« La sotte occupation que celle de nous empêcher sans cesse de prendre du plaisir ou de nous faire rougir de celui que nous avons pris ! C’est l’occupation du critique. » — Diderot
« Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. » — Kant
Le séminaire du groupe Temps, médias et société de Sciences Po était consacré aujourd’hui à un média bien médiatique, Wikipedia, à l’occasion de la récente publication de l’ouvrage La Révolution Wikipedia. Les encyclopédies vont-elle disparaître ?, fruit d’un travail de cinq étudiants1 de Pierre Assouline qui leur avait suggéré le sujet et qui en a écrit la préface. La table ronde, animée par Jean-Noël Jeanneney (au centre sur la photo) réunissait Pierre Assouline et deux des auteurs, Béatrice Roman-Amat (à sa droite) et Delphine Soulas, ainsi qu’Agnès Chauveau (à la gauche de J.-N. Jeanneney) et Cécile Méadel, co-organisatrices du séminaire.
Pour résumer très schématiquement – et donc quelque peu caricaturalement – ce débat de deux heures, on pourrait dire qu’il départageait deux groupes d’âge. Les « moins jeunes » défendaient des positions critiques, sceptiques, voire carrément négatives, tandis que les autres – principalement des étudiants, semble-t-il – faisaient fi de ces arguments et adoptaient une attitude pragmatique : c’est là, faisons avec. C’est en cela qu’on peut dire que Wikipedia dénote effectivement une (r)évolution dans les mentalités2 à propos des notions d’auteur et d’autorité et donc de responsabilité, de propriété et donc d’économie, de temporalité et donc du sens de l’histoire. C’est une éclipse – temporaire ou non – de la raison et des Lumières en faveur de la passion, qui se trouve encouragée par le seul « modèle économique » capable d’exploiter le désir en l’encourageant : la publicité.
Les participants au débat, quelle que soit leur opinion, ont déploré le manque d’études sur les usages de la Wikipedia. À en croire les statistiques (qu’il faut toutefois lire attentivement) et le battage médiatique, elle continue à se développer et est utilisée par un nombre important d’internautes, popularité démultipliée par l’adoption mimétique et acritique de Google comme moteur de recherche3 : ce dernier favorise les réponses qui proviennent de la Wikipedia4 tout en encourageant le choix de la toute première réponse, quelle qu’elle soit, celle de l’intuition de la machine (le bouton « J’ai de la chance »). Cette démarche de l’effort minimum – physique (il suffit d’un clic) et intellectuel (inutile d’effectuer un choix) – encourage le renforcement et la diffusion des idées reçues.
Cette solution de facilité, qui est de l’ordre de la satisfaction immédiate du désir, est à l’opposé de la réflexion critique, abolie devant la notoriété quasi universelle d’un label : on croit tout ce qu’on y voit, comme, auparavant, « c’est vrai puisque c’est dans le journal ». Or il s’avère que tout n’est pas « vrai » dans Wikipedia, ou, comme l’a dit Pierre Assouline dans son introduction, il s’agit d’une « vérité mouvante », au fil des corrections et des modifications qui y seront apportées. Même si les erreurs – intentionnelles ou non – sont corrigées rapidement (ce qui n’est pas toujours le cas, loin s’en faut), elles auront le temps de se propager sur l’internet, d’y être démultipliées à l’infini et d’y rester figées pour l’éternité (technologique) dans leur état de vérité temporaire, pour être, comble de l’ironie, reprises dans des ouvrages « de papier », comme l’a constaté Pierre Assouline à son propre propos.
Comme l’ont souligné plusieurs participants, ce mode de fonctionnement, inhérent au « système », est contraire à la construction du savoir, non par son mode d’élaboration collaborative – les sciences, les arts ne s’enrichissent-ils pas de contributions successives ? — mais par son rejet de l’auteur responsable (la signature) et de l’autorité compétente (le jugement des pairs) :
«Vous connaissez tous le bel aphorisme de Bernard de Chartres cité par Jean de Salisbury dans son Metalogicon et disant que “nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants”. Ce dicton résume très bien l’attitude de respect des scolastiques envers la tradition philosophique (…) qui a sa source dans une “ouverture sur le tout de la réalité et de la vérité”, dans l’idée que, ce tout transcendant l’individu, nous ne pouvons nous passer d’autrui dans les recherches individuelles. Cette recherche est une entreprise collective dans laquelle toute contribution est précieuse, même celle provenant d’un adversaire. Ainsi, saint Thomas dit-il dans sone commentaire sur la Métaphysique d’Aristote qu’“il faut aimer et ceux dont nous partageons l’opinion, et ceux dont nous rejetons l’opinion : car les uns et les autres se sont efforcés de rechercher la vérité, et tous nous y ont aidés”.
(…) [N]otre adage continue : “Bernard de Chartres a dit que nous sommes comme des nains juchés sur des épaules de géants, en sorte que nous pouvons voir des choses plus nombreuses et plus éloignées qu’eux…”. Donc le scolastique se rend compte qu’il n’est pas uniquement débiteur du passé, que la raison ne se réduit pas à son histoire,» mais que la ratio garde toujours la possibilité de s’élever au-dessus de l’auctoritas, tout en continuant d’en dépendre. Ratio et auctoritas sont strictement complémentaires.
Philipp W. Rosemann : « Histoire et actualité de la méthode scolastique selon M. Grabmann », in J. Follon et J. McEvoy (éds.), Histoire et actualité de la méthode scolastique, p. 98. Louvain-La-Neuve, 1994.
Cette complémentarité implique aussi, notamment en ce qui concerne les savoirs étrangers aux sciences dites dures, des analyses, des critiques et des prises de position pour en faire émerger le sens. Or celles-ci sont contraires à l’« éthique » de la Wikipedia, qui encourage la « neutralité des points de vue ». En conséquence, tout se vaut, et l’on peut, comme l’a donné un participant en exemple, mettre objectivement en balance les aspects positifs et négatifs du nazisme, ou fournir une liste de références sous forme de liste plate à l’ordre aléatoire, tout le contraire d’une bibliographie critique.
Ce dernier point soulève la question des sources, essentielle dans la constitution du savoir. Pour partie, Wikipedia référence des documents électroniques en donnant leur adresse sur le Web5. Mais au-delà même de leur autorité, le problème en est l’impermanence : les textes peuvent changer après qu’ils aient été consultés (ce qui est le cas des articles de la Wikipedia), voire disparaître, ce qui est loin d’être le cas des bibliographies mentionnant des livres – il est probable qu’on pourra toujours les retrouver (tant qu’il y aura des livres) et vérifier leur contenu inaltéré, même 24 ans après 1984.
Il est bon de se souvenir que le terme « encyclopédie », que revendique Wikipedia, est dérivé de l’expression grecque signifiant « ensemble des sciences qui constituent une éducation complète »6. Or la Wikipedia, malgré le nombre important de ses articles, n’est pas exhaustive : certains sujets n’y sont pas traités, d’autres ne le sont que sous forme d’ébauche. Il nous semble que ce genre de lacunes concerne surtout ce qui n’est pas présent sur le Web (et tout n’y est pas), les contributeurs se servant beaucoup du Web pour nourrir ce Moloch. À ce titre, on pourrait dire que la Wikipedia reflète, finalement, ce qui se trouve déjà principalement sur le Web, le meilleur comme le moins bon, sous forme de choix synthétique qui en facilite l’usage.
Il n’y a donc pas lieu de s’étonner, comme l’ont fait certains, de l’absence des intellectuels dans les débats à propos de la Wikipedia, et probablement aussi dans sa constitution. Les causes en sont probablement multiples, mais au-delà des problématiques que nous venons de signaler, il nous semble que la technicité croissante requise pour y contribuer nécessite des compétences qui ne sont pas forcément les leurs. Ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit pour eux de fournir un texte, aussi savant soit-il, à un éditeur qui s’occupera, entre autres choses, de sa mise en page.
Reste à comprendre les motivations qui poussent à écrire dans Wikipedia. Selon certains, ce n’est certainement pas la notoriété, puisque les auteurs sont anonymes. Il nous semble que cet argument ne prend pas en compte un phénomène qui s’apparente à celui des jeux de rôles : les contributeurs se choisissent un pseudonyme – ou, ce qui en réalité virtuelle devient un avatar – dans la peau duquel ils se glisseront. Ce personnage pourra acquérir une notoriété parfois bien plus grande que celle de la personne qui se cache derrière ce masque : on se souviendra de l’un de ses principaux éditeurs, « titulaire d’un doctorat en théologie et d’un diplôme de droit canon, et qui avait écrit ou enrichi 16 000 articles », et qui s’est révélé être un jeune homme de 24 ans, qui ne détenait ni diplôme supérieur, ni chaire de religion. La chair est faible…
Au-delà de ces appétits (ou tout simplement du plaisir de se voir « imprimé » dans la Wikipedia), il y a un phénomène qu’on ne peut négliger ni rabaisser : celui de l’amateur. Intéressé ou même passionné, collectionneur ou non, souvent compétent et parfois éclairé, il peut chercher à partager avec générosité ses prédilections et ses connaissances ou à imposer sa vision du domaine qui a à ses yeux une valeur primordiale. Or la constitution du savoir n’est pas qu’une affaire de désir ou d’amour, et nécessite la maîtrise de méthodes (propres à chaque domaine) et la complexe validation de sa production – entreprise loin d’être sans faille, mais qui ne peut certainement pas être menée dans le cadre d’une démocratie participative, comme l’a indiqué pour finir l’un des participants.
Que peut-on alors conclure ? Certains ont émis le souhait de développer la lecture critique chez les utilisateurs de la Wikipedia (en clair : l’utiliser comme première source, puis chercher ailleurs), d’autres l’espoir que ce genre de discussions pourrait l’amener à évoluer. Mais Pierre Assouline a été bien plus radical : c’est l’essence même de l’entreprise qui est la cause de ses défauts. Ce qu’il souhaite voir, c’est l’arrivée des encyclopédies scientifiques, telles la Britannica et l’Universalis, sur le Web. On serait tenté d’adhérer à son affirmation tout en lui précisant que ces deux ouvrages s’y trouvent déjà7, en répondant aux premiers qu’il y a rarement chez les usagers du Web un recours à une seconde source, et en demandant aux seconds de compter le nombre de présents dans la salle du séminaire…
1 Pierre Gourdain, Florence O’Kelly, Béatrice Roman-Amat, Delphine Soulas et Tassilo von Droste zu Hülshoff.
2 Il reste tout de même à voir si les étudiants, une fois entrés dans des milieux professionnels intellectuels ou scientifiques, ne seront pas amenés à changer leur opinion.
3 Et parfois fataliste, comme s’il n’existait aucun autre moteur de recherche valable. Cette adoption de masse est surtout curieuse lorsqu’elle est le fait de personnes qui, dans bien d’autres domaines, tiennent, d’autre part, un discours critique sur les effets de foule…
4 Ce qui ne manquera pas de changer, une fois que Google aura mis en place Knol, son anti-Wikipedia.
5 Et il ne s’agit en général pas du « Web profond », des articles disponibles dans des bases de données, souvent payantes.
6 Trésor de la langue française informatisé.
7 L’Universalis est distribuée par la Britannica, qui n’a d’ailleurs rien de britannique, l’éditeur étant domicilié à Chicago…