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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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18 mars 2005

À ceux qui aiment le baroque…

Classé dans : Théâtre — Miklos @ 1:21

Après Paris, ce Don Juan sera joué successivement, en avril, au  Centre dramatique national de Sartrouville (Yvelines) du 19 au 21, à la Comédie de Reims du 27 au 30, en mai à la Faïencerie de Creil (Oise) le 4, au Théâtre de la Croix Rousse de Lyon du 10 au 21, à la Maison de la Culture de Bourges les 25 et 26 mai, à la Scène nationale de Dunkerque du 31 mai au 3 juin et à Montpellier du 1er au 3 juillet.Allez, courrez voir El Don Juan d’après Tirso de Molina (auteur de plus de quatre cents pièces !), mis en scène par le très génial Omar Porras, et qui se donne au Théâtre de la Ville à Paris jusqu’au 25 mars. On ne saurait trop remercier cette salle de nous avoir amené ce talentueux colombien, directeur du Teatro Malandro en Suisse romande, dont on a pu y voir récemment La Visite de la vieille dame de Friedrich Dürrenmatt et L’Histoire du soldat d’Igor Stravinski et Charles-Ferdinand Ramuz, spectacles merveilleux dont j’avais parlé ici précédemment.

C’est une féerie jubilatoire et dramatique, authentiquement baroque à tous égards, à laquelle vous aurez la chance d’assister. Tout d’abord, le texte : revenant d’abord aux sources, Marco Sabbatini et Omar Porras se sont basés sur la pièce Le Trompeur de Séville ou Le Convive de pierre que Tirso de Molina a écrite vers 1625, pour y broder, à l’instar des créateurs de l’époque baroque, une fantaisie qui intègre des éléments tirés d’autres pièces sur le personnage tragique de Don Juan : de Molière, bien évidemment (Mes gages, mes gages !) mais aussi d’autres auteurs moins connus ou quasiment oubliés ; ils n’ont pas hésité, pour notre plus grand plaisir, à y rajouter quelques anachronismes discrets et particulièrement drôles. L’intrigue se passe, au début, en Italie, où Don Juan, se faisant passer pour le duc Octavio, séduit Doña Isabella, et d’où il doit s’enfuir par la mer vers l’Espagne, où il continue ses ravages amoureux, pour finir en enfer.

À l’instar de la commedia dell’arte, les acteurs sont, à l’exception de Don Juan au visage nu (quelle ironie pour ce grand dissimulateur…) masqués à demi-visage ce qui accentue leurs traits comme dans des tableaux grotesques d’Arcimboldo, grimés et habillés à l’ancienne — à l’exception, ici comme dans le texte, d’un anachronisme drôlatique, lorsque Don Juan s’enfuit déguisé en femme fatale, avec talons hauts, robe dorée, lunettes de soleil et perruque en plumes jaunes — dans une explosion de couleurs qui n’aurait pas déplu à un Christian Lacroix. Leur démarche, qui tient parfois du grotesque et du comique forain, illustre de façon splendide cette danse vers la mort que relate cette pièce tragique.

Omar Porras : L’invention de ce mythe me plaît, mais aussi le type de théâtre qui le porte: un genre de capes et d’épées conjugué au théâtre médiéval des auto sacramentales, qui met en question la religion. Tirso de Molina est plus dionysiaque que Molière, plus cathartique. Et puis il touche à la culpabilité et à la liberté de choisir, non seulement de don Juan, mais aussi des victimes. Comme Faust ou Quichotte, don Juan est un voyageur. Il tire profit de son titre de noblesse pour pénétrer et dévoyer les traditions de cultures éloignées de la sienne. Ce n’est pas le séducteur qui est intéressant, c’est le conquérant, l’envahisseur, qui voyage à travers son plaisir pour se saisir de l’instant et braver jusqu’à Dieu. Et puis j’aime son valet Catherinon.Car c’est de cela qu’il s’agit, du long parcours de ce Don Juan, insensible, survolté et pourtant atone, inconscient mais habile, égoïste, puéril et charmeur, qui passe d’une conquête à l’autre pour se convaincre qu’il existe et arrêter le temps pour éviter la mort, seule chose qu’il redoute, laissant des cœurs brisés et des cadavres sur son passage, pour terminer, dans son geste de défi suprême à Dieu, dans une chute en enfer très brièvement illustrée ici par sa pendaison au-dessus de ses victimes, la tête vers le bas — fin ambiguë, une des nombreuses touches contemporaines dans cette lecture de cette pièce toujours actuelle. Son fidèle Sganarelle (nom pris dans la pièce de Molière), touchant par son attachement indéfectible à son maître qui ne fait que se servir de lui, est joué avec grand brio par Omar Porras en personne, qui, comme d’ailleurs les autres acteurs, se fond tellement bien dans son personnage (comme il l’avait fait lorsqu’il avait joué le rôle de la Vieille dame, dans la pièce de Dürrenmatt), qu’on ne voit pas l’acteur mais le personnage ; c’est lui, d’ailleurs, qui établit le contact le plus fort avec le public, qu’il interpelle, qu’il descend voir et toucher, et avec lequel il joue, comme il était d’usage à l’époque (Shakespeare dans ses tragédies le faisait bien aussi). Les autres acteurs interprètent plus d’un rôle, homme ou femme, à l’instar des conventions théâtrales de ce temps-là ; ainsi, Camille Figéréo est, successivement, la nourrice de Don Octavio, le Roi de Castille puis une paysanne, tandis que Philippe Gouin, Don Juan Tenorio, est une femme fatale très élégante et convaincante. Mais les masques et le jeu font qu’on n’y pense même pas, et ce n’est qu’en lisant la distribution qu’on le remarque avec une surprise amusée.

Les décors sont à la hauteur du reste : petits et légers pour ceux qui sont introduits et ôtés par les acteurs, immenses pour ceux qui sont manipulés par une mécanique invisible, tous chatoyants et luxurieux, ils reforment constamment l’espace, suggérant, tour à tour, en quelques traits la salle du trône, la mer en tempête ou le village où se tient un mariage. Jeux de lumière, feux d’artifice, tout se combine en un spectacle baroque et merveilleux, joyeux et triste, qu’illustre une musique, elle aussi prise ici et là : on y entendra même deux mesures de Carmen de Bizet, si brèves qu’on aura juste le temps de les reconnaître et à peine de commencer à sourire qu’elles se métamorphosent déjà en une autre musique, à se demander si on a bien entendu.

Allez-y, courrez voir cette pièce, vous ne le regretterez pas. Ce n’est pas un baroque de pacotille ou vulgaire, c’est le baroque le plus authentique possible, celui d’Ainsi va le monde (1700) de William Congreve, des Liaisons dangeureuses de Choderlos de Laclos ou de Meurtre dans un jardin anglais de Peter Greenaway (mais sans leur profondeur psychologique, qu’on trouvera déjà dans la pièce de Molière), celui de la fête permanente et des grandes peurs de ce temps-là et maintenant du nôtre, des jeux pervers et de la magie raffinée pour les adultes auxquels il arrive de rire comme des enfants, celui de ce théâtre d’ombres et de lumières, de cette comédie qu’est la vie et de sa fin inéluctable.

À lire :

  • Un entretien avec Omar Porras.
  • Un article sur la pièce et sur le théâtre de Porras.
  • Pas de commentaire »

    1. je voulais y aller et malheureusement, c’est complet :( (((

      Commentaire par -alias- — 18 mars 2005 @ 4:02

    2. Ca ne m’étonne pas ! Essaie d’aller à Sartrouville, ce n’est pas loin, il y a peut être encore des places ?

      Commentaire par miklos — 18 mars 2005 @ 7:49

    3. J’y étais et je n’ai pas aimé ; ton post est très intéressant certes et est bien argumenté ; moi, je m’y suis ennuyé car j’ai tout trouvé déplacé et grotesque ! comme quoi les goûts et les couleurs…

      Commentaire par syldemon — 18 mars 2005 @ 10:23

    4. "Grotesque" est bien le mot (quoique dans un sens un peu différent). Le baroque est aussi un art du grotesque (on le voit par exemple dans les tableaux d’Arcimboldo), et l’étymologie même du mot indique cette distance de la perfection : il vient du mot portugais "barroco", terme de joaillerie signifiant "perle de forme irrégulière". Il est aussi ce qui est étrange, bizarre, extravagant, insolite.

      Comme le dit Jean Rousset, c’est l’âge de la métamorphose (ce que tu appelles "déplacé" ?) et de l’ostentation, qui sont fort bien représentés dans cette approche de Porras, dans la lignée de la commedia dell’arte ; il ne s’adresse pas qu’à l’élite, mais aussi au peuple, comme l’écrit Bertrand Gibert : "Le Baroque tend vers la puissance, l’ensemble, la force des structures, la fusion, la matière, l’ostentation ; l’image y est fonctionnelle ; il réside dans l’expressivité de la vision du monde, l’état d’esprit collectif, optimiste ou mystique ; il s’adresse à un public plus large, même populaire, qu’il s’agit d’influencer, de séduire par les sens". C’était le public de Shakespeare et des plus grands baroqueux, ils aimaient les bonnes blagues grasses, ce qui ne les empêchait pas de comprendre les subtilités du texte. Le baroque est l’âge des contrastes, entre le raffiné et le populaire, le subtil et le littéral, les clairs-obscurs…

      C’est assez éloigné de la vision sanitaire d’un baroque précieux et "clean" (que ridiculise d’ailleurs Molière dans nombre de ses pièces) qui a encore cours.

      Commentaire par miklos — 18 mars 2005 @ 18:24

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