Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 mars 2008

« Un noble ferraillement »

Classé dans : Musique — Miklos @ 0:32

« Prenez un ouvrage de l’importance du “Clavecin Bien Tempéré” : l’obéissance est telle que quand Bach prend une décision, elle correspond toujours à une règle, à une convention que vous pouvez énoncer en termes clairs. Donc il commence par obéir. Mais dans l’obéissance, il est absolument libre. Il ne subit pas l’obéissance, il la choisit. » — Bruno Monsaingeon : Mademoiselle. Entretiens avec Nadia Boulanger.

C’est à Wanda Landowska, à qui l’on doit la renaissance du clavecin au xxe siècle (autant pour son répertoire que sa facture), que l’on attribue cet amusant qualificatif de l’instrument (et qui a dit d’elle-même « une vieille juive folle de musique » selon Doda Conrad). Francis Poulenc (sur la photo avec Landowska) composera pour elle son Concert champêtre, œuvre pour clavecin et orchestre. C’est à une autre polonaise, Elisabeth Chojnacka, que l’on doit le renouveau de la composition pour le clavecin dans le dernier quart du xxe siècle et le développement d’un répertoire contem­porain original, souvent écrit pour elle par les plus grands compositeurs de ces dernières années : Luc Ferrari (Programme commun pour clavecin et bande en 1972, et sur lequel la chorégraphe Lucinda Childs créera Rhythm Plus en 1991 au Festival d’Avignon, avec Elisabeth Chojnacka live), Maurice Ohana (auquel Chojnacka a consacré un disque, grand prix de l’Académie du disque en 2003), Yannis Xenakis (plusieurs œuvres très originales et puissantes pour clavecin avec ou sans percussions)…

C’est à Andreas Staier qu’on doit le plaisir renouvelé d’un très beau récital pour clavecin à la salle des Abbesses du Théâtre de la Ville. Lieu parfait pour cet instrument intime – du moins dans sa version historique et non amplifiée – dans un répertoire qui alternait Jean-Sébastien Bach et Domenico Scarlatti, contemporains (tous deux nés en 1685) mais représentant deux univers différents que Staier a su alterner pour notre grand ravissement. Un toucher précis et économe – aucun geste inutile – et un jeu tout à la fois léger et puissant, une maîtrise parfaite du rythme qui lui permet de s’en libérer avec des effets à couper le souffle, une virtuosité et une dextérité époustouflantes qui semblent si naturellement inscrite dans les œuvres (surtout celles de Scarlatti) et qui n’a rien de gratuit, une lecture limpide de l’harmonie et du contrepoint, un choix irréprochable des jeux réalisant une orchestration de goût, variant du luth à ce noble ferraillement dont parlait Landowska et finalement un bon instrument (copie d’un instrument allemand de l’école Silbermann par Anthony Sidey – facteur de plusieurs des instruments qu’utilise Staier – et Frédéric Bal)… On aura particulièrement apprécié la Partita sur la chorale “O Gott, Du frommer Gott” en ut mineur BWV 767 (thème profondément bouleversant que Bach reprendra souvent) et les Toccata en ré majeur BWV 912 et BWV 914 de Bach. Quant à Scarlatti, le choix des sonates et leur agencement ne manquait pas d’intérêt. On citera la Sonate en ré mineur K. 141, un allegro d’une virtuosité spectaculaire, et dans lequel la répétition extrêmement rapide d’une note qui varie au cours de la pièce n’est pas sans rappeler La Poule de Rameau. Suivie des Sonates K 208 (un adagio) et K 209 (un allegro), l’ensemble suggérait la forme d’une sonate classique. On se demande bien pourquoi la salle n’était pas pleine. Le changement d’heure ?

29 mars 2008

L’ombre

Classé dans : Récits — Miklos @ 15:05

Léon était un bébé idéal : on lui souriait, il souriait en retour ; on hochait un quelconque objet devant ses yeux, il hochait des mains sous le regard émerveillé des têtes penchées sur son berceau. Enfant, il amusait les adultes avec ses imitations de voix célèbres qui passaient à la radio, sans qu’il comprenne en général ce qu’il disait avec le ton sentencieux d’un vieux philosophe médiatique ou de celui déluré d’une jeune chanteuse que ses parents admiraient. Adolescent, il fut un bon élève : il apprenait par cœur sans difficulté le cours, et le débitait sans faute mais sans imagination. On ne lui en demandait pas plus.

Jeune homme, il s’inscrivit dans une équipe de rugby comme d’autres de ses condisciples. Il acquit rapidement la carrure respectable de ses coéquipiers, ce qui lui valut de figurer, vêtu uniquement d’un ballon ovale stratégiquement placé, dans le calendrier qu’ils publièrent cette année-là. Quand ils faisaient la fête entre copains, il ne se faisait pas prier pour pousser la chansonnette : son public, ravi, entendait alors Bruel, Johnny ou Madonna avec un tel degré de réalisme qu’ils en étaient toujours confondus.

C’est ainsi qu’il attira l’attention de la belle Clara. Rousse à frisottis et yeux bleu-vert pétillants de malice, elle fréquentait – en tout bien tout honneur – ce club de sportifs dont elle faisait chavirer les cœurs tout en esquivant leurs avances qui ne manquaient pourtant pas d’ardeur. Elle distinguait en Léon un je-ne-sais-quoi de différent ; était-il moins entreprenant sans pour autant rester sur la touche ? ou alors, était-ce sa façon d’interpréter certains de ses chanteurs favoris ? Quoi qu’il en soit, elle lui proposa d’aller voir un film. Puis de se revoir. C’est ainsi qu’ils devirent amants. Elle en était fougueusement amoureuse, il l’admirait sans bornes. Léon commença alors à se transformer : ses formes s’arrondirent imperceptiblement, son rire devint plus cristallin, ses cheveux de blond prirent un reflet cuivré sans qu’il se les fut teints, jura-t-il… et finalement, Clara se dit qu’il était trop efféminé pour elle et le laissa tomber à l’issue d’un dîner encore plus silencieux que d’habitude.

Ses soirées dorénavant libres, Léon les passait dans les cafés et les brasseries du quartier. Il fumait comme tout le monde. Il buvait comme tout le monde. Il regardait comme tout le monde le grand écran installé dans la salle les jours de match de son ancienne équipe. Au bout de quelques semaines, il connaissait de vue tous les habitués. Un soir, un nouveau venu s’installa à quelques pas de lui. Léon lui trouva un air vaguement familier. Un observateur aurait remarqué qu’ils buvaient la même bière, qu’ils lisaient le même journal. Le hasard de la foule les fit se rapprocher, puis se parler. Ils se retrouvaient maintenant chaque soir à la même table, échangeaient des banalités sur l’actualité ou sur le temps qu’il faisait, commandaient le même plat, partageaient les mêmes silences. Léon ne fut pas surpris d’apprendre que son compagnon de table, de quelques mois plus jeune, possédait la même faculté d’imitation que lui.

Avec le temps, ils l’exercèrent inconsciemment l’un à l’égard de l’autre : gestes, mimiques, voix, habillement… Même s’ils ne se ressemblaient pas a priori, on avait une difficulté croissante à les distinguer quand ils étaient ensemble. Au petites heures de la nuit, les quelques buveurs encore présents au comptoir du bar croyaient voir double lorsqu’ils jetaient un regard vers la table où se trouvaient Léon et son compère. À la fermeture du troquet, chacun rentrait chez soi.

Un beau jour, l’assistante d’une charmante animatrice d’émissions télévisées consacrées à des entretiens intimes (mais grand public) et à tendance psy les remarqua. Il ne fut pas difficile de les persuader de participer à l’émission « Vrais jumeaux, faux jumeaux » dont ils furent les invités. L’intervieweuse, qui ressemblait étrangement à Clara, les décortiqua avec délicatesse et mit à jour tout en souriant avec compassion le vide identitaire qui les poussait ainsi, selon elle, à s’affubler de l’apparence d’autrui, surtout de ceux qui les impressionnaient, qu’ils admiraient, ou qu’ils fréquentaient. Il fallut quelques jours à Léon pour que cette analyse fasse son chemin. Il se renferma et s’adonna alors aux drogues douces, puis dures. Et maintenant ? camé, Léon.

28 mars 2008

La Suisse touchée par l’épidémie

Classé dans : Danse — Miklos @ 23:03

Quatre jeunes gens impassibles, assis à une longue table, sont absorbés par leurs ordinateurs portables. Des hauts parleurs disséminés ici et là diffusent, accompagnés du grésillement typique des ondes courtes de la radio, des bribes de messages dans un babil de langues. Finalement, il en émerge un en français, qui parle de la guerre que les États-Unis ont déclaré à la Suisse pour son soutien à Al Qaïda, de combats dans Berne entre paysans et soldats, de morts, de l’attitude de la communauté internationale. Plus tard, l’un ou l’autre des jeunes se lèvera, ira ici ou là pour déplacer un ordinateur ou une enceinte, tirer des fils au travers de l’espace – symbolisent-ils la radiation qui frappe le pays ? – titube, s’étale sur la table ou par terre, s’y tord, s’immobilise comme mort pour se ranimer plus tard. À gauche, une sorte de pas de deux. Plus loin, trois corps roulent à terre, passant alternativement l’un sur les deux autres. Un homme se battra contre un pneu, un autre (ou est-ce le même) se débarrassera plus tard de tous ses vêtements et l’un des acolytes roulera son corps inerte à travers la salle. Une jeune femme se changera, sous-vêtements y compris. Une heure plus tard, la lumière s’éteindra et on ne percevra que les têtes des jeunes assis à la table et éclairés par les écrans des ordinateurs sur lesquelles on aperçoit un incendie. Puis les écrans seront refermés, un après l’autre. Fin.

Ce n’est pas la guerre en Suisse et les Helvètes n’ont pas été contaminés par le terrorisme international. C’est bien pire : ils ont été touchés par la non danse. Ce qu’on a vu ce soir au Théâtre de la Ville pendant cette petite heure qui a duré une éternité (pour ceux qui sont restés jusqu’au bout), c’est Text to speech, une création du chorégraphe suisse Gilles Jobin. Le titre indique que les voix qu’on entend sont synthétisées à partir de textes écrits sur les ordinateurs des participants, mais qu’elles aient été produites ainsi ou simplement enregistrées, quelle différence ? Et quel ennui ! La Suisse nous a donné bien mieux : on se souvient du très beau In den Winden im Nichts de Heinz Spoerli il y a deux ans au Châtelet. On espère que l’épidémie sera rapidement jugulée.

Contes et légendes de la Wikipedia

Classé dans : Sciences, techniques, antisémitisme, racisme — Miklos @ 1:06

« Le judaïsme le plus ancien connaissait encore le sacrifice du premier né. » — Wikipedia, article « Légende des crimes rituels » (consulté le 27/3/2008)

La WP française traite dans plusieurs articles1 des accusations à l’encontre des juifs, selon lesquelles ils utiliseraient du sang d’enfants chrétiens pour la fabrication du pain azyme utilisé durant la Pâque juive. Ces allégations ne tiennent pas debout pour qui connaît les règles parti­culièrement strictes de cette religion2 prescrivant la stricte éli­mi­nation du sang3. Apparue au Moyen Âge, cette invention a donné lieu à de nombreuses persécutions (empri­son­nements, tortures, autodafés, pogroms) à l’encontre de ceux injus­tement accusés de ces pratiques4. Elle s’est poursuivi sans inter­ruption jusqu’à nos jours : il y a moins d’un mois, une série d’affiches reproduisant cette légende est apparue sur les murs des rues de Novosibirsk en Russie, quelques semaines avant la Pâque juive.

En 1840, une accusation de ce genre aura un reten­tis­sement inter­na­tional : un moine capucin et son serviteur dispa­raissent à Damas. Et c’est le consul français, Ulysse de Ratti-Menton, qui soulève l’accusation de meurtre rituel à l’encontre de la commu­nauté juive damascène. En résul­teront tortures de tous genres, aussi bien physiques (jusqu’à ce que mort s’ensuive, pour quatre d’entre eux) que morales (une soixan­taine d’enfants – juifs – enlevés à leurs parents et privés de nourriture) destinées à extorquer tous les aveux possibles et imagi­nables, à l’instar de ce que pratiquait l’Inquisition des siècles aupa­ravant. Ce n’est qu’à la suite de pressions inter­na­tionales que le vice-roi d’Égypte ordonna la remise en liberté des prisonniers.

Un excellent roman qui vient d’être publié en français – La Mort du moine d’Alon Hilu – s’inspire des faits connus et prend comme personnages les principaux prota­go­nistes de l’affaire. Fruit d’une recherche docu­mentaire très poussée, il construit, de façon tout à fait plausible, une intrigue qui expli­querait la dispa­rition du moine. On ne sait évidemment pas ce qu’il en est réel­lement advenu, le seul témoin qui semblait être le dernier à l’avoir vu entrer chez un Turc ayant été roué de coups jusqu’à ce que mort s’ensuive. Écrit dans une langue chato­yante et une parfaite maîtrise du style, extrê­mement bien traduit (de l’hébreu), c’est le récit du prota­goniste central du roman, qui bascule de première à la troisième personne parfois d’une phrase à l’autre, faisant ressortir son mal de vivre intérieur et ses conflits avec le monde qui l’entoure. L’auteur reconstitue avec véracité l’effet cata­clys­mique qu’a eu cette pression inte­nable sur la communauté juive dans son ensemble et sur chacun de ses membres, montant non seulement des familles les unes contre les autres, mais même un fils contre son père, poussant certains oppor­tunistes à aban­donner leur religion pour se placer du côté des puissants du moment et pour revenir à la foi de leurs pères le calme rétabli. Il témoigne aussi de l’héroïsme de personnes banales (et bien réelles, ce ne sont pas des person­nages inventés) qui auront résisté à toutes les tortures sans se compromettre.

C’est dans l’un de ses actes fondateurs que le judaïsme rejette le sacrifice humain, qui devait être une pratique admise dans les religions païennes qui l’ont précédé. Lorsque Abraham se voit commandé de sacrifier son fils Isaac à Dieu, il ne devait y avoir rien d’exceptionnel à cela : c’était chose commune, les divinités de nombreux peuples – cananéens, phéniciens, carthaginois… – buvaient goulûment le sang humain. La réelle épreuve est celle où l’ange lui dit d’arrêter son bras et de ne pas le sacrifier. Ce même schéma se retrouve dans l’islam, avec Ismaël, le second fils d’Abraham, se substituant à Isaac, tandis que dans le christianisme, Jésus est sacrifié pour les hommes. Il n’est donc pas étonnant que les allégations de meurtre rituel soient apparues dans le monde chrétien plutôt que musulman.

Quant à la phrase citée en exergue, elle est pour le moins malheureuse : l’ambiguïté du verbe utilisé, « connaissait », peut laisser entendre que le judaïsme primitif acceptait ou admettait le meurtre rituel, ce qui est une aberration. Pour preuve, l’article mentionne, sans en citer le contenu, deux passages qui en parlent (2. Chr 33,6; 2. Rois 23,10). Or quand on prend la peine de consulter ces textes, on constate sans grand effort que ces pratiques sont qualifiées d’« imitation des abomination des nations » (2 Chr. 33.2) et liées au culte de Baal et de Molek (2 Rois 23.10). On peut imaginer la réprobation qui se serait manifestée si on avait écrit « le catholicisme actuel connaît la pédophilie »… Cet article mentionne aussi de façon lapidaire la thèse d’Ariel Toaff « réhabilitant ces récits » en 2007, sans pour autant rajouter qu’il s’est rétracté (ce que dit l’article « Ariel Toaff »), ni mettre en perspective critique cette mention initiale. On peut ainsi imaginer l’effet qu’aurait eu la mention de la thèse de Jacques Benveniste sur la mémoire de l’eau sans aucun commentaire dans l’article consacré à ce liquide… Les deux autres articles (voir note 1) que la WP consacre partiellement ou totalement aux accusations de meurtre rituel sont bien mieux écrits.


1 Allégation antisémite », « légende des crimes rituels » et « accusation de crime rituel contre les Juifs.
2 Règles qui sont établies dans la loi dite orale, le Talmud et dans les responsa des rabbins, textes à valeur jurisprudentielle. Elles ne sont certainement pas établies dans l’Ancien Testament qui n’a pas de valeur juridique dans le système des lois traditionnelles juives et dont la lecture littérale ne permet de déterminer la pratique juive. Ce type de lecture a été, entre autres, pratiqué par les Karaïtes, secte qui avait rejeté la loi orale et de fait créé sa propre exégèse, ce qui n’est pas sans rappeler ce qui se passera bien plus tard avec l’émergence du protestantisme par rapport au catholicisme.
3 C’est pourquoi les mammifères propres à la consommation doivent être vidés de leur sang après avoir été tués et avant d’être cuisinés.
4 Qui se sont « enrichies » de variantes tristement célèbres, comme celle à l’encontre du juif Jonathas qui aurait, au xiiie s. profané une hostie consacrée en la poignardant ; celle-ci aurait alors saigné. Puis, quand il voulu la bouillir, elle s’envola. Il fut brûlé en place de Grève, et l’église des Billettes a été érigée sur le lieu où se trouvait sa maison.

24 mars 2008

Le promeneur solitaire

Classé dans : Récits — Miklos @ 15:16

À première vue, c’était un homme banal. De taille moyenne, il marchait légèrement courbé, ses mains sinueuses jointes dans le dos. Sa tête dégarnie sauf aux tempes reluisait au soleil. Ses yeux verts délavés, profondément enfoncés dans leurs orbites surmontés d’une touffe broussailleuse poivre et sel, ne regardaient nulle part. Le nez romain surmontait une bouche fine qui n’exprimait rien. Des petites rides se dessinaient, fugaces, aux commissures des lèvres, signe qu’il devait pourtant sourire. La rigueur de ce visage énigmatique était tempérée par ses grandes oreilles de clown qui semblaient être à l’écoute du monde. Tout de gris habillé, il portait un pull au col roulé qui l’enveloppait confortablement, et descendait, étiré, bien au-dessous de sa ceinture. Le pantalon de flanelle, un peu trop large, frémissait autour de ses jambes qu’on devinait fines et nerveuses et se déposait légèrement sur de solides chaussures de marche qui avaient accumulé la poussière des distances infinies qu’il avait parcourues sans pour autant montrer signe de fatigue.

L’homme marchait d’un pas régulier, ni rapide ni lent. Il évitait les attroupements qu’il contournait sans hâte, et poursuivait sa route. Il ne s’arrêtait pas aux feux avant de traverser les rues, c’étaient les voitures qui le laissaient passer. Il n’hésitait pas aux carrefours et prenait l’un des embranchements sans regarder autour de lui et pourtant sans paraître choisir. Il ne repassait jamais au même endroit mais semblait pourtant tous les connaître.

D’où venait-il, où allait-il ? on ne pouvait le deviner à son apparence ou à son comportement. De mémoire d’homme, on ne l’avait jamais vu ici, ou alors l’avait on oublié, car il n’avait rien de remarquable. Il avait l’air d’un quelconque badaud comme on en croise dans toutes les villes. Et pourtant, il arrivait qu’il accroche comme par hasard le regard d’un passant intrigué par cette apparente banalité d’une extraordinaire perfection. Ce spectateur fortuit, peut-être plus attentif qu’un autre, se trouvait alors pris d’une sourde envie d’en savoir plus. Un besoin irrépressible l’attachait au sillage de l’homme, qu’il commençait à suivre à distance, s’évertuant à ne pas le perdre de vue dans les méandres de la ville.

Au fil des heures, d’autres personnes s’y joignaient, délaissant leur occupation : une femme qui partait faire ses courses, un homme attablé à la terrasse d’un café, un clochard assis à même le trottoir, un chauffeur de taxi à l’arrêt, un enfant entrain de jouer avec des amis qui ne remarquaient même pas son absence. Une foule silencieuse se constituait et s’étoffait à mesure que la journée avançait. Elle serpentait calmement dans les rues, les gens qui en faisaient partie ne se regardant pas, ne se parlant pas. Des grandes avenues des beaux quartiers où elle pouvait s’étendre sur toute la largeur de leurs trottoirs elle passait aux ruelles de la vieille ville, puis s’insinuait en s’effilant dans les passages de taudis, d’où elle émergeait en reprenant une taille plus bourgeoise.

Il n’est pas facile de marcher d’un pas égal dans une ville et de maintenir une distance parfaitement invariable entre soi et d’autres personnes. Certaines, épuisés, se détachaient du groupe, s’arrêtaient un temps puis s’en allaient comme si de rien n’était rejoindre le lieu qu’elles avaient quitté. Les autres avançaient sans raison ni but apparents comme l’homme qui les précédait au loin et qu’elles ne pouvaient voir à l’exception de celles qui se trouvaient en tête.

C’est entre chien et loup qu’il disparut, au détour d’une rue. Un subtil désarroi saisit le début du cortège et se propagea, telle une vague de fond, à toute la foule. Elle commença à se désagréger imperceptiblement. Ce fut d’abord sa tête qui s’éparpilla, puis son corps et finalement sa longue queue. Bientôt, il n’en resta pas trace. La ville avait repris son aspect habituel. Les gens qui l’avaient composée repartaient chacun dans une autre direction ou restaient plantés là où ils s’étaient arrêtés, avec le sentiment diffus d’une profonde nostalgie, d’une grande perte. Ils se regardaient avec la certitude qu’ils avaient partagé quelque chose d’exceptionnel, mais ne savaient que se dire, les mots manquaient pour exprimer ce qu’ils ressentaient ou pour questionner ce qu’ils n’étaient en mesure de comprendre. La tristesse avait recouvert la ville comme l’aile immense d’un corbeau noir.

Le lendemain, la ville se réveilla plus lentement. Nul ne se souvenait de la marche de la veille, il n’en restait qu’un regret évanescent et la sensation d’un apaisement comme après un grand chagrin ou une nuit d’amour. Mais tout ceci finit par s’estomper et s’effacer de la mémoire collective, à l’exception de celle de certains lunatiques, de quelques poètes et musiciens méconnus et d’un ou deux vieux radoteurs.

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