chaos – leur aient accordé une page tolérable.

L’une des habitudes de l’esprit est d’inventer des imaginations horribles. Il a inventé l’Enfer, il a inventé la prédestination à l’Enfer, il a imaginé les idées platoniciennes, la chimère, la sphynge, les anormaux nombres transfinis (dans lesquels la partie n’est pas moins abondante que le tout), les masques, les miroirs, les opéras, la tératologique Trinité : le Père, le Fils et le Spectre insoluble, articulés en un seul organisme… J’ai tenté, moi, de sauver de l’oubli une horreur subalterne : la vaste Bibliothèque contradictoire, dont les déserts verticaux de livres courent le risque incessant de se changer en d’autres et qui affirment tout, nient tout et confondent tout comme une divinité qui délire.

Jorge Luis Bórges, « La bibliothèque totale », Sur n° 59, août 1939, traduit par Alain Calame

Selon Lasswitz, il n’y aurait pas assez de place dans tout l’Univers pour une telle bibliothèque. Mais l’homme ne s’arrête pas d’écrire : il l’a fait bien avant l’invention de la machine à écrire (et a fortiori de l’ordinateur) : l’écrivain le plus prolifique à ce jour est réputé être l’espagnol Lope de Vega (1562-1635), dont on avait mentionné les « plus de 1800 pièces de théâtre dont il ne nous reste que quelque 400… et (…) nombreuses autres œuvres (poésie, romans, critique, lettres…) ». Il est suivi (selon le Quid) par un auteur anglais de feuilletons, Charles Hamilton (1876-1961), qu’on ne peut soupçonner d’avoir fait usage de générateurs automatiques de textes, de poèmes et d’acrostiches, puisqu’il est décédé en 1961, année où Raymond Queneau publie son Cent mille milliard de poèmes, qui ne sera réalisé en informatique2 que bien plus tard. On constate avec un plaisir teinté de souvenirs évanescents3 que la romancière Enid Blyton (1898-1968), dont les aventures du Club des cinq avaient passionné une partie de notre enfance, s’y trouve en bonne position. Nostalgie, quand tu nous tiens… « Quand je tenais un Club des cinq nouveau, je fermais ma porte, redressais mon traversin, m’installais confortablement, en espérant ne plus bouger avant la fin du livre. Tout le monde savait qu’il ne fallait pas me déranger (…). J’aimais son épaisseur, le contact glacé de sa couverture. Un de mes plaisirs était de sentir la reliure intacte, la bonne odeur de papier entre les pages. » (Serge).

« Concevons qu’on ait dressé un million de singes à frapper au hasard sur les touches d’une machine à écrire et que, sous la surveillance de contre­maîtres illettrés, ces singes dacty­lo­graphes tra­vail­lent avec ardeur dix heures par jour avec un million de machines à écrire de types variés. Les contre­maîtres illettrés rassem­bleraient les feuilles noircies et les relie­raient en volumes. Et au bout d’un an, ces volumes se trouveraient renfermer la copie exacte des livres de toute nature et de toutes langues conservés dans les plus riches biblio­thèques du monde. » – Émile Borel, « Mécanique Statistique et Irréversibilité », J. Phys. 5e série, vol. 3, 1913, pp.189-196. Cité par Infinite Monkeys.L’auteur qui s’y trouve en quatrième position(après l’Indien Baburao4 Arnalkar) est le Brésilien Ryoki Inoué ; médecin de formation, il est l’auteur de 1 075 livres5 et mérite bien son surnom d’« homme-machine à écrire » attribué par le Courrier international (26 avril 2007). Mais selon l’article, il est largement battu par Corín Tellado, auteure de « quelque 5 000 romans à l’eau de rose » (et inconnue du Quid). À force, et grâce aux lois de statistique citées par le grand mathématicien Émile Borel (cf. encadré), il devra bien s’y trouver finalement un chef-d’œuvre ou du moins un paragraphe d’anthologie, indé­pen­damment des dons de l’auteur. Mais il n’est pas donné à tout le monde d’être un Lope de Vega (ni de vivre assez longtemps pour suppléer à ce million de singes), sinon cela se saurait.

Les grands écrivains n’ont pas attendu l’invention de l’ordinateur pour imaginer des machines à générer du texte6. Ainsi, le génial Jonathan Swift décrit en 1726 une machine de ce type se trouvant dans un des ateliers de l’Académie de Laputa, que visite Gulliver :

« Ce métier avait vingt pieds carrés, et sa superficie se composait de petits morceaux de bois à peu près de la grosseur d’un dé, mais dont quelques-uns étaient un peu plus gros. Ils étaient liés ensemble par des fils d’archal très-minces. Sur chaque face des dés étaient collés des papiers, et sur ces papiers on avait écrit tous les mots de la langue dans leurs différents modes, temps ou déclinaisons, mais sans ordre. Le maître m’invita à regarder, parce qu’il allait mettre la machine en mouvement. A son commandement, les élèves prirent chacun une des manivelles de fer, au nombre de quarante, qui étaient fixées le long du métier, et, faisant tourner ces manivelles, ils changèrent totalement la disposition des mots. Le professeur commanda alors à trente-six de ses élèves de lire tout bas les lignes à mesure qu’elles paraissaient sur le métier, et quand il se trouvait trois ou quatre mots de suite qui pouvaient faire partie d’une phrase, il la dictait aux quatre autres jeunes gens qui servaient de secrétaires. Ce travail fut recommencé trois ou quatre fois, et à chaque tour les mots changeaient de place, les petits cubes étant renversés du haut en bas.

Les élèves étaient occupés six heures par jour à cette besogne, et le professeur me montra plusieurs volumes grand in-folio de phrases décousues qu’il avait déjà recueillies et qu’il avait l’intention d’assortir, espérant tirer de ces riches matériaux un corps complet d’études sur toutes les sciences et tous les arts. »

Jonathan Swift , Voyages de Gulliver dans des contrées lointaines, Troisième partie (Voyage à Laputa), chap. 5, pp 270-271. Traduction nouvelle précédée d’une notice par Walter Scott. Illustrations par J.-J. Grandville. Garnier Frères, Paris, m dccc lvi.

Quoi qu’il en soit, Arnalkar écrit ses livres à l’ordinateur (et doit changer de clavier tous les six mois), contribuant ainsi au volume astronomique des contenus numériques produits annuellement, qui ne fait que croître. Y contribuent aussi les grands chantiers de numérisation rétrospective du patrimoine littéraire. L’excellente chaîne de radio publique américaine NPR a réuni avant-hier lors de son émission-phare Talk of the Nation trois acteurs majeurs représentant des approches très diverses concernant cette « utopie », pour reprendre le terme de Bórges.

Michael Hart en est certainement le précurseur (et n’a rien d’un canular, à l’opposé d’un autre précurseur, Hégésippe Simon) : c’est en 1971 qu’il saisit au clavier le tout premier ouvrage (la Déclaration de l’indépendance américaine) de ce qui deviendra le Projet Gutenberg. Celui-ci propose aujourd’hui plus de 20 000 ouvrages, fournis par un travail entièrement bénévole de volontaires aux quatre coins du monde, auxquels se rajoute un nombre bien plus important de contenus contribués par des filiales et des partenaires. Selon Hart, plus le temps passe et plus la part des livres hors copyright baisse, non seulement à cause des volumes croissants de la production, mais des prolongations périodiques des durées de protection pour éviter que des œuvres juteuses ne tombent dans le domaine public (on connaît à ce propos le sort d’une certaine souris). Dans Gutenberg, les textes sont saisis (ou numérisés, puis reconnus) en texte intégral, qui ne préserve pas le format et la mise en page d’origine. Ils passent ensuite plusieurs étapes de relecture. Ceci assure leur haute qualité, mais explique aussi le nombre relativement peu élevé d’ouvrages dans cette collection7. L’utopie selon Hart c’est que chacun puisse posséder, en 2021, une bibliothèque personnelle comprenant un milliard d’ouvrages numériques. Pour cela, il faut continuer à numériser, et à traduire les ouvrages en un grand nombre de langues.

Brewster Kahle établit, en 1996, l’Internet Archive, afin de préserver les contenus changeants et éphémères8 du Web, de tout le Web, ou en tout cas d’une bonne partie. Plus récemment, s’y sont rajoutés des enregistrements sonores et des images animées, ainsi que quelque 200 000 livres (qu’ils numérisent à raison de 12 000 par mois) « hors copyright ou orphelins » (curieuse affirmation, puisqu’on y a trouvé un ouvrage publié par Gallimard en 1960 ; il ne doit pas être le seul). L’objectif est de fournir la possibilité de télécharger tous les contenus qu’ils proposent, contrairement à ce que fait Google qui ne l’autorise pas même pour les ouvrages hors copyright. Selon Kahle, il en coûterait 300 millions de dollars pour numériser un million de livres, chiffre qu’il met en regard des 12 milliards de dollars de l’industrie du livre aux USA. Mais il faut comparer ce qui est comparable : il ne parle pas du coût du maintien de l’infrastructure technologique et de celui de sa migration périodique pour en assurer la compatibilité avec les évolutions technologiques (matériels, logiciels). L’interface servant à consulter les livres est particulièrement bien pensée : la qualité de la numérisation semble uniformément excellente ; les livres s’affichent ouverts à plat, et il suffit de cliquer sur la page de droite ou de gauche pour que celle-ci se tourne. La tranche du livre est représentée, ce qui permet de passer rapidement à une autre partie de l’ouvrage sans avoir à le feuilleter page à page ou à indiquer un numéro de page. Quant à la recherche en texte intégral, elle ouvre le livre à la première occurrence de la réponse, marquée au stabilo, et place des Post-it® annotés aux autres pages. Tout simplement génial. Enfin, tout est prêt pour rajouter un enregistrement sonore du texte lu.

Si Michael Keller est le directeur des bibliothèques de l’université de Stanford, il représentait surtout le « projet Google », avec qui son institution a fait affaire (ce n’est pas un appel aux armes, citoyens) : ils leur fournissent de 1500 à 3000 livres par jour à numériser et à indexer, et reçoivent en retour (en plus de l’ouvrage d’origine…) une copie du fichier informatique. Selon lui, ceci permettra d’assurer une meilleure sauvegarde de ce fonds numérique. Les deux autres participants étaient du même avis, Brewster Kahle allant jusqu’à citer Linus Torvalds (l’inventeur du système Linux) qui aurait dit : « Real Men don’t make backups. They upload it via ftp and let the world mirror it. » (« les mecs qui sont des mecs ne font pas de sauvegardes : ils mettent leurs fichiers sur un serveur ftp, et laissent le reste du monde en faire des copies »). Il en existe de nombreuses variantes, probablement plus apocryphes les unes que les autres, mais y en a-t-il une d’originale ? Et surtout, est-ce si vrai que cela ? Le problème avec cette approche est qu’il n’aborde que le clonage de l’objet, et non pas son évolution nécessaire au fil des évolutions techniques. Sa démultiplication aura d’ailleurs pour effet l’existence d’un nombre incalculable de versions plus incompatibles les unes que les autres, chacun transformant (ou non) la sienne à sa façon. Curieuse « évolution » dans le monde virtuel du texte numérique…

L’approche que l’Internet Archive a adopté pour présenter ses livres numériques participe de leur réincarnation dans ce qui n’est, pour le moment, qu’un (bon) simulacre du physique. On peut imaginer (comme on n’a pas manqué de le faire) que cette tendance pourra se poursuivre jusqu’à la maté­ria­lisation dans un objet physique ressemblant au livre. Mais il existerait une autre approche. Walker Reading Tech­nologies, pépinière américaine qui étudie depuis une dizaine d’années nos capacités de lecture, vient de présenter le résultat de ses recherches ; selon elle, au regard (si l’on peut dire) de la physiologie de l’œil, le livre n’offre pas la meilleure disposition du texte pour une lecture efficace : notre champ de vision et de perception active serait équivalent à ce qu’on voit au travers d’une paille : ainsi, en lisant, notre cerveau doit faire l’effort d’éliminer ce qu’on voit au-dessus et au-dessous des mots que l’on est en train de lire et qui n’a pas de rapport immédiat avec eux (puisque les lignes s’étendent à droite et à gauche hors du champ de vision). Ils proposent donc un produit, Live Ink qui analyse le texte et le redispose à l’écran sous forme de lignes très courtes ; ainsi, ce qui entre dans le champ de vision immédiat a un rapport direct avec ce qu’on lit. La fragmentation est effectuée aussi de façon à rendre plus manifeste la syntaxe du texte – elle ne se fait pas seulement en fonction de la longueur des fragments, mais de la position des parties de la phrase. Les chercheurs indiquent que cette méthode de présentation du texte a des racines très anciennes, en citant Alberto Manguel :

« Afin de venir en aide à ceux qui n’avaient guère de talents de lecture, les moines copistes utilisaient une méthode d’écriture dite per cola et commata, dans laquelle le texte était divisé en lignes d’après le sens – forme primitive de ponctuation, qui permettait à un lecteur peu sur de lui de baisser ou d’élever la voix à la fin d’un segment de pensée. (Cette présentation permettait également à un érudit en quête d’un certain passage de le trouver plus facilement.) C’est saint Jérôme qui, à la fin du ive siècle, ayant découvert cette méthode dans des copies de Démosthène et de Cicéron, la décrivit le premier dans son introduction à sa traduction du Livre d’Ezéchiel, en expliquant que “ce qui est écrit per cola et commata communique au lecteur un sens plus évident”. » – Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, p. 68.

Des études destinées à mesurer l’efficacité de cette approche ont été effectuées dans des écoles américaines – et non pas avec des lecteurs chevronnés – et ont donné des résultats positifs. Il serait intéressant de savoir si elle est utile pour des textes savants et des lecteurs compétents.

Lewis Carroll y avait-il déjà pensé, lorsqu’il écrivit la forme du texte qu’Alice se représente, en écoutant la narration des malheurs qu’en fait la Souris ? Cette dernière la prévient que son histoire « est bien longue et bien triste », en soupirant et en regardant sa queue. Alice, confondant « narration » (tale, en anglais) et « queue » (tail), se demande ce que cette queue, effectivement longue, a de triste. Mais il est vrai que ce texte se lit aisément, quand on y pense… Plus sérieusement, l’excellent Trésor de la langue française infor­matisée (TLFi) l’a fait à sa façon : le lecteur peut faire ressortir automatiquement au stabilo les diverses parties du texte : auteur, code grammatical, construction, date, définition, exemple, indicateur, source, syno­nyme/anto­nyme, syntagme… Ce qui permet de parcourir rapidement les entrées les plus longues et les plus riches, d’en identifier d’un coup d’œil la structure, bref de l’utiliser d’une façon plus efficace encore. Un must. Ne faudrait-il pas envisager le développement d’interfaces de lecture adaptables plutôt que figées selon un parti-pris particulier, offrant bien plus qu’un simple contrôle sur la mise en page (de ceux généralement disponibles actuellement tels que la taille des polices, le codage, la réorganisation des contrôles, etc.) permettant de faire ressortir la structure profonde du texte à l’aide de couleurs (à l’instar du TLFi), de remise en forme des lignes (comme le propose Walker Reading) ou tout autre moyen pour aider à appréhender la forme et le contenu et à se l’approprier ?9

À lire 
• Terry Butler : Monkeying Around with Text


1 Il fait toutefois l’objet de travaux de recherche de Françoise Willman à l’Université de Nancy 2, ainsi que d’un article de Denis Bousch, « Image de soi et image de l’autre dans Sur deux planètes, un roman d’anticipation de Kurd Laßwitz (1897) », in Françoise Dupeyron Laffay (ed.) : Le livre et l’image dans la littérature fantastique et les œuvres de fiction, Presses de l’Université de Provence, 2004.

2 Elle est disponible sur l’internet, en dépit de la décision de justice qui l’interdit : « En tant que de besoin, faisons interdiction aux défendeurs de mettre l’œuvre de Raymond Queneau à la disposition des utilisateurs du réseau Internet ce sous astreinte de 10.000 francs par infraction constatée » (Ordonnance de référé, Tribunal de grande instance de Paris, 5 mai 1997). Nous n’en fournirons donc pas l’adresse.

3 À tel point que j’étais persuadé qu’ils avaient été publiés dans la série Bibliothèque verte. Que nenni, c’était la Bibliothèque rose, où ils entrèrent en 1958, après avoir paru initialement dans la Collection Ségur-Fleuriot (selon François Lebrun).

4 Et non « Baboorao », comme l’écrit le Quid. Mais il ne serait pas à une inexactitude près : il y est indiqué que cet auteur est né en 1907, tandis qu’il est né en 1906 et décédé en 1996 (source : ambassade de l’Inde à Manille). Dans la même page, il est fait mention de « Julien Greene » au Julien Green (qu’ils doivent savoureusement confondre, au moins depuis 2003, avec Graham Greene…). Plus bas, on peut lire : « D’après le professeur E. Gaede, il y aurait eu en France, depuis l’invention de l’imprimerie, de 30 000 à 70 000 écrivains qui ont écrit en tout 500 000 livres. » Il s’agit sans doute d’Édouard Gaède, qui a publié en 1972 L’Écrivain et la société : dossier d’une enquête (publié par le Centre d’études de la civilisation du 20e). Il est curieux que le Quid de 2007 ne mentionne pas de références plus récentes, s’il s’agit bien de celle-ci. Mais c’est ce dernier chiffre qui est curieux : selon les chiffres clés du secteur du livre publiés par le ministère de la culture (la version intégrale est aussi disponible en ligne), 340 269 nouveaux titres ont été édités entre 1985 et 2005 (donc hors réimpressions). En comparant ces deux sources, il en ressortirait que le nombre de nouveaux titres publiés au cours des vingt dernières années s’élève à 68% du nombre de titres écrits durant les quelque 550 années précédentes. S’agit-il vraiment des mêmes catégories, et si oui, comment s’explique cette explosion ? Ah, si Paul Otlet avait fini son travail, on aurait la réponse. Le Quid s’est d’ailleurs commis dans des déformations autrement plus graves, que ce soit à propos du négationnisme de la Shoah ou de celui du génocide des Arméniens.

5 Selon son site (on ne trouve que huit de ses titres au catalogue de la Bibliothèque nationale du Brésil – mais comme il a publié sous une quarantaine de pseudonymes, ce n’est pas si surprenant). Le Quid de 2007 n’en annonce que 1 046, même chiffre que celui de l’édition de 2003. À se demander pourquoi ils en sortent un chaque année…

6 Ni d’ailleurs pour la musique : le célèbre Musikalische Wurfelspiele (jeu de dés musical) en do majeur K 516f de Mozart n’était pas unique en son temps, et consistait à produire un morceau de musique à l’aide d’un assemblage aléatoire d’éléments (chez Mozart : composés de deux mesures).

7 C’est ce qui distingue ce projet des grands projets contemporains, qui numérisent automatiquement en « mode image » les ouvrages, puis effectuent, toujours automatiquement, une reconnaissance du texte, qui ne sera pas présenté au lecteur (vu sa qualité parfois inégale, surtout pour les ouvrages plus anciens, ce n’est pas forcément critiquable), mais qui servira à la recherche dans les contenus. Le lecteur, lui, verra à l’écran l’image (et ne pourra donc effectuer de copier-coller du texte).

8 On estimait, à la fin des années 1990, la durée de vie moyenne d’une page Web à quelques dizaines d’heures – sa disparition pouvant être due à des causes variées : changement d’adresse, suppression de la page, suspension d’un site, faillite de l’hébergeur… D’autre part, les contenus de l’Archive sont eux-mêmes soumis parfois à l’obsolescence : on a pu constater que certains sites Web – disparus depuis longtemps du Web mais préalablement archivés dans ce système – en avaient aussi disparu quelques années plus tard. Ainsi va le monde.

9 Ceci nécessite évidemment de la part du logiciel d’avoir la capacité à identifier cette structure, ce qui peut être accompli de façon automatisée (du moins partiellement, mais mieux qu’avant) plutôt qu’uniquement manuelle.

9 mai 2007

Heureux qui, comme Ulysse…

Classé dans : Actualité — Miklos @ 8:12

Si la femme de César doit rester au-dessus de tout soupçon (selon Plutarque, qui écrivait en grec, il aurait dit, en fait, „ὅτι“ ἔφη „τὴν ἐμὴν ἠξίουν μηδ´ ὑπονοηθῆναι“), son mari, lui, ne doit pas mener la res publica en bateau (surtout si ce n’est pas le sien, afin d’éviter qu’on dise de lui ce qu’on reprochait à Pie X, de mener la barque de Saint Pierre à coups de gaffe, pape dont l’encyclique Gravissimo officii munere avait été rebaptisée par ses critiques Digitis in oculo, ou doigt dans l’œil) même si Caesarem legato alacrem eorum.

E la nave va

« Un site national et religieux »

Classé dans : Politique, Religion — Miklos @ 2:22


Vue aérienne d’Hérodion, site du tombeau d’Hérode.
Photo © Israeli Government Press Office. Publiée avec leur autorisation.

« Puis, les élections de mai 1977 amenaient pour la première fois dans l’histoire du mouvement sioniste, puis de l’État, une majorité de droite, leur offrant ainsi l’assise parlementaire dont ils avaient besoin. L’essoufflement idéologique du sionisme, vidé de sa substance par son succès même et réduit à un appareil bureaucratique sans âme et à une rhétorique creuse, leur offrait un boulevard (…). Les laïcs parlaient, eux faisaient. Les laïcs s’embourgeoisaient, en sacrifiant à la société de consommation et en écumant les sentiers hallucinogènes de l’Extrême-Orient, eux peuplaient la terre de l’héritage. » – Élie Barnavi : Les religions meurtrières

La découverte récente du tombeau présumé du roi Hérode Ier le Grand – nommé roi des Juifs en Judée par les Romains vers 40 avant J.-C. et mort en 4 avant J.-C (à ne pas confondre avec son fils Hérode Antipas ni avec Hérode Agrippa) – n’a malheureusement pas qu’un intérêt purement historique : elle suscite déjà des appétits nationalistes-religieux : selon la presse, « Shaoul Goldstein, responsable du conseil municipal de Gush Etzion, un groupe de colonies situées près de Bethléem (…), a appelé le gouvernement israélien à faire du site d’Hérodion, où a été trouvé le tombeau, “un site national et religieux” ». De son côté, la ministre palestinienne du tourisme, Khoulud Hdeib Douaibess, réservait son commentaire.

Cette exigence illustre ce que l’historien et le politologue Élie Barnavi, dans son passionnant ouvrage – qu’il qualifie lui-même de « pamphlet politique » – mentionné dans l’exergue (la citation fait écho aussi à une certaine actualité française), appelle le « fondamentalisme révolutionnaire juif ». Ce phénomène (qu’il ne faut pas confondre avec le nationalisme juif essentiellement laïc) vise à imposer en Israël un « système total », où la religion n’est pas « un domaine distinct des autres formes d’activité sociale » et politique (comme elle l’est dans le monde occidental) : « ici, pas d’État qui précède la “religion”, comme dans le christianisme, mais une “religion” qui invente l’État pour en faire sa chose, et qui se confond avec lui. » C’est cette confusion que l’on retrouve dans l’expression « national et religieux ». On ne peut qu’espérer qu’aucun groupuscule ne passera du souhait à l’action (comme on en a tragiquement vu des exemples dans un passé récent), lorsque le gouvernement – aussi affaibli soit-il – résistera à cette demande.

Selon Barnavi, cette tendance se retrouve dans le judaïsme comme dans l’islam, toutes deux religions sans autorité centrale, et orthopraxies – religions dont l’essence est un codex de lois qui règlent tous les domaines de la vie sans distinction, à l’opposé du christianisme, orthodoxie qui codifie ce qu’il faut croire. Or l’État d’Israël est essentiellement laïc1 et donne entière liberté d’expression aux militants pour une séparation complète de la religion et de l’état (parmi lesquels se trouvait le très grand savant – et Juif pratiquant – Yeshayahu Leibowitz) ; et surtout, le judaïsme n’a jamais eu de velléité prosélytique, bien au contraire2.

À l’inverse, la quasi-totalité des pays musulmans ne sont pas laïcs (à l’exception notable de la Turquie actuellement, et, pendant un temps, de l’Iran) : « En islam (…), la séparation des appareils relève de l’illusion d’optique ; ce qui a toujours été en cause, c’est l’autonomie de la politique entendue comme activité légitime, autrement dit sa capacité à dire la loi (…) En Occident, le roi donne la loi ; en terre d’islam, il est censé exécuter une Loi qui le précède et le dépasse. » Barnavi distingue, dans l’islamisme, « la différence entre fondamentalisme et intégrisme d’une part, fondamentalisme révolutionnaire de l’autre : les premiers veulent appliquer la charia et ramener les individus [parmi les leurs] vers l’islam(…), le second cherche à instaurer un ordre islamique mondial [appliqué à tous]. » C’est contre ce dernier qu’il appelle à une prise de conscience de l’Occident, dans cet ouvrage qui brosse comme cadre l’histoire des religions3 et des nations – et donc du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs – à grands traits et qui analyse les raisons de la montée de ces tendances qui menacent, selon lui, le monde démocratique et laïc. Pour défendre « la liberté de choix, c’est-à-dire la liberté tout court ».


1 Le droit israélien est basé essentiellement sur la common law et la législation britannique (la Palestine était une colonie britannique avant l’établissement de l’État d’Israël), à l’exception du droit familial, basé sur « une conception ethnico-religieuse » de ses citoyens et soumis à leurs instances religieuses respectives (fait peu connu : la loi religieuse juive reconnaît le concubinage, et lui donne force de mariage si les deux personnes auraient légalement eu le droit de se marier religieusement). Ainsi, il n’existe pas de mariage civil en Israël ; par contre, la Cour Suprême, institution éminemment civile et défenseur vigilant des droits de la personne, peut reconnaître des mariages contractés légalement à l’étranger (cette instance a même reconnu le droit à la pension de reversion pour un des deux partenaires d’un couple homosexuel après le décès de son compagnon).

2 Non pas pour préserver une prétendue « pureté » raciale, comme ne manquent pas de l’affirmer ses ennemis : la religion permet la conversion, et, selon le Talmud, une phrase suffit : l’affirmation sincère du désir désintéressé se convertir. Ce n’est que bien plus tard – et surtout au Moyen Âge, que les rabbins ont décrété des périodes plus ou moins longues d’apprentissage, destinées à prouver la sincérité de ce désir, après que certains convertis, ayant ultérieurement apostasié et étant revenus à leur religion d’origine, soient devenus parmi les pires ennemis du judaïsme.

3 Et qui n’est pas sans rappeler, à certains égards, celui de Jacques Ellul, écrit vers 1991, même si ce dernier oppose, théologiquement, la conception de la religion de l’islam à celles du judaïsme et du christianisme. Barnavi réfute, d’ailleurs, la thèse selon laquelle certaines religions seraient essentiellement pacisfistes : « En effet, même les religions considérées comme éminemment iréniques – l’hindouisme, le bouddhisme zen, et bien entendu, le christianisme, la religion du Sermon sur la montagne, du martyre et de la joue tendue – ont versé ou versent dans la violence. » C’est, bien entendu, aussi une affaire de période, certaines religions ayant fait leur aggiornamento au cours d’un long processus qui aura duré des siècles : le christianisme d’aujourd’hui n’est pas celui de la Renaissance. Malgré tout, on serait tenté de dire – bien avant la lecture du livre de Barnavi – que la plupart des conflits sur terre sont finalement des avatars de guerres de religion. C’est pourquoi on ne peut que se réjouir quand on apprend que l’un d’eux semble s’apaiser et formuler l’espoir que ce soit durable.

8 mai 2007

La longue traîne bruissante

Classé dans : Livre, Progrès, Sciences, techniques — Miklos @ 21:47

« …la longue traîne bruissante de sa robe de satin… » – André Theuriet (1833-1907) : La maison des deux barbeaux.

« C’était la voix de la duchesse de ***. – Je ne lèverai pas son masque d’astérisques; mais peut-être la recon­naîtrez-vous, quand je vous aurai dit que c’est la blonde la plus pâle de teint et de cheveux, et les yeux les plus noirs sous ses longs sourcils d’ambre, de tout le faubourg Saint-Germain. – Elle était assise, comme un juste à la droite de Dieu, à la droite du comte de Ravila, le dieu de cette fête, qui ne réduisait pas alors ses ennemis à lui servir de marche-pied ; mince et idéale comme une arabesque et comme une fée, dans sa robe de velours vert aux reflets d’argent, dont la longue traîne se tordait autour de sa chaise, et figurait assez bien la queue de serpent par laquelle se terminait la croupe charmante de Mélusine. » – Jules Barbey d’Aurevilly : Les diaboliques.

« Au delà de l’air le plus pur qui eût jamais uni le ciel et la terre, une légère traîne rouge parsemée de veines sombres tremblait à fleur de mer sous la lune montante, comme le frisson d’une caresse à la pulpe d’un sein nocturne demeure après qu’elle a passé… » – Pierre Louÿs (1870-1925) : Aphrodite : mœurs antiques.

Il ne s’agit pas ici de celle d’Elisabeth II, dans laquelle le président américain s’est récemment pris les pieds – ou plutôt la langue – en la remerciant, lors du discours en l’honneur de sa visite, pour « avoir aidé notre peuple à célébrer son bicentenaire en 17- » (il allait dire « 1776 »…). Ce n’était pas son premier impair, d’ailleurs : en 1991, à la réception que son père, alors président, avait organisée pour la Reine (la même), il s’était présenté à elle comme la brebis galeuse de sa famille, lui demandant quelle était la leur. Pas amusée, Sa Majesté lui aurait alors répondu de se mêler de ses plantes potagères de la famille des Liliacées. Cette fois-ci, elle lui a lancé un regard silen­cieu­sement diplo­matique qui en disait long.

La longue traîne en question dénote un phénomène d’offre et de demande présent dans le cas d’un stock quasi infini – ce qui est possible avec le numérique, là où le stockage d’un objet dématérialisé (livre, disque…) prend infiniment moins de place que sur l’étagère d’un magasin ou d’une bibliothèque (on parlera plus loin des coûts de ces deux méthodes de conservation). On sait que l’intérêt du consommateur se concentre principalement sur un petit nombre de « produits » à la popularité limitée dans le temps, hit parade, best sellers, top 10 (ou 20, 50, 100…) qui s’essoufflent rapidement pour sortir de ce créneau fort étroit pour être remplacés par d’autres objets à la popularité tout aussi fugace (phénomène dû à l’obsolescence, intrinsèquement liée à l’innovation, que l’économiste Joseph Schumpeter avait analysé bien avant l’émergence du numérique et nommé « la destruction créatrice », moteur de l’économie capitaliste1). Roger T. Pédauque2 le résume ainsi : « En réalité, jusqu’à présent l’économie des médias et des industries culturelles dans leur ensemble a reposé sur l’exploitation du conformisme, tout simplement parce qu’elle est cohérente avec la structure du marché : si les demandes se concentrent sur quelques items, c’est eux qui pourront permettre la remontée des recettes, soit en assurant la quasi-totalité des ventes (édition), soit en captant l’attention d’un public, qui pourra elle-même être revendue à des annonceurs intéressés (radio-télévision). La curiosité, non seulement ne fait pas recette, mais pire induit des coûts importants de stockage, repérage et manipulation des objets qui n’intéresseront qu’épisodiquement quelques personnes. » (in « L’exploitation marchande du modèle bibliothéconomique »).

Or si ces objets, quand ils sont physiques, disparaissent des étagères puis des réserves des magasins, ils peuvent rester toujours disponibles, soit de façon numérique, soit par l’entremise d’un géant tel qu’Amazon ; il s’avère alors que le chiffre d’affaire qu’ils génèrent n’est pas négligeable, loin de là, en comparaison à celui des meilleures ventes, et souvent le dépasse même : la somme (presque) infinie de l’infiniment petit peut être grande. Ce constat a été analysé par Chris Anderson, qui revendique l’invention de l’expression « longue traine » pour dénoter ce phénomène, dans un article datant de 2004 (traduit en français ultérieurement), et qu’il a développé dans un récent ouvrage qui vient de paraître en français et sur son blog. Une recension – en français – du livre en a été faite par Didier Durand.

Kalevi Kilkki3 vient de publier un article (en anglais) dans lequel il propose une formule mathématique et une méthodologie destinées à modéliser et à analyser ce phénomène de longue traîne. Si, par certains aspects, il est assez technique, il l’illustre de façon très pédagogique et compréhensible à l’aide d’exemples pris dans des domaines variés : ceux auxquels on pense d’abord (livres, films, musique…), mais ce qui est particulièrement intéressant, d’autres tels que la syntaxe (les mots, les chaînes de caractères et les phrases les plus populaires), qu’il utilise pour tenter de comprendre les fameux algorithmes des principaux moteurs de recherche ; les prénoms et les noms de famille, etc.

Si Amazon peut, grâce à son immense fonds (augmenté par les accès qu’il fournit aux vendeurs de livres épuisés) et son bouche-à-oreille (le réseau social des commentaires, réels ou non, à propos des ouvrages présents dans son catalogue), constituer une longue traine rentable de livres « physiques », si les très grandes bibliothèques numériques peuvent (ou pourront) créer l’équivalent numéri­quement, le développement d’imprimantes de moins en moins chères, capables d’imprimer à la demande, à partir d’un fichier numérique et de métadonnées, un livre et sa couverture et de les relier, permettra à ces dernières de créer de nouveaux services à distance pour les lecteurs curieux d’ouvrages rares, épuisés et dont la demande est si basse qu’elle ne justifie pas une réédition commerciale. Mais à terme, si ce type d’imprimante sera abordable pour le particulier – comme le deviennent les « imprimantes 3D »4 – la bibliothèque devra continuer à se réinventer, tâche éternellement renouvelée qui n’est pas sans rappeler celle des Danaïdes. Quant à la rentabilité à long terme, il reste à déterminer le coût de l’entretien dans la durée des contenus numériques de cette longue traîne dont le volume ne fera que croître – l’obsolescence frappant bien évidemment les technologies servant à les maintenir en vie et en état d’exploitation5.


1 Signalé dans Michel Fingerhut : « Outils personnels et outils publics, la fin d’une frontière ? ».

2 Pseudonyme d’un réseau de scientifiques francophones issus des sciences humaines et sociales ainsi que des sciences et techniques de l’information et de la communication.

3 Chercheur principal chez Nokia Siemens en Finlande. Il se spécialise dans la modélisation de phénomènes dans divers domaines, et notamment dans ceux des réseaux de communication, des réseaux sociaux, et de l’économie des fournisseurs de service. Il est lui-même l’auteur d’un ouvrage consacré à l’architecture de services sur l’internet pouvant offrir une « qualité de service » (terme technique indiquant, grosso modo, leur fiabilité) différenciée – ce qui rend plus facile leur réalisation.

4 Il s’agit d’imprimantes capables de produire de petits objets usuels en plastique – couvercle du compartiment des piles d’un portable, poupée, etc. Ils existent depuis une dizaine d’années et servent à réaliser des modèles de pièces avant leur industrialisation ; leur prix est passé d’une centaine de milliers de dollars à 15.000, et on vient d’annoncer la sortie d’une imprimante de ce genre au prix de 4.995$ avant la fin de l’année. Pour ceux qui ont la fibre technique, ils peuvent déjà s’en construire une pour un coût total de 2.000$.

5 D’ailleurs, la rentabilité de cette longue traîne a été remise en question en 2006 dans une critique du très sérieux Wall Street Journal que confirment des spécialistes interrogés pour un article du Register. Ce dernier est signalé par un commentateur d’un entretien avec Chris Anderson que Le Monde vient de publier à l’occasion de la publication de la version française de son livre, et intitulée quelque peu ironiquement « Des consommateurs li-bé-rés ». (Note du 21/5/2007)

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