La Règle des participes
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«Mon ami C… fut tour à tour grammairien, membre du caveau, employé aux contributions, et professeur de rhétorique.
Inutile de vous dire qu’il est affilié à toutes les académies littéraires et chantantes, rivé à toutes les sociétés philanthropiques et maçonniques.
Inutile de vous dire encore qu’il parle comme un livre, qu’il est puriste comme on ne l’est pas, pédant comme on ne s’aurait l’être.
Une infraction à la syntaxe lui donne des crises de nerfs ; il vous pardonnera tout, hors les solécismes ; il est indulgent pour toutes les fautes, excepté les fautes d’orthographe. Offensez-le, battez-le, trahissez l’amitié, manquez à votre parole, il fermera les yeux.
Mais manquez un imparfait du subjonctif, c’en est fait : il vous accablera de ses sarcasmes, il vous couvrira de son mépris.
Déjà au collège il avait manifesté ce puritanisme grammatical ; il chicanait pour un pronom, se chamaillait pour un verbe, et se brouillait avec nous pour l’accord d’un adjectif.
« Tu m’as pris ma plume ! disait-il un jour à l’un de ses camarades. « Pas vrai, je ne te l’ai pas pris. » Et le camarade recevait un coup de poing, non pour avoir pris la plume, mais pour avoir blessé la règle des participes.
Il me bouda pendant six mois pour un malheureux il a fallu que j’aille.
Aussi Dieu sait les persiflages qu’il amassait sur sa tête. C’était un concert de moqueries et de sobriquets : tantôt on le surnommait M. Prétérit, tantôt le marquis de Saint-Axe. Il n’en poursuivait pas moins son chemin, et c’est ainsi que peu à peu il grandissait et grossissait, en physique et en pédantisme, chicanant à droite, épluchant à gauche, suant le grammairien par tous les pores, composant des charades à bouche-que-veux-tu, et des Épîtres à Cloé, comme s’il en pleuvait.
Vous seriez-vous jamais imaginé qu’un homme de ce calibre trouvât à se marier ? C’est pourtant ce qui arriva : Il serra les nœuds de l’hyménée, ce sont ses propres expressions, l’an 1835, à l’époque où Phébus jaunit les épis.
C’est la petite épître suivante qui lui avait valu les bonnes grâces de la belle :
Air : Allant au bal dans notre rue.
Fallait-il que je m’enflammasse,
Pour que vous vous glaçassiez !
Fallait-il que je vous aimasse,
Pour que vous me méprisassiez !
Fallait-il que je vous suivisse,
Afin que vous me quittassiez,
Et qu’à vos genoux je me misse,
Pour que vous me rebutassiez !!!
La jeune personne fut si enchantée de l’envoi poétique qu’elle voulut se marier sur le champ, soit qu’elle fût pressée, soit qu’elle eût fondé un brillant avenir sur la tête de mon ami C…
Mais dès les premiers jours de la lune de miel, mon ami C… s’aperçut qu’il avait vidé une coupe d’absinthe.
Les solécismes les plus ébouriffans et les cuirs les plus scandaleux vinrent troubler l’alcôve conjugale… Hélas ! c’était toute une éducation à faire ! Louise écorchait la syntaxe à faire frémir, et mettait l’orthographe à se tordre les côtes… Les s et les t gambadaient dans sa conversation comme des farfadets. Jugez du désespoir de mon ami C… !
Mais il prit son courage à deux mains, et s’institua le professeur de sa femme. Bientôt les progrès commencèrent à se manifester, et le persévérant époux vit avec joie se développer le germe de ses leçons. Un jour, une affaire de famille l’ayant conduit chez le voisin de Louise, il reconnut l’écriture de sa femme sur un billet laissé par imprudence parmi les objets qui encombraient le marbre de la cheminée, et il lut ces mots :
« Mon chèr Théodore, j’ai reçu la petite lettre que tu m’as écrite ce matin, je me trouverai au rendez-vous. »
— Voilà qui est indigne ! s’écria mon ami C…
Le cousin, atterré de cette découverte, et maudissant son imprudence, voulut arracher le papier des mains de l’époux outragé…
Mais l’autre tenait ferme et lançant un regard courroucé sur le billet accusateur : — Voyez, monsieur», si ce n’est pas une infamie ! La lettre que tu m’as écrit !… Et voilà trois mois que je cherche à lui inculquer la règle des participes !!
L’Écho de la Loire, 19 août 1837, p. 2.
On trouvera ici quelques autres « boutades contre l’imparfait du subjonctif (et le passé simple) », dont une bien plus célèbre et attribuée (à tord) à Alphonse Allais.