Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

11 septembre 2012

Omelette à la française

Classé dans : Cinéma, vidéo, Cuisine, Langue, Santé — Miklos @ 9:58

La recette traditionnelle de ce mets bien français commence généralement par « Battre légèrement trois œufs… ».

Pourquoi trois ? Peut-être parce qu’il faut « déposer une cuiller à soupe de beurre dans le poêlon » : pour deux ou quatre œufs, la quantité de beurre à rajouter serait bien moins simple à exprimer. On ne sait d’ailleurs pas à combien de personnes cette recette est destinée.

Pour ceux qui craignent le cholestérol, on signalera que les opinions divergent à ce propos tout en rappelant qu’il ne faut abuser de rien, surtout des bonnes choses.

Ce n’est pas que dans l’omelette française et donc sur la langue que l’on trouve trois œufs, mais dans la langue elle-même : le participe passé féminin des verbes agréer (on est d’accord ?), béer (aux corneilles), créer (des ennuis, si on en mange trop), féer (« doter d’un pouvoir surnaturel »), gréer (« équiper un navire »), réer (ma pauvre biche !) et véer (anc. fr. « empêcher, refuser, défendre, prohiber », du lat. vetare) se termine effectivement en –éée.

Eheheh !

10 septembre 2012

Ces quintes désagréables et insupportables, ou, toux un programme

Classé dans : Langue, Loisirs, Musique, Santé — Miklos @ 22:18


Anonyme français, La quinte estampie real. XIIIe s.

Il en va des quintes parallèles en musique comme du vide dans la nature : on les abhorre, mais malgré tout… Dans une lettre à Monsieur Périer, datée du 15 novembre 1647, Pascal écrit, à propos de leurs entretiens au sujet du vide :

Vous savez quel sentiment les philosophes ont eu sur ce sujet : tous ont tenu pour maxime, que la nature abhorre le vide ; et presque tous, passant plus avant, ont soutenu qu’elle ne peut l’admettre, et qu’elle se détruirait elle-même plutôt que de le souffrir. Ainsi les opinions ont été divisées : les uns se sont contentés de dire qu’elle l’abhorrait seulement, les autres ont maintenu qu’elle ne le pouvait souffrir. J’ai travaillé dans mon Abrégé du traité du vide à détruire cette dernière opinion et je crois que les expériences que j’y ai rapportées suffisent pour faire voir manifestement que la nature peut souffrir et souffre en effet un espace, si grand que l’on voudra, vide de toutes les matières qui sont en notre connaissance et qui tombent sous nos sens.

En musique, on entend souvent dire que « les progressions en octaves parallèles, depuis le 13e siècle, et en quintes parallèles depuis le 14e siècle, sont considérées comme irrecevables. » Mais comme le signale Patrick Loiseleur,

C’est avec un certain plaisir, après avoir pratiqué l’harmonie scolaire et évité les quintes parallèles comme un gamin ayant peur de se faire taper sur les doigts, ou au contraire enchaîné les accords parallèles avec le petit frisson de celui qui brave l’interdit, qu’on apprend que la règle des quintes parallèles n’a rien d’absolu ; qu’elle n’a pas toujours existé ; que son importance a évolué dans le temps ; qu’elle a été ignorée par des compositeurs aujourd’hui placés parmi les plus grands ; que si elle est tout à fait recommandable pour écrire un choral ou une fugue dans le style de Jean-Sébastien Bach, le même Jean-Sébastien Bach usait de cette « règle » comme des autres avec la plus grande liberté, en gardant l’oreille pour seul guide.

On en trouve par exemple dans la Symphonie n° 9 « du Nouveau monde » de Dvorak, comme le montre Luc Dupuis.
 

Il y a un autre domaine que la musique – et qui a plus d’un rapport avec elle d’ailleurs – où les quintes sont néfastes : il s’agit de la médecine. La fièvre quinte (ou quintane) était « une maladie fébrile intermittente dont les accès viennent tous les cinq jours inclusivement », nous dit Isidore Bricheteau (1789-1861) dans le Dictionnaire des sciences médicales, vol. 47 (1820). Il rajoute que, probablement identique à la fièvre quarte, elle se traitait avec du quinquina, puis que « Les médecins de nos jours paraissent l’avoir peu observée, et pour ce qui nous concerne, nous ne l’avons jamais rencontrée ».

Cette quinte-ci est donc passée à l’as (ce qui peut être avantageux surtout si elle est flush à l’as, autrement dit une quinte royale).

Quant à la quinte de toux, si commune notamment au cours des cent jours de la coqueluche où elle se succède aussi désagréablement que les homonymes musicaux, il y a plusieurs hypothèses sur son étymologie. Dans sa traduction des Épidémies et éphémérides de Guillaume de Baillou (1538-1616) publiée en1858, Prosper Yvaren en fournit quelques-unes :

Quelqu’un affirme avoir lu dans un auteur ce nom de quinte de toux ou de toux quintane, dont il est bien difficile de trouver la raison. Les uns veulent qu’on l’appelle quinte, parce que la toux se reproduit toutes les cinq heures ou à peu près (ce nombre précis ne devant s’entendre que dans un ses approximatif). C’est de là qu’est venue l’expression d’hommes quinteux, appliquée à ceux qui sont par moment désagréables et insupportables à autrui. D’autres veulent que ce terme ait été emprunté aux musiciens. Et de même qu’il existe entre l’octave et la quinte une certaine proportion, un certain rapport, malgré la différence des degrés et des nombres : de même chez ceux qui souffrent de cette toux, il se forme dans le larynx un son qui répond à un autre son, parti de la profondeur des poumons. Que d’autres que moi décident.

En d’autres termes, c’est un peu comme le chant diphonique. Ce rapport évident avec la musique est-il la raison pour laquelle un personnage de Clérambard de Marcel Aymé, sujet à des quintes de toux, se prénomme Octave ?

Selon une troisième explication, la quinte de toux de la coqueluche se caractérise par « cinq secousses expiratoires suivies d’une longue inspiration sifflante appelée ‘chant du coq’ » (pour éviter d’étouffer, je suppose), tandis qu’une dernière, à caractère belgiquement étymologique (son auteur était médecin du roi de ce pays), voit dans quinte « une modification de quinque (la permutation de k en t est chose fréquente dans les patois). Or quinque se rattachera au vieux flamand kincken, forme nasalisée de kichen, allemand keichen, respirer difficilement. De ce kincken viennent : flamand kinck-hoes, allemand keich-husten, coqueluche […] » (Auguste Scheler, Dictionnaire d’étymologie française d’après les résultats de la science moderne, Bruxelles, 1862).


 

Pour finir spirituellement, on rappellera que la quinte essence est le « cinquième élément qui s’ajoute chez certains philosophes anciens aux quatre premiers (la terre, le feu, l’air, l’eau définis par Empédocle) et qui en assure la cohésion » (Trésor de la langue française) et l’on proposera une édifiante lecture destinée à meubler le temps jusqu’à notre prochain billet :

9 septembre 2012

Concert à Pleyel : un mort

Classé dans : Actualité, Musique, Peinture, dessin — Miklos @ 21:52


Henri de Toulouse-Lautrec : Madame Rose Caron dans Faust (détail). 1894.

Nul doute que les admirateurs de Gaston Leroux se souviennent de ce mémorable Faust où la Carlotta « se donna tout entière, avec ardeur, avec enthousiasme, avec ivresse. Son jeu n’eut plus aucune retenue ni aucune pudeur… Ce n’était plus Marguerite, c’était Carmen. » (Entre nous soit dit, je préfère de loin Faust à Carmen, mais passons).

Et soudain, de « cette bouche créée pour l’harmonie, cet instrument agile qui n’avait jamais failli, organe magnifique, générateur des plus belles sonorités, des plus difficiles accords, des plus molles modulations, des rythmes les plus ardents, sublime mécanique humaine à laquelle il ne manquait, pour être divine, que le feu du ciel qui, seul, donne la véritable émotion et soulève les âmes… cette bouche avait laissé passer… de cette bouche s’était échappé… un crapaud ! » (Gaston Leroux affectionnait les italiques et les métaphores).

Ce couac terrible glace le public, la cantatrice et les deux directeurs de l’Opéra, MM. Armand Monchardin et Firmin Richard. Et une voix, la voix de celui qu’on ne pouvait voir mais dont on devinait la présence maudite et inéluctable, la voix sans bouche, susurre dans leur oreille droite : « Elle chante ce soir à décrocher le lustre ! » (en italiques dans le texte). Et effectivement :

D’un commun mouvement, ils levèrent la tête au plafond et poussèrent un cri terrible. Le lustre, l’immense masse du lustre glissait, venait à eux, à l’appel de cette voix satanique. Décroché, le lustre plongeait des hauteurs de la salle et s’abîmait au milieu de l’orchestre, parmi mille clameurs. Ce fut une épouvante, un sauve-qui-peut général. Mon dessein n’est point de faire revivre ici une heure historique. Les curieux n’ont qu’à ouvrir les journaux de l’époque. Il y eut de nombreux blessés et une morte.

Le lustre s’était écrasé sur la tête de la malheureuse qui était venue ce soir-là, à l’Opéra, pour la première fois de sa vie, sur celle que M. Richard avait désignée comme devant remplacer dans ses fonctions d’ouvreuse Mame Giry, l’ouvreuse du fantôme. Elle était morte sur le coup et le lendemain, un journal paraissait avec cette manchette : Deux cent mille kilos sur la tête d’une concierge ! Ce fut toute son oraison funèbre.

Cet épisode du Fantôme de l’Opéra, roman publié en 1910, s’inspire d’un fait réel : lors d’une représentation de ce même Faust le 20 mai 1896, un contrepoids du célèbre lustre se décroche alors que Rose Caron chantait le rôle de Marguerite (une lithographie de Toulouse-Lautrec datée de 1894 la représente dans cet opéra ; on peut en voir un détail ci-dessus, elle n’avait pas l’air commode !), tuant net une spectatrice, concierge du quartier qui assistait à la représentation du quatrième balcon.

Ce n’est pas le seul exemple de musique qui tue – expression qu’on trouve dans un autre roman de Leroux, Le Fauteuil hanté, à propos de cet air « si triste qu’on n’en respirait plus, l’air de pleurer tous ceux qu’on avait assassinés depuis le commencement du monde !… » que joue l’orgue d’un vielleux… –, on avait fait état ici même du sort funeste qui frappe systématiquement les chefs d’orchestre qui se risquent à diriger une œuvre particulière de Mauricio Kagel ; on a pu le constater de nos propres yeux en 1999 aux Bouffes du Nord puis en 2005 à la Cité de la musique. Ah, elle mérite bien son nom de Grand macabre.

Aujourd’hui, à Pleyel, c’est la soprano américaine Deborah Polaski qui interprète le rôle d’une femme qui attend son amant, puis part à sa recherche dans la forêt sombre. Elle trébuche d’abord sur un tronc d’arbre, puis, finalement, sur le corps ensanglanté de son amant. Tout en comprenant qu’il est mort mais sans pouvoir se faire à cette idée, elle lui parle comme s’il était encore vivant. Elle en devient hystérique, le temps aussi : il semble comme suspendu pour soudain s’accélérer, passe de la clarté du matin à l’obscurité du soir quasi instantanément, et derechef s’arrêter.

C’est l’extraordinaire Erwartung (« attente »), monodrame d’Arnold Schönberg composé en 1909, interprété par le Lucerne Festival Academy Orchestra et qu’on pensait, qu’on espérait, qu’on rêvait d’entendre sous la direction de Pierre Boulez. Las, souffrant de problèmes oculaires, il a dû être remplacé par Clement Power (qui l’avait accompagné pendant les répétitions ces trois dernières semaines et dont la gestuelle nous a rappelé celle d’Olympia des Contes d’Hoffmann) et a assisté au concert depuis la salle.

Voilà donc la victime de ce concert-ci.

Cette œuvre avait été précédée de Speakings du britannique Jonathan Harvey (on avait récemment évoqué son célèbre et très beau Mortuos plango, vivos voco), qui cherche à donner ici une voix humaine à l’orchestre, et produit ainsi d’étranges sonorités, que ce soit par des moyens acoustiques ou électroniques, qui n’imitent pas la voix mais l’évoquent, parfois de façon surprenante, saisissante et très attachante. L’œuvre se termine par le son d’une voix de bébé (réelle ? électronique ?), ce qui rappellera à certains la fin de 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick. Le concert s’était ouvert avec Sound and Fury, pour orchestre de cent neuf musiciens de Philippe Manoury, « violence recherchée et totalement organisée » selon les dires du compositeur.

8 septembre 2012

La Venise du Proche-Orient, ou, l’histoire d’un piqué et de son marteau-piqueur

Classé dans : Cinéma, vidéo, Santé — Miklos @ 1:52

Si Tel Aviv a gagné en 2011 la réputation d’être la ville la plus gay du monde – comble dans un pays où théocratie et démocratie font un bien curieux ménage –, elle a, dans un monde parallèle, acquis en 1968 le statut de Venise du Proche-Orient. Voici comment.

Profitant de l’inattention d’un gardien lors du passage d’un camion laitier venu effectuer une livraison dans l’asile d’aliénés où il est enfermé, Blaumilch – on n’apprendra que beaucoup plus tard son nom, c’est d’ailleurs le seul mot qu’on l’entendra prononcer – s’échappe. Pourquoi y était-il ? Pour une névrose obsessionnelle qui l’occupe jour et nuit : creuser, creuser, et encore creuser. Des tranchées, des tunnels, n’importe quoi. Jour et nuit.

Le véhicule dans lequel il s’était caché s’arrête dans un chantier. Blaumilch en descend en catimini – personne ne semble étonné de le voir habillé d’une camisole de force dont il est arrivé à délier les manches – et tombe en arrêt, fasciné, devant un marteau-piqueur et son générateur électrique mobile. Il s’en saisit et le traîne derrière lui le long des quelques kilomètres qui le séparent de Tel Aviv.

Il s’installe au beau milieu de l’un des carrefours les plus passants de la ville : celui au coin des rues Allenby – qui commémore le général Allenby (1961-1936) à qui le Royaume Uni doit la conquête de la Palestine des mains des Ottomans – et Ben Yehuda – Eliézer de son prénom, à qui l’on doit la renaissance de l’hébreu comme langue parlée. Ce carrefour se trouve à quelques centaines de mètres de la mer et on y voit en proéminence le bâtiment de la Zim, compagnie de navigation israélienne (dont, soit dit en passant, mon père dirigeait le bureau européen).

Il commence à creuser. Immédiatement, c’est l’embouteillage. Un policier chargé de la circulation, dont la bonne volonté et le respect de la loi sont inversement proportionnels à son QI, se disant que si cet ouvrier était là, c’est qu’il devait l’être, et qu’il fallait donc l’aider à remplir sa mission, commence à ériger des barrières pour le protéger, ce qui a pour effet de bloquer entièrement la circulation.

Les chauffeurs israéliens – ce sont des méditerranéens, après tout, même si pour certains d’origine récente – ont le sang très chaud : cris, insultes, rixes, klaxons, se rajoutent au vacarme incessant du marteau-piqueur. Le voisinage en perd la raison : l’établi de l’horloger tremble tellement qu’il ne peut plus réparer les montres qu’on lui apporte, le dentiste n’ose plus utiliser sa fraise, le jeune couple d’amoureux est refroidi par le bruit insoutenable, les personnes plus âgées s’énervent, crient, jettent des pots de fleur par la fenêtre. Il n’y a que les vendeurs de casques anti-bruit qui profitent de l’occasion pour augmenter subrepticement leurs prix. Imperturbable, imperturbé, Blaumilch continue de creuser, s’arrêtant parfois pour donner un coup de marteau-piqueur dans une conduite d’eau pour aider une personne à se laver les mains, tandis le policier serviable fait le vide autour de lui et le protège des tentatives d’agression destinées à mettre fin à ce vacarme. Une tranchée se dessine, puis une autre. Des tas de gravats s’amoncellent et dessinent un paysage de champ de bataille. Les voitures ne passent plus.

La municipalité en est vite saisie et ce qui n’est à l’origine qu’un fait-divers tourne au politique. Ziegler, un jeune homme bien de sa personne et dont l’amoureuse habite sur le carrefour, est l’assistant du directeur du département de la mairie de Tel Aviv chargé des travaux publics. Son patron, Dr Kouïbyshevski (à l’époque, sous l’influence de l’immigration d’origine allemande, toute personne importante s’appelait « Docteur ») est plus intéressé par les formes de sa secrétaire aussi bête que sexy et à faire virevolter des boîtes d’allumettes d’une pichenette que par le quotidien de son service dont s’occupe le jeune Ziegler.

Personne ne sait « qui a donné l’ordre » – phrase oh combien célèbre en Israël, allusion à l’« affaire Lavon ». Si ce n’est pas ce département, serait-ce celui que dirige Schultheiss, pantin aux mains de son assistante (qui, elle, a oublié d’être bête) et ennemi juré de Kouïbyshevski sauf quand ils sirotent un verre de thé – à la russe – à quatre, avec leurs assistants ?

Quant au maire, dont la taille singulièrement réduite est inversement proportionnelle à son ambition et à sa volonté de gagner les élections qui se rapprochent en évitant tout scandale et en présentant ces travaux comme un accomplissement de la municipalité qui veille au bien être des Telaviviens, il a, lui aussi, son assistant qui lui dit quand parler et quand la fermer.

L’engrenage est inévitable : la municipalité, tout en ne sachant pas le pourquoi du comment, mobilise les quelques autres marteaux-piqueurs et pelleteuses en sa possession pour assister Blaumilch dans sa tâche. Entre temps, Ziegler, qui a deviné de quoi il en relève – qu’il s’agit finalement d’un fou – essaie de prévenir sa hiérarchie, mais celle-ci fait la sourde oreille : à ce stade, cette vérité serait catastrophique, toutes ces grosses huiles auraient beaucoup à perdre, leur poste et les élections à venir. C’est donc Ziegler qui doit être fou.

Et l’apocalypse joyeuse arrive, malgré une tentative de sabotage organisée par quelques voisins du chantier, qui se terminera de façon hallucinante (et hilarante) au commissariat : les tranchées de Blaumilch, dorénavant occupant toute la largeur des artères qu’elles remplacent, rejoignent finalement la mer qui s’y engouffre, balayant par la même occasion la commission d’enquête chargée de déterminer les responsabilités mais dont le président, copain comme cul et chemise avec Kouïbyshevski, n’a d’évidence pas envie d’aller au fond de l’affaire.

Voilà les rues transformées en canaux, que le maire inaugure dans une fête solennelle et splendide au cours de laquelle sont organisées des manifestations de ski nautique, d’aviron et de natation se déroulant au pied de l’immeuble de la Zim dont on comprend finalement la raison d’être en ce lieu ; une chorale entonne des chants patriotiques et nostalgiques, combinaison commune dans les quelques premières décennies de l’État d’Israël ; le rabbinat donne sa bénédiction, et le tout se termine par le discours du maire, qui démontre que son initiative personnelle d’engager ces travaux n’aura été que pour le bien des habitants. Et ceux-ci sont ravis : ces rues, autrefois si bruyantes du fait de la circulation puis des travaux gigantesques et incessants sont devenues relativement calmes ; il y a bien des échauffourées entre les chauffeurs de taxis fluviaux, ceux-là même qui s’étripaient quand ils conduisaient des camions sur la même voie, il y a bien le jeune couple qui, pour faire l’amour, doit mettre en musique de fond un enregistrement des marteaux piqueurs, mais globalement tout le monde est aux anges.

Sauf Blaumilch. Personne ne lui a rendu hommage. Il s’éclipse. Et Ziegler, qu’une ambulance emmène pour l’enfermer dans l’asile d’où s’était échappé Blaumilch, l’aperçoit installé avec son marteau-piqueur au beau milieu du carrefour de la mairie qu’il commence à défoncer, avec, à ses côtés, un policier pour le protéger.

Le canal de Blaumilch (en anglais The Big Dig, en hébreu תעלת בלאומילך ) est un film réalisé en 1968 – quatre ans après l’achèvement du long canal amenant de l’eau du lac de Tibériade vers le désert du Néguev – par Efraïm Kishon (1924-2005), grand humoriste israélien d’origine hongroise (il avait gardé son accent toute sa vie). Satire aimable de nombreux travers de la société israélienne, de ses comportements sociaux et (a)culturels, de son administration pléthorique et irrationnelle, et dont l’inéluctable et sympathique victime est l’individu – thème que Kishon traitait aussi dans ses autres productions –, ce film, fort bien filmé et joué, est interprété par d’excellents acteurs, parmi les meilleurs de leur époque en Israël, pour la plupart venus du théâtre.

Certains passages (notamment ceux où l’on voit Kouïbyshevski se déplacer, avec une démarche très particulière, dans les couloirs de la mairie, suivi par sa cour) font inévitablement penser au génial Brazil, sorti 17 ans plus tard, à se demander si Terry Gillam aurait vu ce film qui avait été retenu (« nominé ») au Golden Globe Award dans la catégorie « meilleur film étranger ». L’absurde de la situation, les décors et leurs couleurs vives, la pantomime des acteurs (l’un d’eux a d’ailleurs été le premier mime israélien) rappellent aussi imman­qua­blement les films de Jacques Tati, qui, eux, ont précédé celui-ci (à l’exception de Trafic et de Parade).

On en trouve deux versions intégrales sur YouTube, l’une doublée en allemand, l’autre sous-titrée en russe. C’est cette dernière qu’on a préféré afficher ici : dans la majeure partie du film, le langage des corps se suffit. Et là où le texte compte, au moins on en entendra les voix et les sonorités d’origine.

Les anglophones – ou ceux qui pensaient jusqu’ici comprendre cette langue – apprécieront sans nul doute cette page de Qwika, se(r)vice de recherche dans toutes les Wikipediae et les wikis en général, consacrée au film en question. Pour nos lecteurs francophones, on tentera d’en donner ici une fidèle traduction dans la langue de Molière en en préservant la police (qui joue d’ailleurs un rôle si important dans ce film) :

le canal bleu (hébr. Unité de largeur alat lait bleu et/ou. Anglais. Au Creusement tourné) est le titre d’une pièce radiophonique d’Ephraim gravier-de-pierre-ponce et un film éponyme, qui sous la direction de gravier-de-pierre-ponce d’après la pièce radiophonique pièce une devenu.

la pièce radiophonique est dans un livre éponyme de 1971 (titre : Le canal bleu. Satires. Pièces radiophoniques et pièces d’un acte), qui est présent dans la traduction allemande de la montagne de la porte Friedrich.

l’acte de satire bureaucratique du lait bleu Kasimir, qui s’est enfui de la psychiatrie et creuse dans le milieu avec un marteau-pneumatique volé à Tel Aviv la rue principale. Quand la police commence, quelles rues commence à fermer et les résidents adjacents peser environ les 24-Stunden-Lärm les autorités commence avec la recherche de l’auteur de toute la conduite. […]

Ephraim gravier-de-pierre-ponce, pardon, Efraïm Kishon, aurait, lui aussi, apprécié.

On conclura cette excursion dans les liquides par le texte suivant qui démontre les vertus du lait bleu, et notamment dans le cas de l’acrimonie huileuse du sang. Il provient de Discourses on Tea, Sugar, Milk, Made-Wines, Spirits, Punch, Tobacco, &c., with Plain and Useful Rules for Gouty People, écrit par Dr Thomas Short et publié à Londres en 1750.

5 septembre 2012

« Adieu, mon cher gros chat ; vivons tant que nous pourrons : mais la vie n’est que de l’ennui ou de la crème fouettée. »

Classé dans : Cuisine, Histoire — Miklos @ 9:24

C’est par cette formule que Voltaire clôt une lettre adressée le 17 novembre 1764 à son amie Madame de Chambonin (ou Champbonin).

Cela faisait trente ans qu’il corres­pondait avec cette « grosse dameC’est ainsi que la qualifie
Françoise de Graffigny (1695-1758)
dans une lettre à François-Antoine Devaux.
 » – abusait-elle tant de cette délicieuse préparation culinaire pour tromper son ennui ? – qu’il présente dans une autre lettre comme sa parente (elle était en tout cas la mère de son secrétaire).

On fouettait donc la crème du temps de Voltaire, mais bien avant aussi. Plus d’un siècle plus tôt, on peut lire dans un livre du très prolifique théologien Jean-Pierre Camus (1584-1652) :

Direz-vous toujours qu’il vous faut ouvrir la bouche, pour ne la remplir que de crème fouettée et de neige de lait ? »

Jean-Pierre Camus, Défense des lettres d’Agathon à Éraste. Contre les quatre volumes de l’Antimoine leur a opposés. Paris, 1643.

En ces temps-là, le terme de « crème fouettée » pouvait être utilisé péjorativement ; il désignait « un ouvrage, un livre, un discours, et même une personne, lorsqu’on n’y trouve que de belles paroles, de belles apparences, et au fond rien de solide ; par une métaphore tirée de la crème, qui s’enfle prodigieusement quand on la fouette. » (Furetière). C’est bien cette métaphore qu’utilisent Camus et Voltaire à plus de 120 ans de distance.

En quoi consistait-elle? Un livre de recettes de 1720 nous le précise:

Ayez de la crème fraîche, battez-la bien avec des verges de bouleau, ajoutez-y un peu de blanc d’œuf, elle se tiendra un peu de temps comme de la neige, à la hauteur d’un demi-pied dans ce plait : c’est ainsi qu’on la sert pour être mangée promptement. Si vous voulez y mêler un peu d’eau de fleur d’orange, elle n’en sera que plus excellente.

Louis Liger, Le ménage universel de la ville et des champs, et le jardinier accommodés au goût du temps. Bruxelles, 1720.

C’est ainsi qu’on appelait aussi cette crème « neige de lait ». À la différence de la crème Chantilly, cette recette omet le sucre (mais on en parsemait parfois la présentation finale), ce qui n’est pas le cas d’une autre recette de la même époque, dont L’École parfaite des officiers de bouche, maintes fois rééditée depuis le 17e siècle, donne quelques variantes :

Mettez dans une grande terrine une chopine de crème bien douce : ayez une poignée de branches d’ormeaux bien pelées, et arrangées : fouettez bien votre crème, et y mêlez quantité de sucre en poudre, et une pincée de gomme d’Adragan, jusques à ce qu’elle devienne épaisse comme du beurre : dressez-la par morceaux sur une assiette : elle se lève aussi haute que l’on veut, et demeure deux jours en même état, sans qu’il y ait du sucre dessus. Vous pouvez encore la fouetter, en y mêlant de l’eau de fleur d’orange, elle n’en sera que meilleure.

Autre manière

Mettez dans une terrine une chopine de crème, un demi-septier de lait doux, et environ demi-livre de sucre cassé par morceaux ; fouettez-la une bonne demi-heure, et la laissez reposer au moins une heure, en sorte qu’elle soit épaisse de six doigts, et bien ferme ; dressez-la sur une assiette et sur une cuillère, sans mettre du sucre dessus.

Autrement

Mettez dans une terrine une chopine de crème, fouettez-là cinq ou six coups ; mettez-y quantité de sucre en poudre, fouettez-la derechef encore autant, et y mettez une pincée de gomme d’Adragan en poudre ; fouettez-la encore une fois cinq ou six coups ; dressez-la dans un plat ou sur une assiette creuse, avec du sucre dessus.

L’École parfaite des officiers de bouche, neuvième édition. Paris, 1713.

La gomme d’Adragan, connue aujourd’hui sous le terme de gomme adragante, ou, plus familièrement E413, était utilisée comme épaississant, pour faire tenir la crème et en faire une présentation « sous forme de pyramide ».

Dès le milieu du 18e siècle, on voit associé le nom de Chantilly à cette préparation : la Suite des dons de Comus ou L’Art de la cuisine réduit en pratique, imprimé en 1742 précise, à propos de la « Tourte de Massepins à la glace ou pistache » :

Vous pouvez la faire à la crème douce. Pour cela fouettez de la crème comme pour un fromage à la Chantilly. […]

… qui devait être produit à la laiterie de Chantilly, lieu réputé dès le 17e siècle non seulement pour ses préparations, mais pour l’agrément d’y venir les déguster :

Il y a des laiteries en manière de salon, décorées d’architecture, avec quelques fontaines et bouillons d’eau, pour y faire collation, comme la Laiterie de Chantilly.

Augustin-Charles d’Aviler, Cours d’archi­tecture, 1700.

Pour ceux qui, ayant dorénavant l’eau, ou plutôt la crème, à la bouche, souhaiteraient ne pas abuser des calories, on signalera le produit illustré ci-dessus que recommande la bibliothèque nationale de Suisse : il en contient 42% en moins.

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos