Le jeu des queues
«C’est Albert Barrère, dans son dictionnaire d’argot1, qui a révélé le nom que l’on donne à un petit jeu verbal des enfants, lequel consiste à enchaîner des mots sans tenir compte d’aucune grammaire ni du sens donné à la formulette obtenue. Mais l’enchaînement est conditionné par le fait que la finale d’un mot devient l’initiale du suivant. Le nom de ce jeu est « les queues », et l’exemple de Barrère est le suivant :
Ça m’épate — patte[s] de mouche — mouchard — artichaud — chaussure — hure de sanglier — hiérarchie — chicorée — ré mi fa sol — sole au gratin — tintamarre.
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Ce n’est cependant pas la notation la plus complexe. À Genève on devait réciter la version suivante au plus vite en changeant à chaque syntagme de locuteur :
Ça t’épate — pattes de mouches — mouches à miel — miel de Narbonne — bonne d’enfants — enfants de troupe — troupe de ligne — ligne de chemin d’fer — ferrugineux — nœud de cravate — va-t’en faire fiche — fiche de consolation — scions l’arbre de Noël — aile de poulet — lait de vache bretonne — tonne de bière — bière de Strasbourg — Bourg-la-Reine — reine d’Angleterre — Terre de Feu — feu de paille — paille de riz — Riquet à la Houppe — Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille ?2
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Le nom du jeu suggère que la finale d’un mot est comparable à une queue qui peut se saisir et permettre la continuation d’une idée par le jeu d’une association et d’un à-peu-près homophonique.
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Le document le plus ancien que je connaise est de Rouen au XIXe siècle : il a été noté par Prosper Blanchemain3, qui signe Epiphane Sidredoulx les commentaires à son édition de La Friquassee crostestyllonnee, laquelle date de 1557 :
Petits pâtés mi-chauds — chaud du cul — culbute —butor — ordure — dur à cuire — etc.
Cette situation commente le vers 135 de la Friquassee qui dit : Petits patez michault du cul.
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Je notai à Saint-Foy, près de Québec, en 1968, de deux fillettes, la version suivante :
Trois petits chats — chapeau d’paille — paillasson — somnanbule — bulletin — tintamarre — marabout — bout de cigare — garde-fou — fou de rage — rage de dents — dentifrice — frise-à-plat — platonique — nique [= « nid »] à terre — terrassier — scier du bois — boisson chaude — chaudière — ermitage — tache de suie — suis pas contre — contrebasse — basse-cour — courtisane — Jeanne d’Arc — arc-en-ciel — ciel ouvert — vermifuge — fugitif — if antique — tic nerveux — veuve de guerre — guerre de Troie — trois petit chats.
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La chanson suivante a été recueillie en juin 1993 par Carole Chauvin, à l’école primare du quartier Saint-Laurent de Grenoble, au cours d’une enquête réalisée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise de Sciences du langage à l’Université Stendhal de Grenoble.
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1 Argot and Slang. A New French and English Dictionary of the Cant Words, Quaint Expressions, Slang Terms and Flash Phrases in the high and low life of old and new Paris, Londres, 1889, 2e éd., p. 371 b. La définition que donne Barrère dit : « Nonsensical phrases tailed on to one another and uttered rapidly wihout taking breath », « tournures qui se suivent à la queue et qui s’expriment rapidement sans reprendre haleine et sans se soucier de leur sens. ».
2 Notation obtenue en 1965 de Radio-Lausanne.
3 Cette édition est de 1878 à Paris, p. 69. D’après la photocopie des Archives de Folklore» de l’Université Laval à Québec, que m’adressa Madame Madeleine Doyon-Ferland, il y a bien longtemps de cela (avant son décès tragique à Miami).
Roger Pinon : J’en ai marre, marabout… Le jeu des « queues » dans l’espace gallo-roman, in Le Monde alpin et rhodanien. Revue régionale d’ethnologie, n°3-4/1993. pp. 89-98.