Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

31 mars 2010

Sérendipité, ou comment j’ai découvert…

Laurie Anderson, dont on a pu voir hier Delusion, son nouveau spectacle onirique et poétique à Paris.

C’était au début des années 1980, à Ithaca, petite ville universitaire et bucolique de l’État de New York. J’écoutais régulièrement la chaîne de radio publique NPR, dont la richesse et la qualité des émissions culturelles ne cessaient de m’enchanter. Un jour, j’y entends le triste mugissement de la corne d’un bateau, puis une voix de femme. Cette voix raconte. Elle parle de ce qu’elle entend, elle parle de tous ces bruits dont elle perçoit le rythme lancinant, elle parle de l’angoisse de la composition, puis elle se met à jouer d’un violon au son acide tout en continuant de parler. La performance – sons, musique, voix – et le texte plus parlé que chanté ont immé­dia­tement exercé sur moi une fascination dont je ne me suis jamais départi.

C’était Is Anybody Home?, dont le titre reflète l’un des thèmes récurrents de ses œuvres : l’isolation croissante de l’individu dans un monde froid et hypertechnique. Elle l’illustrera par exemple plus tard dans New York Social Life, où elle tente de contacter une amie mais ne peut communiquer avec elle que par répondeur interposé. Elle porte un regard critique et engagé, mais d’un air détaché et avec un humour pince-sans-rire, sur la société (post-)moderne, et utilise pour l’exprimer, paradoxalement pourrait-on penser (mais ce n’est qu’un moyen de mieux le matérialiser), une panoplie de matériel électronique sophistiqué, à l’instar du violon électronique ou du vocodeur (dispositif informatique qui lui permet de changer le timbre de sa voix en temps réel) dans des spectacles multimédia, de vrais régals pour les yeux comme pour les oreilles, mais aussi pour l’esprit : l’intelligence, la finesse et les références littéraires et musicales enrichissent la trame de son discours.

On connaît le succès de O Superman (qui propulsera Anderson sur les scènes internationales), principalement dû à son rythme hypnotique (obtenu en faisant boucler une brève syllabe qu’elle prononce avant de débuter la performance), à sa façon apparemment très cool de raconter un quotidien ou un mythe, et, dans d’autres œuvres, à la transformation de sa voix en celle d’un vieillard (quelle surprise pour les sens ! on voit une belle jeune femme parler, et on entend un vieil homme…)… Et pour ceux qui ont eu alors comme maintenant la chance de la voir sur scène, son allure quasiment androgyne, l’ombre d’un sourire énigmatique, sa fossette coquine.

Mais le contenu, l’écoute-t-on seulement ? La menace de l’escalade de la violence (“‘Cause when love is gone, there’s always justice. And when justice is gone, there’s always force. And when force is gone, there’s always Mom”), l’emprise croissante de la technologie militaro-industrielle destinée à rassurer l’individu (“So hold me, Mom, in your long arms. So hold me, Mom, in your long arms. In your automatic arms. Your electronic arms. In your arms. So hold me, Mom, in your long arms. Your petrochemical arms. Your military arms. In your electronic arms”).

Il n’est pas étonnant que Laurie Anderson consacre un texte à Walter Benjamin, dans lequel elle reprend quasi littéralement la description qu’il fait d’un tableau de Klee, Angelus Novus  (on a précédemment cité les deux textes) : l’Ange de l’histoire est poussé en avant par une tempête irrésistible venue du paradis ; il avance à reculons vers le futur, tourné qu’il est vers le passé pour contempler les ruines occasionnées par cette tempête et qui vont en s’accumulant. Cette tempête, c’est le progrès, que Walter Benjamin considère comme une évolution historique conduisant à la catastrophe (thèse qui s’apparente à celles de Günther Anders et de Jacques Ellul), et contre laquelle il faut se révolter. Michael Löwy consacre un excellent article à cette conception de l’histoire de Benjamin. Quant à la destruction qui accompagne inéluctablement le progrès, elle fait l’objet de l’analyse de Joseph Schumpeter qui, dès 1942, a explicité ce processus et l’a nommé de façon fort appropriée destruction créatrice.

Telle la mort qui fait pendant à toute naissance, la destruction accompagne toute création. Selon les Cabalistes, elle est universelle : la destruction originelle a été, selon eux, cette « brisure des vases » conséquente à la création même du Monde. Et l’homme, au lieu de tenter de réparer, continue à détruire par sa poursuite d’un progrès illusoire. Laurie Anderson racontera d’ailleurs le paradis perdu dans Langue d’Amour, ce lieu où il y avait un homme et une femme pas très futés mais béatement heureux et un serpent qui marchait (selon une ancienne légende juive, ce reptile perdit ses membres pour avoir occasionné la chute de l’homme).

Le dernier spectacle, Delusion, même s’il possède les éléments si reconnaissables de l’œuvre de Laurie Anderson (violon, voix transformée, multimédia…) est bien plus sombre, voire tragique : c’est la mort qui y préside d’une façon ou d’une autre, et pas uniquement celle de la Terre (comme, par exemple, avec le redémarrage du Grand collisionneur de hardons près de Genève, dit-t-elle), mais sans doute bien plus personnellement que dans ses précédents spectacles (elle raconte le décès de sa mère). Même l’humour y a un côté plus noir que d’habitude : un couple âgé de 90 ans décide de divorcer ; à la question, Pourquoi le faites-vous seulement maintenant ?, ils répondent : On ne voulait pas divorcer avant que nos enfants ne meurent.

Un nouveau spectacle donc, différent (il a laissé froid le public nord-américain, qui a toujours eu moins d’accroche pour les performances d’Anderson que celui d’Europe – et peut-être d’Asie), sans pour autant rendre méconnaissable la voix si typique de son créateur.

30 mars 2010

La bibliothèque du futur numérique

Classé dans : Littérature, Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 0:00


De gauche à droite : Jean-Yves Mollier, Antoine Gallimard, Jack Ralite,
Jean-Noël Jeanneney, Philippe Colombet.

En 2440, la bibliothèque telle que nous la connaissons aura vécu. Fallait-il attendre Google Books pour le constater ? Que nenni : c’est en 1771 que Sébastien Mercier (1740-1814) publie son utopie L’An deux mille quatre cent quarante, rêve s’il en fut jamais (et une nouvelle édition en 1785), dans laquelle il visite – entre autres – la bibliothèque du Roi et est stupéfait de la voir réduite à une armoire avec quelques livres. L’explication qu’il en reçoit est la suivante : « Convaincus par les observations les plus exactes (…) nous avons découvert qu’une bibliothèque nombreuse était le rendez-vous des plus grandes extravagances et des plus folles chimères. De votre temps, à la honte de la raison, on écrivait, puis on pensait. (…) Rien n’égare plus l’entendement que des livres mal faits ; car les premières notions une fois adoptées sans assez d’attention, les secondes deviennent des conclusions précipitées, et les hommes marchent ainsi de préjugé en préjugé et d’erreur en erreur. » Voici ce que ces sages humains qui après nous vivront ont donc fait :

D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugé ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblait en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel. Les journaux couronnaient ce bizarre édifice, et il était flanqué de toutes parts de mandements d’évêques, de remontrances de parlements, de réquisitoires et d’oraisons funèbres. Il était composé de cinq ou six cents mille commentateurs, de huit cents mille volumes de jurisprudence, de cinquante mille dictionnaires, de cent mille poèmes, de seize cents mille voyages et d’un milliard de romans. Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût. Les flammes ont dévoré par torrent les sottises des hommes, tant anciens que modernes. L’embrasement fut long. Quelques auteurs se font vus brûler tout vivants, mais leurs cris ne nous ont point arrêtés ; cependant nous avons trouvé au milieu des cendres quelques feuilles des œuvres de P***, de De la H***, de l’abbé A***, qui, vu leur extrême froideur, n’avaient jamais pu être consumées.

Ainsi nous avons renouvelé par un zèle éclairé ce qu’avait exécuté jadis le zèle aveugle des barbares. Cependant comme nous ne sommes ni injustes ni semblables aux Sarrasins qui chauffaient leurs bains avec des chef-d’œuvres, nous avons fait un choix : de bons esprits ont tiré la substance de mille volumes in-folio, qu’ils ont fait passer toute entière dans un petit in–douze ; à-peu-près comme ces habiles chimistes, qui expriment la vertu des plantes, la concentrent dans une fiole, et jettent le marc grossier (a).

Nous avons fait des abrégés de ce qu’il y avait de plus important ; on a réimprimé le meilleur : le tout a été corrigé d’après les vrais principes de la morale. Nos compilateurs sont des gens estimables et chers à la nation ; ils avaient du goût, et comme ils étaient en état de créer, ils ont su choisir l’excellent, et rejeter ce qui ne l’était pas. Nous avons remarqué (car il faut être juste) qu’il n’appartenait qu’à des siècles philosophiques de composer très peu d’ouvrages ; mais que dans le vôtre, où les connaissances réelles et solides n’étaient pas suffisamment établies, on ne pouvait trop entasser les matériaux. Les manœuvres doivent travailler avant les architectes.

____________________
(a) Tout est révolution sur ce globe : l’esprit des hommes varie à l’infini le caractère national, change les livres et les rend méconnaissables. Est-il un seul auteur, s’il fait penser, qui puisse se flatter raisonnablement de n’être point sifflé chez la génération suivante ? Ne nous moquons-nous pas de nos devanciers ? Savons-nous les progrès que feront nos enfants ? Avons-nous une idée des secrets qui tout à coup peuvent sortir du sein de la nature ? Connaissons-nous à fond la tête humaine ? Où est l’ouvrage fondé sur la connaissance réelle du cœur humain, sur la nature des choses, sur la droite raison ? Notre physique ne nous présente-t-elle pas un océan dont à peine nous côtoyons les bords ? Quel est donc ce risible orgueil qui s’imagine follement avoir posé les limites d’un art !

C’est justement du livre et de Google qu’ont débattu – ou plutôt discouru sans réel échange – aujourd’hui les quatre participants de la table ronde Le Livre et Google… Et maintenant ? au Salon du livre de Paris : Jean-Noël Jeanneney (ancien président de la Bibliothèque nationale de France), Philippe Colombet (directeur du programme Google Livres France), Jean-Yves Mollier (auteur et professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Versailles) et l’éditeur Antoine Gallimard. Un cinquième invité, et pas des moindres, avait fait défaut : Emmanuel Hoog (président de l’Ina). L’animateur en était le sénateur Jack Ralite qui a donné le ton, en parlant de « l’efficacité insolente de Google ». Voulant démontrer que rien n’est inéluctable, il cite Pierre Boulez : « L’histoire n’est pas ce qu’on subit mais qu’on agit ».1 Ralite serait sans doute surpris de savoir que Boulez préconisait, à l’instar de René Char, de « mettre le feu à sa bibliothèque tous les jours »…

Dans son discours, Jeanneney a repris ses prises de position d’alors (2005) comme de maintenant et n’a pas manqué de souligner leur écho : son livre Quand Google défie l’Europe en est à sa troisième édition et est traduit en une douzaine de langues. En bref : il y a violation de copyright d’une part et péril de monopole d’autre part ; le « vrac » (on numérise n’importe quoi) et la non-hiérarchisation (des réponses aux interrogations, où Jeanneney a d’ailleurs confondu page ranking du moteur de recherche des pages Web et critères de pertinence des réponses aux interrogations de Google Books) sont pernicieux, et il déplore que la hiérarchisation mise en place en 2005 dans Gallica ait été supprimée ; la conservation à long terme du patrimoine culturel (numérique, en l’occurrence) et son accessibilité universelle ne peuvent être confiées à des entreprises privées dont la durée de vie est en général bien moins longue que celle des États et de leurs organismes publics ; et enfin : il n’est pas opposé à un accord avec Google, s’il se fait d’égal à égal et sans se soumettre à des conditions léonines qui aboutiraient à la privatisation monopolistique de ces contenus numériques. Il est donc favorable aux recommandations de la commission Tessier (sur la numérisation du patrimoine écrit), qui préconise entre autres un partenariat public-privé basé sur l’échange de fichiers, et, fin stratège, n’exclut pas l’accès (micro-)payant à des contenus sous droit. Il estime qu’un accord qui serait obtenu avec Google sur des bases équitables et ouvertes bénéficierait aussi à Europeana.

L’argument pour la numérisation sélective et contre ce «vrac » est curieux à plusieurs égards : il provient de l’ex président de l’organisme chargé, via le dépôt légal, de conserver toutes les traces de l’édition nationale sans distinction de valeur ; il ignore le fait que les numérisations qui se sont effectuées dans Google Books sont celles d’ouvrages provenant d’autres grandes et respectables bibliothèques – considère-t-il donc que leurs collections sont « un vrac », en d’autres termes qu’il ne faille pas numériser tous les contenus d’une bibliothèque, de façon exhaustive, pour en faciliter l’accès ? Si c’était le cas, pourquoi diable garder dans une bibliothèque des ouvrages auquel l’accès serait limité ? Quant à la hiérarchisation par sujet des contenus de Gallica, elle est bien disponible.

Colombet a déclaré de son côté que l’action de Google dans ce domaine couvrait trois domaines : les livres du domaine public, pour lesquels Google fournit l’accès à l’intégralité de leurs fichiers numérisés en modes image et textes, téléchargement y compris, dans le but de générer la circulation la plus grande de ces œuvres ; les livres épuisés mais encore sous droits, qui sont numérisés aux fins d’indexation, mais dont Google ne présente au mieux qu’un bref extrait ; et enfin, les livres contemporains et leur inscription dans la chaîne du livre : Google vise à trouver des accords avec des éditeurs afin de permettre une « indexation profonde » de ces ouvrages, et répondre aux requêtes des internautes par des références contextualisées (l’ouvrage, Wikipedia, etc.) sans pour autant fournir – pour le moment – l’accès au contenu, mais en indiquant que l’internaute devra le lire dans une bibliothèque ou l’acheter dans une librairie.

Tout usager régulier de Google Books aura constaté que nombre d’ouvrages du domaine public qui y sont référencés n’y sont pas accessibles. C’est le cas par exemple de l’ouvrage de Poullain de la Barre, De l’égalité des deux sexes (…) où l’on voit l’importance de se défaire des préjugés, dont nous avons parlé ailleurs : publié en 1673, aucune de ses versions n’est lisible dans Google Books, tandis qu’elles le sont dans Gallica. Quant aux ouvrages dont le contenu est accessible, partiellement ou intégralement, aucun autre moteur de recherche ne peut les indexer, et les bibliothèques partenaires se voient enjointes par Google d’interdire l’indexation des exemplaires numériques que Google leur retourne ; ces faits contredisent l’argument que Google vise à leur donner « la plus grande circulation » – si ce n’est que par leurs propres outils, soutenant ainsi la thèse de monopole lancé par leurs détracteurs. En ce qui concerne la numérisation des ouvrages épuisés, leur numérisation aurait nécessité que Google en obtienne le droit de reproduction, ce qui n’a d’évidence pas été fait. Et enfin, pour les ouvrages contemporains, comme le relatera J-Y Mollier à propos d’un de ses ouvrages récents, ils s’y retrouvent parfois en accès libre du fait de leur présence dans le fonds d’une université américaine participant au programme Google Books en dépit du droit des auteurs (on sait les procès en cours, auquel fera allusion Antoine Gallimard). Google fournit parfois, pour ces livres, une liste de librairies en lignes permettant de les acheter, mais – contrairement à Libfly d’Archimed, par exemple – par d’adresses de bibliothèques où l’on pourrait les lire sans les acheter. Y a-t-il une raison commerciale à ce choix (en d’autres termes, les librairies payeraient-elles pour être ainsi référencées) ?

Enfin, on remarquera – comme on l’a fait lors de cette « table ronde » – qu’au moins sur un aspect important Google Books est plus pauvre, dans ses modes de recherche, que quasiment n’importe quelle bibliothèque réelle : on ne peut y effectuer des recherche par sujet : il y a bien une case permettant de le faire, mais la liste des sujets semble très réduite, monolingue (ce qu’Europeana vise à dépasser), et ne pas correspondre aux ouvrages auxquels ces termes sont accolés (ainsi, le sujet « musique », en français, ne renvoie à aucun des ouvrages de Boulez en français – mais à d’autres auteurs – tandis que le terme « music » les retourne bien).

Jean-Yves Mollier, dans une intervention vive et passionnée – bouleversé qu’il paraît par l’attitude scandaleuse de Google –, a tout d’abord relaté la mise en ligne indue dans Google Books d’un livre qu’il avait publié en 2008. Puis, en historien, il a rappelé que le projet initial de la Très Grande Bibliothèque, décidé par François Mitterrand (projet dans lequel il avait été partie prenante avec Pascal Ory) avait préconisé la numérisation d’un million de livres : si cela avait été fait, dit-il, il n’y aurait pas eu de Google Books ; or suite à « la carence, la lâcheté, la démission des pouvoirs publics », selon ses termes, cela n’a pu se faire. Il mentionne longuement Robert Darnton (directeur de la bibliothèque de Harvard), qui, dans une récente conférence consacrée à la numérisation du patrimoine des bibliothèques et moteurs de recherche, avait tout d’abord cité Mercier (voir ci-dessus) mais surtout proposé de racheter à Google tous les fonds qu’ils ont numérisés, afin de les déposer dans une bibliothèque numérique nationale. Millier préconise de confier la totalité à l’Unesco, et d’en faire une vraie bibliothèque publique universelle, celle de l’organisme étant pratiquement inexistante. Quant à la démarche de Google qui, dans les faits, s’atèle à numériser le patrimoine national profitant du défaut de l’État devant l’immensité de la tâche, il la compare à celle des Mormons qui avaient entrepris de microfilmer gratuitement tous les registres paroissiaux (pour leurs propres fins, celles de convertir rétrospectivement les morts à leur religion…). Il est clair pour Mollier que la transformation de Google de moteur en libraire, puis, dès mai prochain, de libraire en éditeur, était un processus inéluctable et inquiétant.

Dans une brève réponse, Colombet a affirmé qu’il était hors de question que son employeur devienne éditeur. Comme exemple d’un dépôt public de livres numérisés, il a mentionné le Hathi Trust2, dont l’accès aux contenus intégraux libres de droits est parfois, curieusement, plus restreint que celui que propose Google Books.

Alain Gallimard a exprimé son accord à la position de Mollier, et rajouté qu’il fallait être clair sur le fait que Google était une entreprise commerciale dont la façon de faire était choquante, et a laissé entendre que les poursuites à son encontre allaient continuer.

Pour finir, Jack Ralite s’est lancé dans un long développement, tandis que les autres participants, à l’exception de Philippe Colombet, calme, patient et tenace, s’étaient tous éclipsés pour d’impérieuses raisons.

À l’instar de Sébastien Mercier, on s’était déjà demandé, dix ans plus tôt quasiment jour pour jour, si la bibliothèque du futur, de ce futur numérique dans lequel nous entrons à marche forcée, se réduirait à une seule étagère, voire à un seul livre blanc, en papier électronique… Aujourd’hui, on peut se demander si, à l’avenir, le Salon du livre, pourtant très fréquenté aujourd’hui par une foule particulièrement intéressée par les livres « physiques » qu’elle feuilletait puis achetait, se transformera en un Salon du livre numérique, pour se ternir dans Second Life, sans aucune réelle présence, ni celle des autres lecteurs, ni celle du livre-objet, ni celle des éventuels médiateurs entre les uns et les autres que sont les éditeurs et les bibliothécaires. Brave new world…

_____________________
1 Plus exactement : L’histoire est ce qu’on y fait. Je suis très ancré dans ce principe. Quand on se dit entraîné par la fatalité de l’histoire, c’est qu’on n’est plus à même d’agir ; or, en un sens, l’histoire est une chose qu’on agit et non pas qu’on subit. (Pierre Boulez : Entretiens avec Célestin Deliège, 1975).

2 Il s’agit d’une bibliothèque numérique résultant de la collaboration d’une bonne vingtaine d’universités américaines et ouverte à tout organisme au monde qui souhaiterait devenir partenaire. Elle comprend à ce jour plus de cinq millions d’ouvrages. On y trouve des ouvrages numérisés par Google, mais on ne peut que les consulter en ligne gracieusement ; il est impossible de les télécharger, mais, pour certains, d’en acheter (via Amazon) un exemplaire papier imprimé à la demande… Cette bibliothèque numérique fournit pour chaque ouvrage un lien vers le service Worldcat, qui permet d’en localiser des exemplaires dans des bibliothèques participant au réseau OCLC.

21 mars 2010

« Oh ! madame, les Bach sont connus de père en fils. »

Classé dans : Littérature, Musique — Miklos @ 21:35

C’est ce qu’affirme Pitter Bach à la dame voilée qui lui demande de céder sa maison de Scheveningen pour la nuit, maison dans laquelle il habite avec sa femme bien qu’il l’ait louée à un cavalier inconnu. Nous sommes en 1660, et c’est ainsi que s’ouvre L’Envers d’une conspiration. Sans en révéler les multiples rebondissements – il s’agit d’une comédie d’Alexandre Dumas – on peut tout de même lever un coin du voile : le cavalier est Charles II d’Angleterre, venu conspirer pour son propre compte, et l’inconnue est sa femme, arrivée par coïncidence pour, dit-elle, conspirer contre elle-même.

En tout cas, pas de confusion possible avec son homonyme, le Cantor de Leipzig : celui-ci naît un quart de siècle plus tard, et sa famille est autrement connue, non seulement de père en fils mais aussi dans ses branches latérales, toutes issues du meunier Viet. Hans (fils de Viet, musicien) est le père de Christoph (musicien de cour et de ville) dont le deuxième fils, Johann Ambrosius (lui aussi musicien de cour et de ville) est le père de Jean-Sébastien Bach. Plusieurs de ses fils furent aussi des compositeurs reconnus ainsi qu’un petit-fils (Wilhelm Friedrich Ernst, que Schumann a rencontré à l’occasion de l’inauguration du monument Bach à Leipzig).

Deux concerts on ne peut plus différents viennent d’évoquer le musicien-poète (titre de l’ouvrage qu’Albert Schweitzer, un de ses grands interprètes, lui a consacré). Le premier, Méditation sur B.A.C.H., avec la flamboyante claveciniste Elisabeth Chojnacka et l’ensemble Calliopée, s’est tenu dans le Grand Salon de l’Hôtel national des Invalides. Les moulures dorées des portes, les cristaux étincelants des lustres, le grand tableau de Louis XIV sur la cheminée au-dessus du clavecin (et, à l’opposé de la pièce, celui de Napoléon III…), tout signalait le baroque.

Tout, sauf le programme, composé d’œuvres classiques et contemporaines inspirées directement ou indirectement de Bach :

 deux préludes et fugues de Mozart pour trio à cordes (d’après Le Clavecin bien tempéré, pour les fugues – on a récemment relaté les raisons qui avaient poussé Mozart à en transcrire), qui ne sont pas parmi les œuvres les plus passionnantes de Mozart ;

 le court Capriccio en mi mineur pour quatuor à cordes de Félix Mendelssohn, qui devait sans doute sa grande admiration pour l’œuvre de Bach à son maître Friedrich Zelter d’une part, et à sa grand-tante Sarah Levy d’autre part : elle avait été l’élève favorite de Wilhelm Friedmann Bach, l’un des fils de Jean-Sébastien. Détentrice d’une importante collection de manuscrits de Bach, elle donna celui de la Passion selon Saint Matthieu à Mendelssohn, qui en dirigea la première interprétation depuis la mort de Bach et participa ainsi à la redécouverte de son œuvre. On lira avec profit l’article (en anglais) de la Bibliothèque du Congrès, illustré d’une page manuscrite de la (splendide) Cantate BWV 106 (Gottes Zeit), annotée par Mendelssohn.

 la Bachiana brasileira n° 1 (1932) de Heitor Villa Lobos. Si l’on connaît surtout la cinquième (dont l’interprétation de Victoria de los Angeles, sous la direction du compositeur, est certainement la plus belle), ce n’est que l’un des neuf mouvements de cette suite écrite pour diverses formations (le premier pour orchestre de violoncelles) où le compositeur s’inspire de techniques d’harmonie et de contrepoint baroques pour écrire une musique brésilienne.

 le Prélude et fugue sur B.A.C.H. sur une série de douze tons (1934) de Hanns Eisler. En allemand (et en anglais), les notes de la gamme sont indiquées par des lettres, et ces quatre lettres correspondent à si bémol, la, do, si. Bach s’en était d’ailleurs servi comme thème de la Fuga a 3 Soggetti (Contrapunctus XIV) de L’Art de la fugue, et, plus indirectement, dans le Contrapuctus II, composé de 14 itérations (14 = B + A + C + H, chaque lettre étant remplacée par son ordre d’occurrence alphabétique). Cette œuvre de Eisler n’a rien de classique : elle est écrite dans le style dodécaphonique développé par son maître, Arnold Schoenberg.

 le splendide Continuum pour clavecin (1968) de György Ligeti, composé de grandes masses sonores (qui ne sont pas sans rappeler Gmeeoorh pour orgue, de Iannis Xenakis) si atypiques pour un clavecin dont les notes se détachent en général si distinctement les unes des autres : il faut ici toute la virtuosité diabolique d’une Chojnacka pour réaliser cette fusion : elle en serait capable de jouer les Études pour piano mécanique de Conlon Nancarrow !

 la création française de Méditation sur le choral de J. S Bach « Devant ton trône je vais comparaître » BWV 668 pour clavecin et quintette à cordes (1993) de Sofia Gubaïdulina, qui se base sur son analyse des « relations numériques et des relations particulières entre les notes » de l’œuvre de Bach, « au centre de laquelle se trouve le chiffre 9 » : c’est la valeur numérique de la lettre J, initiale du prénom du compositeur… L’exécution de cette œuvre a été précédée par celle dudit choral (extrait de L’art de la fugue).

 Phrygian Tucket (et non pas Frygian Toccata, comme indiqué dans le programme) pour clavecin amplifié et bande (1994, et non pas 1995…) de Stephen Montague, œuvre composée pour, et dédiée à, Elisabeth Chojnacka, qu’elle a créée en 1994 au Centre Pompidou. « Tucket » signifie fanfare, et cette pièce fait partie d’une série de toccatas, forme utilisée par Bach. Le mode phrygien correspond à une gamme (non altérée) commençant sur le mi, sans doute autre clin d’œil à Bach dont on connaît la Toccata en ré mineur « dorienne » BWV 538 (dont la fugue en mode éolien).

Le concert s’est achevé par le Largo du Concerto n° 5 en fa mineur pour clavecin et cordes BWV 1056. Le choix n’était pas très heureux : ce mouvement est destiné à s’enchaîner avec le Presto qui clôt l’œuvre. Sans ce Presto, on est resté sur un sentiment de musique suspendue, inachevé, inaboutie. En sus, le son du clavecin, amplifié – ce qui ne détonne pas dans une œuvre contemporaine mais ne convient pas à ce type de musique –, provenait des hauts parleurs plutôt que de la scène où se trouvaient les autres musiciens, contribuant à la désorientation sonore et à un certain manque de délicatesse que ce mouvement demande.

Ce sont délicatesse et force, clarté et sobriété, légèreté dansante et profondeur méditative qui caractérisaient le récital que le claveciniste Benjamin Alard a donné le lendemain dans la salle moderne et dépouillée du Théâtre des Abbesses.

La valeur n’attend pas le nombre des années : né en 1985, il est lauréat de plusieurs prix de concours internationaux de clavecin et d’orgue, et est titulaire du poste d’organiste de l’église Saint-Louis-en-l’Île à Paris. Le programme a dû être changé in extremis, le tempérament choisi pour l’accord du clavecin convenant plus à des œuvres avec une signature de dièses que de bémols… On a donc entendu le Prélude et fugue en fa dièse mineur, BWV 859, la Partita n°4 en ré mineur, BWV 828, et pour finir l’Ouverture à la française en si mineur, BWV 831, qui est bien plus qu’une ouverture, puisqu’elle comprend, en sus du mouvement éponyme, une courante, deux gavottes, deux passepieds, une sarabande, deux bourrées, une gigue et un écho. Si, à certains rares moments, le toucher du claveciniste paraît un peu trop lié (influence de l’orgue ?), ce récital sans une once d’afféterie, l’interprète s’effaçant devant l’œuvre, était une longue méditation dans un univers musical et spirituel bouleversant.

18 mars 2010

Les visiteuses

Classé dans : Musique, Photographie, Récits — Miklos @ 8:54

Madame XFRR#27 et sa fille xfrr#031 (qu’elle appelle familièrement Porfi­chtou­mik­da­bi­croûté) viennent d’émerger de leur aéronef. Plates malgré leur apparence arrondie (signe de luxe sur leur planète), elles se déplacent généralement en glissant sur des surfaces horizontales comme verticales. Leur grand œil ouvert en perma­nence scrute avec curiosité les alentours. Au-dessous du cou, leur thorax bombé est surmonté d’une ouverture destinée à évacuer l’air qu’elles aspirent par leur pied unique lorsqu’elles ont à décoller d’une surface pour voler vers une autre.

Ce n’est pas la première fois que la mère visite la Terre : elle l’avait découverte enfant avec sa propre mère, et revient maintenant pour montrer à sa fille ce monde étrange, tradition familiale qu’elle espère se voir perpétuer. Elle est surprise : une trentaine d’années plus tôt2, il y faisait beaucoup plus clair et les Formes étaient vêtues de couleurs aussi vives que les leurs. Maintenant, la Terre est terne, son Soleil est-il en train de s’éteindre ? Elle garde ces tristes réflexions pour elle.

N’ayant qu’un œil, les deux femmes ne peuvent percevoir la profondeur : tout ce qu’elles voient est plat. Et inexplicable, voire choquant : il leur suffit de glisser légè­rement pour voir des Formes, apparemment immobiles, glisser en sens inverse3 ; certaines Formes, plus rapides, passent au-dessus d’autres au lieu de les contourner par politesse. Il n’y a qu’une Forme qui leur paraît plus familière : placée en hauteur dans un cadre leur faisant face, elle est plate comme elles. Même si elle possède deux yeux qui surmontent une ouverture béante, elle se laisse contempler à loisir, n’étant pas saisie de cette frénésie qui semblent animer toutes ses congénères. Plus tard, lorsqu’elles glisseront vers le sol, elles en rencontreront une autre sur leur chemin, monochrome et aux deux yeux si cernés de noir qu’elle en a l’air bien malade.

Quel univers morbide, se dit la petite fille. Vivement qu’on s’en aille, poursuit-elle en fredonnant, pour se rassurer, son tube favori :

On s’est aimés comme dans un rêve
Mais hélas j’ai dû repartir
Et nos amours ont été brèves
Chérie je voudrais revenir
Ton nom me hantera sans cesse
Pendant les longues nuits d’été
Ton nom doux comme une caresse
Porfichtoumikdabicroûté
Un jour je monterai peut-être
Chercher le fruit de nos amours
Cet enfant bâti comme un hêtre
Qui naquit au bout de huit jours
En voyant amarsir son père
Le chéri l’aimera beaucoup
Et prendra pour courir lui dire
Ses treize jambes à ses deux cous…
 
C’est la java martienne
La java des amoureux
En fermant mes persiennes
Je revois tes trois grands yeux
Ça marse toujours, ça marse comme ça
Oui Saturne à tour de bras
La java d’amour, martiale java
Que j’ai dansée dans tes bras
C’est la java martienne
La java des amoureux
Toutes tes mains dans les miennes
Je revois tes trois grands yeux.4


1 Les noms des enfants – uniques – sont en minuscules jusqu’à leur majorité, jour où leur œil vert devient blanc, tandis que leur peau prend une teinte plus foncée. L’âge est toujours précisé dans leur nom après le croisillon. Il n’y a pas d’hommes dans leur monde, et il n’est donc pas nécessaire pour la femme ou la fille de prendre le nom d’un quelconque mari ou père, présent ou envolé.

2 Une de leurs années durant environ une semaine terrienne, ce voyage remontait à juillet 2009.

3 Tout est relatif : lorsqu’elles glissent dans un sens, la personne immobile semble glisser dans le sens inverse, par rapport au paysage.

4 Boris Vian, La Java martienne.

17 mars 2010

Le nez

Classé dans : Photographie, Récits — Miklos @ 9:24

Sous ses dehors d’enfant sage habillé en semaine comme un dimanche, la veste quadrillée de son costume boutonnée jusqu’au cou, le bas de ses pantalons enfilé soigneu­sement dans ses bottines, la casquette vissée sur la tête, Dédé a du caractère : on le voit à ses sourcils légèrement froncés, à son regard concentré, au trait volontaire de sa bouche qui ne sourit que rarement.

Pourtant – ou pour cette raison – il est la risée de ses copains de classe. C’est Juju, le grand malabar et meilleur cancre de sa classe, chef incontesté d’une petite bande servile et adoratrice dont chacun des membres, pris individuellement, est au fond un brave gosse, qui lui fait payer sa belle prestance et ses résultats scolaires parfaits qui en font le chouchou de la maîtresse.

Cette fois-ci, à la récré, Dédé s’en est tiré avec un coup de poing au nez, qui l’a fait saigner. Le liquide rouge coule sur ses lèvres, il ne prend pas le temps d’aller à l’infirmerie se faire soigner, il a mieux à faire : il en a assez d’être la victime de ces gamins incultes qui le jalousent. Grand lecteur de livres de magie, il décide de leur jeter un sort.

Les voyant se réunir en conciliabule dans un coin de la cour, sans doute pour préparer leur prochain sale coup, il se glisse comme une ombre le long du mur sans qu’ils ne le remarquent, et prononce soigneusement la formule en chaldéen qu’il avait inscrite sur un petit bout de papier pour ne pas l’oublier. À cet instant, les silhouettes menaçantes s’effondrent au sol et leurs habits se volatilisent. Il ne reste plus dans la cour qu’une trace au sol, comme après un meurtre.

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos