L’indicible
J’ai résumé L’Étranger, il y a longtemps, par une phrase dont je reconnais qu’elle est très paradoxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n’est pas seulement dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veut pas simplifier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.
Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensibilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans L’Étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours paradoxalement, que j’avais essayé de figurer dans mon personnage le seul christ que nous méritions. On comprendra, après mes explications, que je l’aie dit sans aucune intention de blasphème et seulement avec l’affection un peu ironique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des personnages de sa création.
Il n’y a qu’à écouter le dernier extrait (faute de le lire) pour constater (du moins, c’est mon constat) que c’est tout l’opposé de sécheresse ou d’aphasie ; durant tout le livre Meursault est tendu comme une corde de violon à la limite de la rupture (qui arrive à la fin), et qui, dans cette apparente retenue indifférente (mais qui n’est qu’apparente) crie silencieusement la douleur et l’incompréhension par tous ses pores bien plus que des hurlements. Comme mayhem le dit si justement : "concis, profond, sensuel". Tragique, inéluctable. Pour savoir écouter cette douleur, il faut savoir écouter la douleur de l’autre dans la vie, la vraie.
Commentaire par Miklos — 8 juin 2005 @ 0:39
Précision importante : c’est Camus qui dit ce texte ici. Il en existe un enregistrement in extenso, et la voix est tout aussi essentielle à l’écoute qu’à la lecture.
Commentaire par Miklos — 8 juin 2005 @ 0:41
Pas de casque ici, ds ce cybercafé. Pour savoir écouter la douleur des autres: merci quand même…Je le relirais, c’est promis. Je me souviens des premieres pages. Pas de pathos, mais pour le garçon de 13 ans que j’étais, une impression de silence, oui. C’est surtout la découverte de l"’absurde" qui me plaisait, et me semblait un concept qui soulageait mes professeurs, et moi-même. sans que je sois capable de l’analyser à l’époque.
Commentaire par hugoindigo — 9 juin 2005 @ 23:21
J’ai demandé un casque. Je suis étonné de ce ton. Si on nous avait fait écouter cela…
Commentaire par hugoindigo — 9 juin 2005 @ 23:26
ça c’est un mec bien pas comme le Sartrounet de certains, suivez mon regard hihi, je note:)
Commentaire par princess Erika — 7 juin 2005 @ 13:38
ça c’est un mec bien pas comme le Sartrounet de certains, suivez mon regard hihi, je note:)
Commentaire par princess Erika — 7 juin 2005 @ 13:38
En 4eme, au collège, j’ai dû faire une dissertation sur L’Etranger"…Mon père m’a alors passé "Situations" de sartre, et cela m’a bien aidé. J’ai eu une tres bonne note… Je n’ai pas relu le livre depuis. la sécheresse du héros ou son aphasie momentanée me semblent très crédibles et bienvenues. mais quelques fois cette absence ou ce manque d’état d’âme n’est pas seulement le résultat d’une révolte claire, mais aussi celui d’une lente usure. Ma mere parlait souvent contre les sentiments convenus, avec sincérité, goût de la vérité.
Commentaire par hugoindigo — 7 juin 2005 @ 16:25
C’est un beau miracle que le texte de Camus : concis, profond, sensuel (au sens propre) … je me souviens que ma maîtresse de CM1 nous en avait fait une dictée que le soleil irradiait. C’est encore là … fondateur en quelque sorte. Merci.
Commentaire par mayhem — 7 juin 2005 @ 22:19