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29 août 2008

Mégapoles

Classé dans : Architecture, Littérature, Peinture, dessin — Miklos @ 1:17

« Et de partout on vient vers elle,
Les uns des bourgs et les autres des champs,
Depuis toujours, du fond des loins ;
Et les routes éternelles sont les témoins
De ces marches, à travers temps,
Qui se rythment comme le sang
Et s’avivent, continuelles. »

— Emile Verharen, « L’âme de la ville », in
Les villes tentaculaires.

« . . .et c’est ainsi que se sont écroulés les derniers monuments de l’obscure cité. »
— Francis Wey, « La Chaconne d’Amadis », in Musée des familles : lectures du soir, 1858-1859.

Les grandes villes contemporaines sont fort différentes du modèle de la cité idéale de la Renaissance, celui d’un corps harmonieux : elles s’étendent à perte de vue à la surface de la terre et vers les cieux et s’y développent sans contrôle, métastases de la civilisation. Il y a eu, dans l’Antiquité et le Moyen-Âge, des mégapoles (toutes proportions gardées) : méditerranéennes, mais aussi mésopotamiennes ou chinoises1. Pierre Gros écrit :

« Qu’est-ce qu’une très grande ville pour les Anciens ? Si nous nous en tenons aux aspects extérieurs du phénomène, c’est d’abord un espace urbanisé qui apparaît aux yeux de l’observateur comme exceptionnellement vaste par rapport à la norme. L’étonnement d’Engels, dans les années 1842-1844, lorsque, débarquant de son Allemagne natale, il découvre Londres, est de ce point de vue exemplaire des réactions du visiteur de la mégapole, qu’il soit moderne ou ancien :

“Les rues de Londres, dit-il, sont telles qu’on peut y marcher pendant des heures sans entrevoir seulement le début de leur fin…”

Cette constatation mêlée d’admiration est le reflet exact de celle qu’Achille Tatius prête aux héros de son roman Leucippé et Clitophon lorsqu’ils arrivent à Alexandrie :

“Entre les deux colonnades s’étend la plaine où est construite la ville, et la traversée de cette plaine est longue, c’est tout un voyage sans sortir d’un même lieu.”

Une mégapole, c’est ensuite une population considérée comme énorme. Là encore, Achille Tatius définit remarquablement le phénomène, toujours à propos d’Alexandrie :

“Car la ville était plus grande que tout un continent et le nombre des habitants plus grand que tout un peuple. Et si je considérais la ville – dit Clitophone – je pensais que jamais il n’y aurait assez d’habitants pour la remplir tout entière, mais lorsque je regardais les habitants, je me demandais avec stupeur s’il y aurait une ville capable de les contenir.”

Une mégapole, c’est enfin une série de structures mo­nu­mentales qui dépas­sent la norme : il suffit de rappeler les 86 km de tour qu’Hérodote prête, du reste abu­si­vement, à la Babylone du Ve siècle av. J.-C., ou la description que Strabon présente du Champ de Mars, considéré dans la Rome d’Auguste comme l’espace le plus majes­tueux par le nombre, l’ampleur et l’harmonieuse disposition de ses monuments. » (« La construction d’un espace médi­ter­ranéen et les premières mégapoles (VIIIe siècle av. J-C. – VI2 siècle ap. J.-C.), in Mégapoles méditerranéennes : géographie urbaine rétrospective, Claude Nicolet, ed., Maisonneuve & Larose, 2000)

C’est aussi la « ville concentrationnaire » que décrit J.G. Ballard dans sa nouvelle éponyme, une ville sans fin, des dizaines de millions de rues, des milliers de niveaux, une ville dont la fondation est un mythe car elle a toujours existé, un univers dans l’univers que l’on parcourt sans jamais arriver ailleurs qu’au point de départ de son périple, au moment du départ :

« Noon talk on Millionth Street:

“Sorry, these are the West millions. You want 9775335th East. . . .”

“Take a westbound express to 495th Avenue, cross over to a Redline elevator and go up a thousand levels to Plaza Terminal. Carry on south from there and you’ll find it between 568th Avenue and 422nd Street. . . .” »

“Have you seen these new intercity sleepers? Takes only ten minutes to go up three thousand levels!”

Ce sont ces « villes tentaculaires2 » qu’illustre magnifiquement Les Cités obscures, série de bandes dessinées de François Schuiten et Benoît Peeters. Les perspectives vertigineuses sur les paysages des villes qu’ils ont créées – bâtiments immenses à l’architecture fantasmagorique surplombants de petites maisons désuètes, routes lancées comme des rubans dans les airs — on pense évidemment à Metropolis de Fritz Lang —, labyrinthes stupéfiants d’où on ne peut finalement s’échapper (ce monde-là, comme le nôtre, ne serait-il pas aussi celui d’Escher ?) – sont à couper le souffle et fascinent par leur beauté inhumaine : qui aimerait y vivre ? L’homme y est si petit… C’est cette aliénation qu’exprime Scott Bukatman dans son analyse de l’œuvre de Ballard3 : “The cities, jungles, highways, and suburbs of Ballard’s fiction are relentlessly claustrophobic, yet empty; spectacular, but not seductive; relentlessly meaningful yet resistant to logic. The repetition and obsessiveness of these works suspends temporality while it shrinks space. His characters are without ego, and they become only a part of the landscape, and the landscape becomes a schizophrenic projection of a de-psychologized, but fully colonized, consciouness. As in melodrama or surrealism, everything becomes at once objective and subjective.” Et pourtant, la ville a toujours attiré et continue inexorablement à le faire : en 2008, plus de la moitié de la population du globe vivrait en milieu urbain (Journée mondiale de la population 2007).

Schuiten et Peeters ne sont pas partis de rien. À propos de Xhystos, l’une de leurs villes imaginaires, ils écrivent :

Pour Xhystos, l’art nouveau s’imposa presque instantanément. Pas l’art nouveau réel, celui que Victor Horta et quelques autres inventèrent à la fin du siècle dernier : ce style n’eut pas le temps de se développer. . . . L’art nouveau dont serait fait Xhystos aurait eu, lui, la chance de s’imposer, d’étendre à une ville entière ses arabesques et ses rondeurs.

Partant de quelques bâtiments que nous connaissions, mais aussi des plans de villes futures dessinées par les architectes 1900, nous avons essayé de concevoir Xhystos jusque dans ses moindres détails, imaginant ce qu’aurait pu devenir un Bruxelles entièrement réinventé par quelqu’un comme Horta. . . .

Un style comme celui là, dont on imagine sans peine à quel point il serait invivable dans la réalité (…), s’avérait constituer, pour une histoire, un cadre particulièrement excitant. Tout de suite, nous pouvions imaginer le système politique de la ville, son climat, le mode de vie de ses habitants. » (Les Murailles de Samaris, Casterman)

Il est sans doute plus simple de créer une ville entière sur le papier que sur le terrain – on pense évidemment à Brasília (qui est, soit dit en passant, bien plus impressionnante sur le papier que dans la réalité, où l’on ne la perçoit pas dans sa totalité) – mais Schuiten et Peeters sont aussi des scénaristes de réalisations « concrètes » : qui ne connaît la station de métro Arts et Métiers, « Nautilus souterrain ou gigantesque Fardier de Cugnot [où] les rames de métro deviennent des pistons, animant le mécanisme à intervalles réguliers » ?

Le très beau livre Voyages en Utopie (Casterman, 2000) décrit leurs captivants projets : plans, esquisses, illustrations, et, dans le cas où ils ont été réalisés, quelques photos. Cette présentation est particulièrement intéressante : le dessin permet d’offrir des perspectives et des angles de vue stupéfiants qui dramatisent le décor (« ce type de dessin génère une forme d’émotion difficilement reproductible », écrivent-ils) ; là, il s’agissait de planifier une réalisation concrète, qui serait vue par des visiteurs les pieds sur terre… On ne peut qu’admirer les plans (non réalisés) pour la chapelle des Arts et Métiers, qui comprenait une passerelle entièrement autoportante, ceux de l’exposition-spectacle Musée des ombres (projet partiellement réalisé, et dont le Livre géant n’est pas sans rappeler Le Grand livre de la véritable histoire de France de la compagnie Royal de Luxe) ou du Mundaneum, extraordinaire invention de deux juristes belges à la fin du XIXe siècle, Paul Otlet et Henri La Fontaine (lauréat du prix Nobel de la paix en 1913), visant « à rassembler l’ensemble des connaissances du monde et à les classer selon le système de Classification décimale universelle » encore en usage aujourd’hui en bibliothèque.

Schuiten et Peeters ont la chance de pouvoir créer tout le paysage urbain – et au-delà – dans lequel s’inscrit chacun des bâtiments qu’ils imaginent. Ce n’est en général pas le cas pour les architectes de métier chargés d’inventer un bâtiment, ou parfois un quartier, destiné à s’inscrire dans un tissu urbain donné (à l’exception d’un Niemeyer auquel il a été donné de créer une ville).

L’exposition, fort intéressante, consacrée actuellement à l’architecte Dominique Perrault au Centre Pompidou montre, à l’instar de l’ouvrage dont nous parlons plus haut, ses plans – mais aussi ses maquettes et des vidéos – pour des projets, pour certains réalisés, pour d’autres non. Les bâtiments bas semblent mieux s’inscrire dans le paysage : le complexe sportif polyfonctionnel à Madrid, la restructuration de la station de train Garibaldi et de la place attenante à Naples (même si elle rappelle trop d’autres gares qu’on connaît), un hôtel à Tenerife (même si on se demande comment les pompiers accéderaient aux fenêtres en cas de besoin) ou la fondation Pinault à Paris. Quant à ses tours, elles sont soit (trop) minimalistes, à l’instar de celles de la Bibliothèque nationale de France, soit originales (hôtels Esperia et Habitat en Espagne ou les tours penchés de l’hôtel Fiera, non pas à Pise mais à Milan), mais paraissent souvent étrangères à l’endroit où elles sont plantées.

On en ressort avec la vague impression que l’architecture contemporaine ne reflète plus tant un lieu, un pays ou une culture qu’une signature, et que, maintenant comme avant, il y des modes ou des « gestes » que l’on retrouve partout : bâtiments voilés, emballés ou sous résille et d’apparence déstructurée, grandes murailles vitrées (et les économies d’énergies dans tout ça ?) et infrastructures métalliques légères… On aime ou on n’aime pas, c’est une affaire de goût. Et on serait curieux de savoir laquelle de ces réalisations passera l’épreuve du temps et acquerra le statut de chef d’œuvre de l’architecture. Entre temps, on se délectera des Voyages en Utopie.


1 L’ancienne ville de Chang’an (actuellement Xi’an) devait déjà compter plus d’un million d’habitants durant la dynastie Tang (VIIe – X1 s.) dont elle était la capitale : « During the Tang dynasty, the city’s population may have reached one million people, with some five hundred thousand inside the city walls and as many outside . . . Changan was a large city, with the outer walls stretching 9.5 km (5.92mi) long along the east-west axis and 8.4km (5.2mi). Five meters (5 yards) high, these walls were made of pounded earth covered with bricks; they formed a perfect rectangle. » (Valerie Hansen, The Open Empire: A History of China to 1600, p. 203. Selon The Encyclopedia of World History (Peter N. Stearns, ed., 6e ed.), c’était la plus grande ville du monde à l’époque.
2 Titre d’un recueil de poèmes (1895) du belge Émile Verharen (1855-1916), à propos duquel Stefan Zweig a dit : « . . . un novateur, un de ces hommes dont la destinée est de donner une poétique réponse à ces questions nouvelles que pose notre temps », dans lequel il décrit, à l’instar de Jules Verne dans Les Cinq cents millions de la Bégum (1879), ce nouveau monde enfanté par la révolution industrielle.
3 Scott Bukatman: “J. G. Ballard and the Mediascape”, in Terminal Identity: The Virtual Subject in Post-modern Science Fiction, Duke University Press, 1993.

Un commentaire »

  1. [...] dessinées François Schuiten et Benoît Peeters, architectes de la démesure (donc nous avions récemment évoqué certains aspects de leur [...]

    Ping par Miklos » Le silence de la mer — 10 septembre 2008 @ 10:38

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