Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 janvier 2008

« Dossier K. »

Classé dans : Littérature, Shoah — Miklos @ 9:32

Ici dans ce transport
je suis Eve,
avec Abel mon fils
si vous voyez mon grand fils
Caïn, le fils d’Adam,
Dites-lui que je

— Dan Pagis, « Écrit au crayon dans un wagon scellé »

« Ils ont été assassinés tous les deux à Auschwitz. Ils avaient réussi à jeter une carte adressée à ma mère par la fenêtre du wagon à bestiaux : “On nous a mis dans un train, on nous amène quelque part, on ne sait pas où” – voilà à peu près ce qu’ils avaient écrit. » En lisant la petite phrase qu’Imre Kertész cite de son grand-père et de sa seconde femme, je me suis souvenu de celle que j’avais rapportée à propos des miens, en 1998 :

Avant le départ, j’ai pu enfin me plonger pour de bon dans les derniers messages envoyées, de 1939 à 1942, par mes grands-parents à leurs enfants, pour comprendre ce qu’avait été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte postale, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), estampillée de la croix gammée, ils écrivaient qu’on les emmenait « au bal dans la ville voisine », demandant de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Dossier K.1 est le résultat de longs entretiens qu’Imre Kertész a eus avec son ami et éditeur Zoltán Hafner, qui le pousse à expliciter la frontière mouvante entre fiction et réalité dans son œuvre, surtout en ce qui concerne les aspects biographiques. Mais dès l’introduction, Kertész montre bien qu’il ne se laissera pas faire si facilement : s’il affirme qu’il a écrit ce livre (et non pas retranscrit les conversations) « pour obéir à une incitation extérieure(…) : une autobiographie en bonne et due forme », il rajoute que le résultat est « un véritable roman ». N’est-ce pas une des multiples façons de réfléchir au complexe ou à l’incompréhensible en le tournant sous toutes ses coutures, de dire l’indicible ? Cette dualité traverse sa vie – ballottée dès son enfance entre ses parents divorcés – et son œuvre : « Mais vois-tu, intellectuellement, je me suis émancipé très tôt, et, du moment que j’avais opté pour l’écriture, je pouvais considérer mes soucis comme un matériau de mon art. Et même si ce matériau paraît lugubre, la forme le rachète et le transforme en joie. » Ou l’écriture comme stratégie de survie à la honte de la survie, comme alternative – temporaire pour certains – au suicide :

Je ne sais plus à quel moment je me suis dit pour la première fois qu’il devait y avoir une effroyable erreur, une ironie diabolique dans l’ordre du monde que l’on vit comme la vie ordinaire, normale, et que cette effroyable erreur, c’était la culture, le système des idées, la langue et les notions mêmes qui te cachent le fait qu’il y a longtemps que tu n’es qu’un élément bien huilé d’une machine conçue pour t’anéantir. Le secret de la survie, c’est la collaboration, mais en le reconnaissant une telle honte s’abat sur toi que tu préfères refuser la survie plutôt que d’assumer la honte de la collaboration. »

Ce constat fait écho – mais de façon beaucoup plus frappante (et sincère ?), en ce qu’elle traverse la vie et l’œuvre de Kertész – à celui de George Steiner, lorsqu’il se demande, du haut de sa chaire, si « le culte et la pratique des humanités, la fréquentation du livre à haute dose [ne] sont[ils pas] des facteurs de déshumanisation. Ils peuvent rendre plus difficile notre réponse active à une réalité politique et sociale prégnante ». Si Steiner cultive avec délectation le livre, chez Kertész il est cuirasse et arme. La littérature a changé sa vie, « de la manière la plus radicale qu’il soit », écrit-il à propos de La Mort à Venise de Thomas Mann, en lui faisant comprendre « que la littérature est un bouleversement complet, un coup irrémédiablement porté au cœur, un courage et un encouragement élémentaires, et en même temps quelque chose comme une maladie mortelle. »

On ne saurait éviter de rappeler qu’à quinze ans Kertész a été déporté à Auschwitz et à Buchenwald. La question de la survie – et pas uniquement à « cet événement » – revient dans son œuvre, comme l’évoque l’intervieweur à propos de Procès Verbal : la survie sous les dictatures, mais aussi la capacité à accepter la liberté, après. À cela, Kertész répond : « Pour parler cruellement, je dirais que, dans les dictatures, on “jouit” de la liberté des asiles, tandis que dans la démocratie, il y a un consensus, une vraie responsabilité d’écrivain qui peut limiter ton imagination encline aux débordements ».

Longue réflexion parfois féroce mais jamais méchante sur le fait d’être né prédestiné, en quelque sorte, « enfant juif dans ce monde hostile », et d’avoir à y grandir et à y vivre, c’est ce que Imre Kertész exprime d’une façon qui ne saurait laisser indifférent, bouleversante et sans pathos.


1 Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud, 2008.

30 janvier 2008

Jerome K., ou les (més)aventures de trois hommes

Classé dans : Littérature — Miklos @ 17:36

« Ce ne sont ni le style ni le savoir qu’il diffuse qui font la qualité essentielle de ce livre. C’est sa vérité. Les événements qui en composent la trame sont réellement arrivés. » — Jerome K. Jerome

Ce titre ne fait aucunement allusion à une certaine personne actuellement sous les feux de l’actualité et sur le grill de la brigade financière, à son patron et à un initié, mais à George, à William Samuel Harris et à leur ami, le narrateur anonyme (sans compter le chien, Montmorency), les trois célèbres héros de deux nouvelles fort amusantes de Jerome K. Jerome (où le « K » est l’initiale de « Klapka »). La plus connue et traduite en français sous le titre de Trois hommes dans un bateau (sans compter le chien)1, publiée en 1889 relate leurs aventures en barque le long de la Tamise, après que le médecin de l’hypochondriaque narrateur (ce qui correspond bien au caractère de l’auteur) lui ait donné en guise de remède une ordonnance lui recommandant de bien manger, de prendre l’air et de se vider la cervelle. Car comment guérir autrement de telles afflictions ?

«J’ai toujours en mémoire cette visite faite un jour au British Muséum. Je voulais me renseigner sur le traitement d’une légère indisposition dont j’étais plus ou moins atteint – c’était, je crois, le rhume des foins. Je consultai un dictionnaire médical et lus tout le chapitre qui me concernait. Puis, sans y penser, je me mis à tourner les pages d’un doigt machinal et à étudier d’un œil indolent les maladies, en général. J’ai oublié le nom de la première sur laquelle je tombai – c’était en tout cas un mal terrible et dévastateur – mais, avant même d’avoir lu la moitié des « symptômes prémonitoires », il m’apparut évident que j’en souffrais bel et bien. Un instant, je restai glacé d’horreur. Puis, dans un état de profonde affliction, je me remis à tourner les pages.

J’arrivai à la fièvre typhoïde… m’informai des symptômes… et découvris que j’avais la fièvre typhoïde, que je devais l’avoir depuis des mois sans le savoir. Me demandant ce que je pouvais bien avoir encore, j’arrivai à la danse de Saint-Guy… et découvris – comme je m’y attendais – que j’en souffrais aussi. Je commençai à trouver mon cas intéressant et, déterminé à boire la coupe jusqu’à la lie, je repris depuis le début par ordre alphabétique… pour apprendre que j’avais contracté l’alopécie et que la période aiguë se déclarerait dans une quinzaine environ. Le mal de Bright – je fus soulagé de le constater – je n’en souffrais que sous une forme bénigne, et pourrais vivre encore des années. Le choléra, je l’avais, avec des complications graves. Quant à la diphtérie, il ne faisait aucun doute que j’en étais atteint depuis la naissance.» Consciencieux, je persévérai tout au long des vingt-six lettres de l’alphabet et, pour finir, il s’avéra que la seule maladie me manquant était bel et bien l’hydarthrose des femmes de chambre.

L’art de Jerome K. Jerome réside non pas uniquement dans son humour subtil et discret, très british (comment en serait-il autrement), mais aussi dans sa capacité d’agrémenter ce voyage au fil de l’eau de réflexions philosophiques sérieuses dites légèrement, de vignettes et d’anecdotes s’enchaînant de fil en aiguille par associations d’idées, de façon quasi hypertextuelle. Ceux qui l’ont lu se souviendront probablement de la façon qu’avait l’oncle Podger d’accrocher un tableau, mobilisant toute la famille pour la durée de l’aventure, dont l’issue était prévisible : « Enfin, vers minuit, le tableau était accroché, de guingois et précairement ; le mur alentour, sur plusieurs mètres carrés, semblait avoir essuyé un tir de mitrailleuse et tous, nous titubions de fatigue et de découragement, tous sauf oncle Podger ». Ou de la relation du transport dans un compartiment de train de « merveilleux fromages, moelleux et bien faits, d’un fumet d’une puissance de deux cents chevaux-vapeur, et qu’on aurait pu garantir capable de porter à trois milles et de foudroyer son homme à deux cents mètres », de l’impact de leur arôme sur les voyageurs, puis sur la personne à laquelle ils étaient destinés, et qui finiront enterrés sur la plage d’une station balnéaire, qui en acquerra une grande réputation, « si bien que malades des bronches et grands anémiques y accoururent en foule pendant des années ».

Jerome décrit gentiment les travers de l’espèce humaine, qu’il prend à son compte. Voici ce qu’il dit de la procrastination :

«J’ai toujours l’impression de fournir plus de travail que je ne devrais. Non pas que le travail me répugne, remarquez ; j’aime le travail, il m’exalte. Je resterais des heures à le contempler. J’apprécie énormément sa compagnie, et l’idée d’en être séparé me brise le cœur.

On ne saurait m’en donner trop ; accumuler le travail est même devenu chez moi une sorte de passion ; mon bureau en est rempli à un tel point qu’il n’y a plus de place pour en mettre davantage. Il me faudra bientôt construire une annexe.

En outre, je prends soin de mon travail. Une partie de celui que j’ai en ce moment chez moi est en ma possession depuis des années et des années, et il n’est souillé d’aucune trace de doigts.» Je suis très fier de mon travail. Je le descends de temps à autre pour l’astiquer. Je ne connais personne qui garde son travail en meilleur état de conservation que moi.

Le voyage des trois amis se terminera par une soirée réussie à l’Alhambra, suivie d’un souper roboratif et d’un toast – comme il se doit – auquel se joindra Montmorency.

Quelques années plus tard, Jerome publiera les aventures des trois amis en balade à bicyclette dans la Forêt noire2. Écrite dans la période de grande popularité du vélo suite à l’invention de la transmission par chaîne et des pneus, elle ne devrait pas manquer de plaire aux adeptes du Vélib’ (sans compter les autres). Enfin, à ceux qui préfèrent le luxe, le calme et la volupté de leur fauteuil, on conseillera la lecture des Pensées paresseuses d’un paresseux du même auteur.


1 Le sous-titre varie selon l’époque de la traduction (« sans oublier le chien », « sans parler du chien », « pour ne rien dire du chien »).
2Intitulé Three Men on the Bummel (et non pas « in », comme l’indique la Wikipedia française), le mot dénotant une randonnée ou balade sans but précis, et où l’on revient toujours, quelques heures ou quelques jours plus tard, vers son point de départ. Elle a été traduite en français sous les titres Trois Hommes en balade et Trois hommes sur un vélo.

Ces livres qu’on jette

Classé dans : Livre — Miklos @ 12:25

« Le pilon dans le poulet, c’est bon ; dans l’ancien combattant, c’est émouvant ; dans l’édition, c’est déprimant. » — José Arthur

«En prenant la responsabilité d’enlever des rayons de la bibliothèque des documents au motif qu’ils ne sont plus d’actualité, le responsable adjoint de la bibliothèque de l’Ecole normale supérieure, s’est attiré les foudres des professeurs. « Nous avons enlevé ces livres parce que ce sont des anciens documents datant de 1972 et 1973. Les feuilles ne sont pas commodes à la consultation. Nous voulons des documents d’actualité. Maintenant, nous avons jugé de garder tous ceux qui sont exploitables et ceux dont les feuilles ne peuvent pas être restaurées ont été enlevés », explique-t-il. Autre grief formulé contre le bibliothécaire, c’est le fait de jeter les documents à l’entrée même de l’établissement.» « Ici, ce n’était pas le lieu indiqué pour se débarrasser des documents. Des dispositions auraient dû être prises pour les acheminer ailleurs au lieu de les exposer à la place publique. Quelle mauvaise image.  »

Les Échos, 30/1/2008

29 janvier 2008

La tête des autres

Classé dans : Actualité, Société — Miklos @ 23:31

« Votre histoire se passait où ?
Chez les Zoulous ? Les Andalous ?
Ou dans la cabane bambou ?
À Moscou ? Ou à Tombouctou ?
En Anjou ou dans le Poitou ?
Au Pérou  ou chez les Mandchous ?
Hou ! Hou !
Pas du tout, c’était chez les fous. »

— Robert Desnos, Les Hiboux

«La présente affaire contient tous les éléments d’une fraude. Le fait que le défendeur ait été trouvé cou­pa­ble d’infractions régle­men­taires plutôt que criminelles ne change rien lorsque la culpa­bilité morale se situe à un niveau élevé, comme dans le présent cas. Les attentes du public inves­tisseur dans le marché des valeurs mobi­lières sont très élevées. Cela est tout à fait compré­hensible surtout quand on pense que souvent, ce sont les éco­nomies de toute une vie qui sont confiées à des gens autorisés à transiger dans ce domaine d’activité. Le public a alors le droit de s’attendre au plus haut niveau de profes­sion­nalisme et d’éthique de ces profes­sionnels autorisés à transiger dans ce secteur. La confiance est au cœur de cette activité. Non seulement le défendeur a-t-il floué ces petits inves­tisseurs, mais il les a manipulés par la suite en leur faisant miroiter qu’ils recou­vreraient leur argent. Il a de plus manipulé l’Autorité des marchés financiers par l’envoi de faux documents qui camouflaient sa fraude. Il a aussi manipulé le public en général en déposant publi­quement de faux documents qui cachaient ses malversations. L’analyse de l’ensemble du dossier ne permet pas de conclure que le défendeur peut bénéficier de facteurs atténuants. Le public est en droit de s’attendre à la plus grande rigueur possible de la part de ces profe­ssionnels dans les devoirs et obligations que la Loi sur les valeurs mobilières leur impose. Ce n’est qu’en mettant l’éthique au premier plan que ceux-ci auront la confiance du public investisseur. C’est dans ce sens qu’il y a une urgence à démontrer la réprobation sociale des compor­tements adoptés par le défendeur.» À la lumière des faits de la présente affaire, une sentence maximale est le seul moyen d’atteindre les différents objectifs de détermination de la peine que nous avons mentionnés.

Extraits des attendus de la condamnation de Vincent Lacroix,
ex PDG du groupe Norbourg, entreprise de gestion
de fonds de placements, à 12 ans moins un jour de prison
par le juge Claude Leblond de la Cour du Québec, hier.

28 janvier 2008

L’amateur et le savant, le contributeur anonyme et l’auteur

Classé dans : Sciences, techniques, Société — Miklos @ 23:52

« La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris ! C’est l’occupation du critique. » — Diderot

« Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. » — Kant

Le séminaire du groupe Temps, médias et société de Sciences Po était consacré aujourd’hui à un média bien médiatique, Wikipedia, à l’occasion de la récente publication de l’ouvrage La Révolution Wikipedia. Les encyclopédies vont-elle disparaître ?, fruit d’un travail de cinq étudiants1 de Pierre Assouline qui leur avait suggéré le sujet et qui en a écrit la préface. La table ronde, animée par Jean-Noël Jeanneney (au centre sur la photo) réunissait Pierre Assouline et deux des auteurs, Béatrice Roman-Amat (à sa droite) et Delphine Soulas, ainsi qu’Agnès Chauveau (à la gauche de J.-N. Jeanneney) et Cécile Méadel, co-organisatrices du séminaire.

Pour résumer très schématiquement – et donc quelque peu cari­ca­tu­ra­lement – ce débat de deux heures, on pourrait dire qu’il dépar­tageait deux groupes d’âge. Les « moins jeunes » défen­daient des posi­tions cri­ti­ques, scep­tiques, voire carrément néga­tives, tandis que les autres – princi­pa­lement des étudiants, semble-t-il – faisaient fi de ces argu­ments et adop­taient une attitude prag­matique : c’est là, faisons avec. C’est en cela qu’on peut dire que Wikipedia dénote effectivement une (r)évolution dans les mentalités2 à propos des notions d’auteur et d’autorité et donc de responsabilité, de propriété et donc d’économie, de temporalité et donc du sens de l’histoire. C’est une éclipse – temporaire ou non – de la raison et des Lumières en faveur de la passion, qui se trouve encouragée par le seul « modèle économique » capable d’exploiter le désir en l’encourageant : la publicité.

Les participants au débat, quelle que soit leur opinion, ont déploré le manque d’études sur les usages de la Wikipedia. À en croire les statistiques (qu’il faut toutefois lire attentivement) et le battage médiatique, elle continue à se développer et est utilisée par un nombre important d’internautes, popularité démultipliée par l’adoption mimétique et acritique de Google comme moteur de recherche3 : ce dernier favorise les réponses qui proviennent de la Wikipedia4 tout en encourageant le choix de la toute première réponse, quelle qu’elle soit, celle de l’intuition de la machine (le bouton « J’ai de la chance »). Cette démarche de l’effort minimum – physique (il suffit d’un clic) et intellectuel (inutile d’effectuer un choix) – encourage le renforcement et la diffusion des idées reçues.

Cette solution de facilité, qui est de l’ordre de la satisfaction immédiate du désir, est à l’opposé de la réflexion critique, abolie devant la notoriété quasi universelle d’un label : on croit tout ce qu’on y voit, comme, auparavant, « c’est vrai puisque c’est dans le journal ». Or il s’avère que tout n’est pas « vrai » dans Wikipedia, ou, comme l’a dit Pierre Assouline dans son introduction, il s’agit d’une « vérité mouvante », au fil des corrections et des modifications qui y seront apportées. Même si les erreurs – intentionnelles ou non – sont corrigées rapidement (ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut), elles auront le temps de se propager sur l’internet, d’y être démultipliées à l’infini et d’y rester figées pour l’éternité (technologique) dans leur état de vérité temporaire, pour être, comble de l’ironie, reprises dans des ouvrages « de papier », comme l’a constaté Pierre Assouline à son propre propos.

Comme l’ont souligné plusieurs participants, ce mode de fonctionnement, inhérent au « système », est contraire à la construction du savoir, non par son mode d’élaboration collaborative – les sciences, les arts ne s’enrichissent-ils pas de contributions successives ? — mais par son rejet de l’auteur responsable (la signature) et de l’autorité compétente (le jugement des pairs) :

«Vous connaissez tous le bel aphorisme de Bernard de Chartres cité par Jean de Salisbury dans son Metalogicon et disant que “nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants”. Ce dicton résume très bien l’attitude de respect des scolastiques envers la tradition philosophique (…) qui a sa source dans une “ouverture sur le tout de la réalité et de la vérité”, dans l’idée que, ce tout transcendant l’individu, nous ne pouvons nous passer d’autrui dans les recherches individuelles. Cette recherche est une entreprise collective dans laquelle toute contribution est précieuse, même celle provenant d’un adversaire. Ainsi, saint Thomas dit-il dans sone commentaire sur la Métaphysique d’Aristote qu’“il faut aimer et ceux dont nous partageons l’opinion, et ceux dont nous rejetons l’opinion : car les uns et les autres se sont efforcés de rechercher la vérité, et tous nous y ont aidés”.

(…) [N]otre adage continue : “Bernard de Chartres a dit que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, en sorte que nous pouvons voir des choses plus nombreuses et plus éloignées qu’eux…”. Donc le scolastique se rend compte qu’il n’est pas uniquement débiteur du passé, que la raison ne se réduit pas à son histoire,» mais que la ratio garde toujours la possibilité de s’élever au-dessus de l’auctoritas, tout en continuant d’en dépendre. Ratio et auctoritas sont strictement complémentaires.

Philipp W. Rosemann : « Histoire et actualité de la méthode scolastique selon M. Grabmann », in J. Follon et J. McEvoy (éds.), Histoire et actualité de la méthode scolastique, p. 98. Louvain-La-Neuve, 1994.

Cette complémentarité implique aussi, notamment en ce qui concerne les savoirs étrangers aux sciences dites dures, des analyses, des critiques et des prises de position pour en faire émerger le sens. Or celles-ci sont contraires à l’« éthique » de la Wikipedia, qui encourage la « neutralité des points de vue ». En conséquence, tout se vaut, et l’on peut, comme l’a donné un participant en exemple, mettre objectivement en balance les aspects positifs et négatifs du nazisme, ou fournir une liste de références sous forme de liste plate à l’ordre aléatoire, tout le contraire d’une bibliographie critique.

Ce dernier point soulève la question des sources, essentielle dans la constitution du savoir. Pour partie, Wikipedia référence des documents électroniques en donnant leur adresse sur le Web5. Mais au-delà même de leur autorité, le problème en est l’impermanence : les textes peuvent changer après qu’ils aient été consultés (ce qui est le cas des articles de la Wikipedia), voire disparaître, ce qui est loin d’être le cas des bibliographies mentionnant des livres – il est probable qu’on pourra toujours les retrouver (tant qu’il y aura des livres) et vérifier leur contenu inaltéré, même 24 ans après 1984.

Il est bon de se souvenir que le terme « encyclopédie », que revendique Wikipedia, est dérivé de l’expression grecque signifiant « ensemble des sciences qui constituent une éducation complète »6. Or la Wikipedia, malgré le nombre important de ses articles, n’est pas exhaustive : certains sujets n’y sont pas traités, d’autres ne le sont que sous forme d’ébauche. Il nous semble que ce genre de lacunes concerne surtout ce qui n’est pas présent sur le Web (et tout n’y est pas), les contributeurs se servant beaucoup du Web pour nourrir ce Moloch. À ce titre, on pourrait dire que la Wikipedia reflète, finalement, ce qui se trouve déjà principalement sur le Web, le meilleur comme le moins bon, sous forme de choix synthétique qui en facilite l’usage.

Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, comme l’ont fait certains, de l’absence des intellectuels dans les débats à propos de la Wikipedia, et probablement aussi dans sa constitution. Les causes en sont probablement multiples, mais au-delà des problématiques que nous venons de signaler, il nous semble que la technicité croissante requise pour y contribuer nécessite des compétences qui ne sont pas forcément les leurs. Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit pour eux de fournir un texte, aussi savant soit-il, à un éditeur qui s’occupera, entre autres choses, de sa mise en page.

Reste à comprendre les motivations qui poussent à écrire dans Wikipedia. Selon certains, ce n’est certainement pas la notoriété, puisque les auteurs sont anonymes. Il nous semble que cet argument ne prend pas en compte un phénomène qui s’apparente à celui des jeux de rôles : les contributeurs se choisissent un pseudonyme – ou, ce qui en réalité virtuelle devient un avatar – dans la peau duquel ils se glisseront. Ce personnage pourra acquérir une notoriété parfois bien plus grande que celle de la personne qui se cache derrière ce masque : on se souviendra de l’un de ses principaux éditeurs, « titulaire d’un doctorat en théologie et d’un diplôme de droit canon, et qui avait écrit ou enrichi 16 000 articles », et qui s’est révélé être un jeune homme de 24 ans, qui ne détenait ni diplôme supérieur, ni chaire de religion. La chair est faible…

Au-delà de ces appétits (ou tout simplement du plaisir de se voir « imprimé » dans la Wikipedia), il y a un phénomène qu’on ne peut négliger ni rabaisser : celui de l’amateur. Intéressé ou même passionné, collectionneur ou non, souvent compétent et parfois éclairé, il peut chercher à partager avec générosité ses prédilections et ses connaissances ou à imposer sa vision du domaine qui a à ses yeux une valeur primordiale. Or la constitution du savoir n’est pas qu’une affaire de désir ou d’amour, et nécessite la maîtrise de méthodes (propres à chaque domaine) et la complexe validation de sa production – entreprise loin d’être sans faille, mais qui ne peut certainement pas être menée dans le cadre d’une démocratie participative, comme l’a indiqué pour finir l’un des participants.

Que peut-on alors conclure ? Certains ont émis le souhait de développer la lecture critique chez les utilisateurs de la Wikipedia (en clair : l’utiliser comme première source, puis chercher ailleurs), d’autres l’espoir que ce genre de discussions pourrait l’amener à évoluer. Mais Pierre Assouline a été bien plus radical : c’est l’essence même de l’entreprise qui est la cause de ses défauts. Ce qu’il souhaite voir, c’est l’arrivée des encyclopédies scientifiques, telles la Britannica et l’Universalis, sur le Web. On serait tenté d’adhérer à son affirmation tout en lui précisant que ces deux ouvrages s’y trouvent déjà7, en répondant aux premiers qu’il y a rarement chez les usagers du Web un recours à une seconde source, et en demandant aux seconds de compter le nombre de présents dans la salle du séminaire…


1 Pierre Gourdain, Florence O’Kelly, Béatrice Roman-Amat, Delphine Soulas et Tassilo von Droste zu Hülshoff.
2 Il reste tout de même à voir si les étudiants, une fois entrés dans des milieux professionnels intellectuels ou scientifiques, ne seront pas amenés à changer leur opinion.
3 Et parfois fataliste, comme s’il n’existait aucun autre moteur de recherche valable. Cette adoption de masse est surtout curieuse lorsqu’elle est le fait de personnes qui, dans bien d’autres domaines, tiennent, d’autre part, un discours critique sur les effets de foule…
4 Ce qui ne manquera pas de changer, une fois que Google aura mis en place Knol, son anti-Wikipedia.
5 Et il ne s’agit en général pas du « Web profond », des articles disponibles dans des bases de données, souvent payantes.
6 Trésor de la langue française informatisé.
7 L’Universalis est distribuée par la Britannica, qui n’a d’ailleurs rien de britannique, l’éditeur étant domicilié à Chicago…

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