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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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28 avril 2012

Appeler un chat un chat, ou, rendre à César ce qui est à César

En cette période mouvementée de l’entre-deux-tours où, tel chien et chat (on ne dira pas qui est qui), s’affrontent deux candidats, et après avoir avoir rapporté l’histoire d’un chat si attentionné à l’égard de ses maîtres jusqu’à surmonter, que dis-je, transcender, ses instincts les plus sauvages, il n’est que justice de citer cet extraordinaire texte de Pierre Larousse. Extraordinaire à plus d’un égard : on le trouve au cœur de son Encyclopédie, genre de texte scientifique et donc objectif et dépersonnalisé, tandis qu’ici on découvre une description de cet animal faite avec un rare humour léger et fin et qui ne manque ni de considérations historiques et littéraires ni sociologiques et politiques – et, ne les manquez pas, musicales –, texte qui va jusqu’à aborder la place que l’objet de l’article a prise dans la famille de l’auteur, personnage qu’on (se) représente toujours fort sérieux, voire mélancolique ou triste. Larousse lui-même le qualifie ainsi, ce qui est d’une certaine actualité : « Cela fera trêve un moment à ces longues excursions que l’ordre alphabétique nous contraint d’entreprendre dans le domaine de l’économie politique et sociale, politique surtout, chemin difficile et raboteux, semé de casse-cou et de chausse-trapes, par ce temps béni de liberté de la presse, où, si l’on en croit Beaumarchais, il est permis de tout dire, à la condition expresse de ne parler de rien ni de personne. »

« Depuis que les chiens ont presque un état civil, un sort fatal menace la gent féline : un impôt, la cote personnelle, c’est-à-dire une Terreur, un massacre des Innocents, attend les chats. Bientôt peut-être les rivières charrieront leurs cadavres ; bientôt leurs membres palpitants rissoleront à foison dans les casseroles des gibelottiers de nos barrières. Éloignons ces funèbres idées, et, quel que soit le sort réservé à cette intéressante espèce de quadrupèdes, ayons le courage de prendre leur défense en portant à la connaissance de tous des faits qui, depuis la plus haute antiquité, n’ont cessé de témoigner de l’estime dans laquelle ils ont toujours été tenus par les humains.

D’abord, et pour être fixé sur la valeur intrinsèque, tant morale que physique, d’une race d’animaux, consultons les proverbes, cette sagesse des nations. Que disent les proverbes ? Fripon comme une chouette ; Triste comme un hibou ; Cruel comme un tigre ; Sale comme un pourceau ; Sauvage et misanthrope comme un ours ; Rusé comme un renard ; Vorace comme un loup ; Myope comme une taupe ; Têtu comme un mulet : Colère, vindicatif comme une vipère ; Inconstant comme un papillon, etc. Le chien, cet ami de l’homme, voyez comme l’homme le comprend : un mauvais souper, c’est un souper de chien ; il pleut à verse, la neige tombe en flocons serrés, il vente à décorner les bœufs, il grêle à briser les vitres, c’est un temps de chien. Comment s’ennuie-t-on ? On s’ennuie comme un chien. Achille, en colère contre Agamemnon, traite le roi des rois de face de chien. Mais le chat !… le chat, au contraire… Jugez-en, toujours d’après la sagesse des nations : Chat échaudé craint l’eau froide. Ici, le chat symbolise la prudence : un chat ne peut être dupe qu’une seule fois en sa vie ; l’eau chaude lui a joué un tour pendable, il redoute l’eau, même froide. Être debout avant que les chats soient chaussés. Ce proverbe indique clairement l’opposé de la paresse. On est du naturel des chats lorsqu’un retombe toujours .sur ses jambes, ce qui est le comble de l’habileté, et le mot chat a eu l’honneur d’être pris comme terme de comparaison, quand on a voulu peindre la dextérité avec laquelle le plus fin politique du siècle passait sain et sauf d’un gouvernement à un autre. Nous pourrions continuer ces honorables citations, mais une étude ne se composant pas que d’apophthegmes, rompons le courant et passons à d’autres détails.

Si les bêtes étaient susceptibles d’amour-propre, quels animaux devraient en avoir autant que les chats ? Ils ont, non pas une figure, mais une véritable physionomie. Et puis, ils portent la moustache… et fièrement ! L’élasticité de leur corps, leurs mouvements agiles, leurs bonds sans retentissement semblent faire d’eux des êtres mystérieux qui paraissent vouloir garder un secret.

Les Arabes adoraient un chat d’or, d’après Pline. Les Alains, les Suèves, les Vandales, pour représenter la Liberté, avaient adopte le chat, qui peut être dompté, jamais soumis. En Égypte, dès la plus haute antiquité, le chat fut divinisé. Le dieu chat (le dieu de la musique) était représenté avec sa tête naturelle sur un corps d’homme et tenant un cystre. La déesse chatte était la déesse des amours. À Memphis, la beauté des femmes était d’autant plus appréciée qu’elle se rapprochait davantage du type chat. Il n’y avait pas un temple qui n’eût une famille de chats. Alors on vouait les enfants au chat, d’après Diodore, comme aujourd’hui on les voue à la Vierge, ou au bleu, ou au blanc. Les enfants ainsi consacrés portaient au cou un petit médaillon sur lequel était figurée la tête du chat du temple où le vœu avait été prononcé. Chaque temple en élevait une espèce différente. La vente de ces médailles produisait de gros bénéfices aux prêtres de ce culte, dont les mystères furent plus tard révélés aux pontifes grecs par Orphée. On voit bien que rien n’est nouveau sous le soleil. Au temps d’Hérodote, lorsqu’il mourait un chat dans une maison égyptienne, tous les habitants se rasaient les sourcils en signe de deuil. Si quelqu’un en tuait un, même accidentellement, le peuple se jetait sur le meurtrier et le faisait expirer dans les plus cruels tourments. On sait que la ville de Corinthe possédait une statue colossale de bronze représentant un chat accroupi.

Les Turcs considèrent le chat comme un animal pur ; ils l’admettent et le choient dans leurs maisons, tandis qu’ils en proscrivent le chien, animal impur. Chez tous les musulmans, d’ailleurs, les chats sont encore en grand honneur ; Mahomet avait pour eux beaucoup d’égards, comme le prouve le conte suivant : Le chat du Prophète s’était un jour couché sur la manche de son habit et semblait y méditer si profondément, que Mahomet, pressé de se rendre à la prière, mais n’osant le tirer de son extase, coupa, pour ne pas le déranger, cette partie de son vêtement. À son retour, le chat, qui était revenu de son assoupissement, vint lui faire la révérence pour le remercier d’une attention si marquée. Mahomet comprit ce que cela signifiait, et assura au chat, qui faisait le gros dos, une place dans son paradis. Ensuite, passant trois fois la main sur l’animal, il lui imprima par cet attouchement la vertu de ne jamais tomber que sur ses pattes.

Il existe au Caire, près de la porte de la Victoire ou Babel Nazz, un hôpital créé spécialement pour les chats. Dans cet établissement, on recueille tous les chats malades et sans asile. Un voyageur raconte avoir vu plus d’une fois les fenêtres encombrées d’hommes et de femmes qui leur donnaient à manger a travers les barreaux. « Je me suis souvent arrêté, dit-il, devant ce curieux spectacle ; ces-chats avaient sur leurs bonnes faces une véritable expression de béatitude. »

Homère, dans la Batrachomyomachie, ne parle des chats qu’avec les plus grands égards, et Platon, le divin Platon, leur donne la plus belle place dans sa description de cet âge d’or, où, dit Montaigne :

Où l’épouse tendre et chérie
Ne connaissait de sort plus doux
Que de passer toute sa vie
Entre son chat et son époux.

Pour l’homme, en effet, le chat est un ami avec lequel il s’entretient et converse tout a l’aise. Il est aussi un comédien pantomime qui l’égaye, le distrait et l’amuse. C’est un astronome météorologiste, qui lui prédit les changements de temps beaucoup mieux que ne pourra jamais le faire le directeur actuel de Observatoire impérial. De plus, le chat est musicien. Musicien ? — Oui ; ne vous récriez pas, nous allons vous le démontrer.

Deux savants éminents, Grew et Le Clerc, ont dit : « Les chats sont très-avanta­geu­sement organisés pour la musique : ils sont capables de donner diverses modu­lations à leur voix, et, dans l’expression des différentes passions qui les occupent, ils se servent de différents tons. » En effet, aucune nuance ne leur est inconnue, depuis le ronron en pédale jusqu’au fortissimo le plus aigu, en passant par toutes les transitions notées sur la musique des maîtres. Il est probable, presque certain, que ces dissonances qui nous agacent sont de réelles beautés, qui, faute d’une intelligence musicale suffisamment développée, nous échappent. Peut-être est-ce la musique de l’avenir, peut-être celle du passé, dans les temps antéhistoriques, alors que probablement la délicatesse des organes humains était développée sur une échelle différente. Les arts ne sont-ils pas sujets à de grandes révolutions ? Voyez d ailleurs les Asiatiques : notre musique leur semble ridicule, et, par contre, nous trouvons que la leur n’a pas le sens commun. L’organisation musicale du chat persiste jusqu’après sa mort ; après le rôle actif, le rôle passif. N’est-ce pas avec les boyaux de chats que l’on fabrique les meilleures chanterelles, ces cordes à violon sonores entre toutes ?

Astronomes et météorologistes, voyez-les : la patte qu’ils contournent et promènent avec tant de grâce sur leur tête est un signe certain d’un prochain changement dans l’état de l’atmosphère : s’il fait beau, attendez-vous au mauvais temps ; s’il pleut, espérez le soleil et le ciel pur. Le froid s’apprête à sévir, le vent doit bientôt souffler avec violence : le chat couche son poil aussi près que possible de la peau ; résultats : concentration de la chaleur, défaut de prise pour le vent. La chaleur promet de devenir intense : le chat dresse et hérisse son poil ; résultats : rayonnement de sa chaleur, déperdition de vapeur, équilibration de sa température animale. Le chat est l’être logique par excellence.

Quant au savoir-vivre, quel autre animal peut lui être comparé ? L’heure des repas lui est indifférente ; chaumière ou palais, il n’est aucun endroit d une maison qui ne lui soit lieu de plaisance ; sur l’appui d’une fenêtre, sur le bras d’un fauteuil,il dort en équilibre ; étendu ou pelotonné sur un fagot de broussailles, il s’y trouve plus à l’aise qu’un sybarite sur un lit de feuilles de roses. Sa propreté est traditionnelle. Pline l’a signalée, et Dubellay l’a célébrée dans l’épitaphe qu’il composa pour la tombe de son chat Bélaud :

Il avait cette honnêteté
De cacher dessous de la cendre
Ce qu’il était contraint de rendre.

Ajoutons que le chat ne devient jamais enragé spontanément.

Étudions maintenant notre sujet au point de vue de la sociabilité. Richelieu raffolait des chats. Montaigne avoue que les actions et les jeux de son chat étaient pour lui une récréation autant qu’une véritable étude. Colbert avait toujours, dans son cabinet ministériel, un troupeau de jeunes et folâtres chatons. Fontenelle, dès son enfance, adorait les chats ; un entre autres, qu’il plaçait dans un fauteuil, et à qui il débitait des discours pour s’exercer à parler en public. Un beau jour, ennuyé du rôle d’auditeur que son maître le forçait à jouer, ce chat, à bout de patience, se sauva et ne revint jamais.

Les philosophes du siècle dernier affirmaient, avec connaissance de cause sans doute, que le goût prononcé de certaines personnes pour les chats était l’indice d’un mérite supérieur. Témoin nos contemporains, dont l’affection pour les chats est de notoriété publique : Théophile Gautier, Albéric Second, Léon Gozlan, Champfleury, Théodore Barrière, Paul de Kock et quelques autres. Mme de la Sablière, qui avait passé une partie de sa vie au milieu des chiens, s’en défit un jour et les remplaça par autant de chats, tous noirs. Mme la duchesse du Maine composa un rondeau sur les mérites de son chat Marlamain. Mme de Lesdiguières fit élever un mausolée en marbre blanc à sa chatte morte vierge, et y fit graver ce quatrain :

Ci-git une chatte jolie :
Sa maîtresse, qui n’aima rien,
L’aima jusques à la folie.
Pourquoi le dire ?… on le voit bien.

Mme Deshoulières aussi a dit en l’honneur de sa chatte : « Quand mon mari s’absente Grisette me suffit. » Ronsard détesta d’abord les chats :

Homme ne vit qui tant haïsse au monde
Les chats que moi, d’une haine profonde.
Je hais leurs yeux, leur front et leur regard ;
En les voyant, je m’enfuis d’autre part.

Mais il revint bientôt à de meilleurs sentiments :

Mais parsus tout l’animal domestique,
            Le chat a l’esprit prophétique ;
Et faisoient bien ces vieux Egyptiens
            De l’honorer…

Est-ce assez d’exemples pour prouver la haute estime et l’amitié dont les chats ont été honorés ? Ajoutons cependant que la Bibliothèque impériale possède une médaille frappée en l’honneur d’un chat. L’exergue, autour de la tête, porte

chat noir ier, né en 1725

Sur le revers on lit :

sachant à qui je plais, connais ce que je vaux.

Si l’on envisage leur utilité et les services qu’ils rendent au genre humain, les chats ne peuvent être trop vantés. Le plus grand reproche qu’on puisse leur adresser, c’est de croquer quelques inoffensifs pierrots ; mais, en revanche, ils détruisent les immondes animaux qui rongent et empestent nos habitations.

L’Ile de Chypre, jadis, était infestée de serpents. Près de Bafa (Paphos), au cap des Chattes, s’élevait un monastère dont les religieux entretenaient autrefois une véritable armée de chats, élevés à faire la guerre aux reptiles qui pullulaient. Dès matines, les portes du couvent s’ouvraient, et les légions félines se répandaient dans la campagne. Le soir, aux premiers coups de l’angelus, qui annonçait le souper, les chats accouraient comme une fourmilière et rentraient dans le couvent, pour recommencer le lendemain. Les Turcs, en s’emparant de l’île, détruisirent le monastère.

Richard Whittington, le fondateur de la Bourse actuelle de Londres, dut à un simple et modeste chat d’avoir la vie sauve, d’immenses richesses et les honneurs de l’édilité. Orphelin, sans fortune, il s’embarque comme mousse pour les Indes. Pour toute pacotille, il possédait un chat qu’il avait sauvé des flots de la Tamise. D’abord navigation heureuse, puis tempête, puis naufrage et perte du navire sur les côtes d’une île peuplée de cannibales, mais ravagée par les rats de la plus pitoyable façon. Sitôt que les naufragés sont amenés à terre, le premier mouvement du chat, en apercevant ses ennemis naturels, est de s’élancer sur eux, à la grande joie des indigènes, qui n’avaient jamais pu se débarrasser de ces animaux, aussi incommodes que sans gène. À la suite de cette première hécatombe de rats, qui fut bientôt suivie de beaucoup d’autres, et en reconnaissance de cet éminent service, les sauvages font grâce de la broche à tout l’équipage ; Richard est nommé premier ministre, et son chat généralissime des armées du roi. Quelques années après, Richard, prodigieusement enrichi parles libéralités de la nation, revint a Londres, où il fut bientôt nommé lord-maire. Son aventure connue, on ne l’appela plus que mylord Cat (mylord Chat), nom qu’il conserva et qui devint patronymique.

Les chats ayant de tout temps rendu service à l’espèce humaine, il devait nécessairement arriver un moment où celle-ci se montrerait ingrate. Aussi ont-ils été souvent victimes, ou de l’ignorance, ou des préjugés, ou de la mauvaise foi. Nous en citerons un exemple, dans lequel ces trois vices se trouvent réunis. Pendant une interminable suite d’années, et presque jusqu’à, la fin du xviiie siècle, à Metz, on célébrait annuellement sur la place publique une atroce cérémonie, dont les chats étaient les héros et les victimes. Les magistrats, assistés du clergé en habits de fête, apportaient une cage de fer remplie de chats. Ils la plaçaient au sommet d’un bûcher élevé par la populace, puis mettaient le feu aux fagots. Alors cette populace se gaudissait et se tordait de rire aux cris affreux et aux horribles convulsions des pauvres bêtes grillées vives. Qui avait inventé ces réjouissances publiques ? La légende lorraine dit que c’est en mémoire d’une sorcière qui, autrefois condamnée par les prêtres a périr dans les flammes expiatoires, s’était métamorphosée en chatte et sauvée au moment où on allait la tirer de prison pour la conduire au bûcher. La vérité est que la prétendue sorcière était jeune et jolie, qu’elle avait fait une vive impression sur le cœur du prélat en chef, et qu’elle préféra l’alcôve épiscopale aux fagots de l’intolérance. On sait que, jusqu’à la fin du viie siècle, les prêtres ne faisaient pas vœu de continence, et qu’ils pouvaient se marier. Pour donner satisfaction à l’opinion publique hébétée de cette époque et des époques qui suivirent, on immolait à chaque anniversaire une certaine quantité de chats pris au hasard ou offerts par la plèbe elle-même.

Cet usage, du reste, n’était pas particulier au pays messin. À Paris, le feu de la Saint-Jean s’allumait autour d’un mât élevé sur la place de Grève ; des chats, retenus dans un panier, étaient lâchés lorsque le feu flamboyait tout autour d’eux. Ils n’avaient de retraite possible que le mât au haut duquel ils grimpaient ; mais là, bientôt étouffés par la fumée, ils retombaient dans les flammes et y périssaient. Frédéric Soulié raconte une scène de ce genre dans un de ses romans. « Cependant, dit-il, le roi Charles IX était arrivé ; on lui avait remis une torche de cire blanche de deux livres, garnie de deux poignées de velours rouge. Sa Majesté, s’étant approchée de l’arbre de la Saint-Jean, en avait allumé les premiers fagots, puis était remontée à l’Hôtel de ville. Peu à peu le feu gagna les bourrées-cotrets et les tonneaux vides accumulés à une grande hauteur autour de l’arbre ; et alors, tandis que Michel Noiret, trompette juré du roi, et six compagnons trompettes jouaient des fanfares, on vit un spectacle réjouissant. Les chats, amarrés et retenus jusque-là au pied de l’arbre, se prirent à s’élancer dr toutes les façons, les uns grimpant jusqu’au plus haut de l’arbre pour retomber dans la fournaise allumée au pied, d’autres s’y précipitant de rage et s’y débattant avec des hurlements qui dominaient le bruit des trompettes. Tout à coup, du milieu des flammes, on vit s’élancer un maître chat qui gravit jusqu’à la plus fine pointe du mât, et qui, de cette hauteur, tournait autour de lui des yeux aussi flamboyants que le feu lui-même ; en même temps, on entendit par-dessus les rires de la multitude la voix d’une vieille femme qui criait de toutes ses forces : « Le voilà, Martial ! mon chat Martial, Martial ! Martial ! » La vieille avait reconnu son chat. L’animal reconnut aussi la voix de sa maîtresse, car, au moment où il était près de disparaître dans les tourbillons de flammes, il s’élança d’un bond prodigieux et tomba au delà du cercle de feu qui entourait l’arbre. Les sergents qui veillaient autour pour l’attiser voulurent frapper le chat, mais il s’enfuit du côté de sa maîtresse, au milieu des rires de la cour et du peuple, ravis de voir cet animal sauvé par son intrépidité. »

Au moyen âge, avouons-le, chez les nations chrétiennes, la gent féline n’était pas à beaucoup près aussi estimée que chez les peuples infidèles. On croyait que les chats assistaient au sabbat, qu’ils y dansaient avec les sorcières, et que celles-ci, de même que le diable leur maître, prenait volontiers la forme et la figure de cet animal. On lit à ce sujet, dans la Démonomanie de Bodin, que des sorciers de Vernon s’assemblaient ordinairement en très-grand nombre dans un vieux château, sous la forme de chats : quatre hommes qui avaient résolu d’y coucher se trouvèrent assaillis par cette multitude de chats ; l’un d’eux y fut tué, les autres blessés. Les prétendus sorciers furent poursuivis, et, par conséquent, condamnés.

Aujourd’hui encore, une horrible coutume que la Révolution n’a pas abolie, c’est la manie qu’ont certaines personnes de faire mutiler leurs chats. Nous savons que jadis le prêtre de Cybèle, après cette opération, n’en était que plus considéré ; mais le chat qui a subi cet outrage est en butte aux mauvais traitements des autres chats et au mépris des chattes ; car les chattes ne sont pas du même sentiment que l’amante d’Abailard, qui avait assez de philosophie pour écrire : « Le cœur fait tout, disait-elle ; le reste est inutile ! » Les chattes sont plutôt de l’avis de Psyché :

Encor si j’ignorais la moitié de tes charmes !
Mais je les ai tous vus ! j’ai vu toutes les armes
            Qui te rendent vainqueur.

Au xviie et au xviiie siècle, les chaudronniers avaient la spécialité de ces sortes de mutilations. Après 1793, ce furent les frotteurs d’appartements, les écrivains publics, les cardeurs de matelas et les tondeurs de chiens, qui héritèrent de ce triste privilège. La mutilation ne s’opérait que sur les mâles ; mais la deuxième moitié du xixe siècle a vu apparaître la castration des chattes. À propos des chattes, Aristote, qui a dit tant de bonnes choses, a commis cette sottise : « Les chattes ayant beaucoup plus de tempérament que les chats, bien loin d’avoir la force de leur tenir rigueur, leur font d’éternelles agaceries, sans ménagement, sans pudeur, au point même qu’elles en viennent quelquefois à la violence. » C’est une affreuse calomnie. L’anecdote suivante est de beaucoup plus probable : Une chatte avait un rendez-vous avec un chat qu’elle aimait d’amour tendre. Chatte ne parlait pas, chat ne répondait rien, mais leurs cœurs battaient à l’unisson, et tous deux se comprenaient. Tout à coup une souris paraît d’aventure ; le chat court après elle, la saisit, la happe, et, tout en la croquant, oublie sa Dulcinée. Chatte, piquée dans son amour-propre, se promit bien que pareil affront ne lui arriverait plus. Voici ce qu elle imagina : chaque fois qu’elle était en tête-à-tête avec son amant, elle poussait de temps en temps de grands cris, histoire d’effrayer les souris et de les empêcher de venir troubler ses amours.

Voici une légende indienne sur la véritable origine du chat : « Les premiers jours que les animaux furent renfermés dans l’arche, étonnés du mouvement de la barque et de la nouvelle demeure qu’ils habitaient, ils restèrent chacun dans leur ménage sans trop s’informer de ce qui se passait chez leurs voisins. Le singe fut le premier qui s’ennuya de cette vie sédentaire : il alla faire quelques agaceries à une jeune lionne du voisinage. Cet exemple, immédiatement suivi, répandit dans l’arche un esprit de coquetterie qui dura pendant tout le séjour qu’on y fit, et que quelques animaux ont encore gardé sur la terre. Il se fit dans différentes espèces un nombre étonnant d’infidélités, qui donnèrent naissance à des animaux inconnus jusqu’alors. Ce fut des amours du singe et de la lionne que naquirent un chat et une chatte, qui, par une différence bien marquée avec les autres animaux, nés comme eux des galanteries qui se passèrent dans l’arche, acquirent en naissant la faculté de multiplier leur espèce. » Quoi qu’il en soit de cette origine, il est certain que si le chat a quelques-unes des qualités du singe, il a beaucoup de celles du lion, le chat d’Europe surtout. Les chats persans (angoras) sont les plus beaux de tous les chats. Ils furent importés en Italie, en 1551, par Pietro del Lavale. Un siècle plus tard, Ménard enleva de Rome et passa en contrebande une chatte angora qu’il apporta en France.

Du Bellay prétend qu’il y a des chats qui ont les yeux couleur de l’arc-en-ciel ; évidemment il a dû rencontrer un phénomène ou avoir une hallucination. Les yeux pers suffisent à la gloire des chats ; pers, c’est-à-dire verts et changeants : « la déesse aux yeux pers, » a dit La Fontaine pour désigner Minerve. Les yeux verts humains ne changent pas de nuance, tandis que les yeux félins ont des augmentations et des dégradations de couleur qui constituent les yeux pers. Les yeux pers passent pour inspirer de grandes passions : la dame de Fayel, à qui, sous Philippe-Auguste, un mari jaloux fit manger le cœur de son amant, avait les yeux pers.

Les biographes du chat, depuis le grand naturaliste jusqu’au très-spirituel M. Toussenel, se sont montrés sévères pour le héros dont ils ont raconté la vie, et c’est une sorte de réhabilitation que nous entreprenons ici. Que l’on accueille donc à titre de fantaisie les deux portraits suivants que nous tirons de notre journal l’École normale, et qui ont dû être imités, en majeure partie, de deux auteurs dont nous ne nous rappelons plus les noms.*

Les chats.

« On a généralement mauvaise opinion de leur caractère, et leurs griffes leur ont fait beaucoup d’ennemis ; mais il faudrait aussi nous rendre justice : s’ils sont méchants, nous ne sommes pas très-bons. On les accuse d’égoïsme, et c’est nous, hommes, qui leur faisons ce reproche ! Ils sont fripons, mais pourrions-nous affirmer que ce ne sont pas nos mauvais exemples qui les ont gâtés ? Ils flattent par intérêt, et nous disons, avec un de nos plus spirituels écrivains, que le chat ne nous caresse pas, qu’il se caresse à nous ; mais y a-t-il beaucoup de flatteurs désintéressés ? Nous-mêmes, à chaque instant, nous aimons, nous provoquons l’adulation. Pourquoi donc leur ferions-nous un crime, à eux, de ce qui, à nos yeux, est le plus grand des mérites ? Je ne parlerai point ici de leur grâce ni de leur gentillesse ; je ne dépeindrai point ces minauderies enfantines, à l’aide desquelles ils savent si bien nous intéresser et nous plaire ; des motifs plus puissants ‘militent en leur faveur. Si nous détruisions les chats, qui mangerait les souris qui grugent nos greniers ? Nous comptons sur nos souricières ; mais il y a longtemps que les souris, plus malignes que nous, savent se garantir des pièges que nous leur tendons. Il faudrait donc nous attendre à voir au premier jour la cent trotte-menu ronger impunément tous les livres de nos bibliothèques ? D’où nous concluons que, détruire les chats, ce serait rétablir le vandalisme en France. Mais nous consentons même à fermer les yeux sur les souris. Songeons au moins qu’un ennemi cent fois plus terrible nous menace : les rats, à qui les chats imposent encore une certaine contrainte, les rats sont aux aguets : ils n’attendent que le moment où nous aurons détruit les chats pour entrer en campagne et venir s’établir dans nos habitations, que nous serons forcés, oui, que nous serons forcés de leur abandonner. Catilina est à nos portes, et nous délibérons ! »

À mon chat.

« Mon joli petit minet, il est temps que je te paye le tribut d’éloges que tu mérites. On vante si souvent des gens qui ne te valent pas ; pourquoi rougirais-je de donner de la publicité à toutes tes perfections ? Tu es fait à peindre : les nuances les plus délicates colorent ta robe de tigre, tes yeux sont vifs et doux, ton regard est velouté, ta queue est d’une beauté qui fait envie ; ton agilité, tes grâces et ta souplesse sont admirables ! Tes qualités morales ne sont pas moindres ; tâchons de les récapituler. D’abord tu m’aimes beaucoup, ou, du moins, tu me caresses beaucoup, ce qui, pour bien des gens, revient au même. Je sais bien que tu m’aimes moins qu’une tranche de gigot ou une cuisse de poulet ; mais cela est tout simple : je suis ton maître, et un gigot vaut une fois mieux qu’un maître, deux fois mieux que deux maîtres, etc. Tu as beaucoup d’esprit, et le meilleur esprit, car tu as précisément celui qui t’est utile ; tout autre genre d’esprit te paraîtrait une sottise. La nature t’a donné des ongles que nous nommons impoliment des griffes, et ils sont d’une structure admirable, bien emboîtés dans une membrane qui rentre ou sort comme les doigts d’un gant ; tu fais à volonté griffe menaçante ou patte de velours.

Tu sais bien que tu n’as pas de griffes pour t’en servir, mais que tu t’en sers parce que tu en as. Tu ne crois point aux causes finales : mon chat, tu es un grand philosophe.

Tu ne connais que le bien et le mal physique. Un chat qui en étranglerait un autre ne te paraîtrait pas plus coupable qu’un homme qui tue des hommes : mon chat, le grand Hobbes ne pensait pas mieux que toi.

Tu flattes le maître qui te caresse, tu caresses la bonne qui fait ta pâtée, tu fuis à l’aspect d’un gros animal, tu te jettes audacieusement sur les petites bêtes : mon chat, tu es un profond politique.

Tu vis fraternellement avec le chien ton commensal ; par reconnaissance pour moi, tu fais accueil a toutes les personnes pour qui j’ai de la bienveillance ; tu présentes la griffe à ceux à qui tu supposes de mauvaises intentions, et tu dresses la queue pour mes amis : mon chat, tu es un grand moraliste.

Quand tu promènes tes grâces sur un toit, tu portes adroitement la masse de ton corps à l’opposé du danger, tes muscles se tendent ou se relâchent avec discernement, et tu trouves la sécurité là où tant d’autres bêtes seraient transies de frayeur : mon chat, tu connais parfaitement la statique des corps.

Si, par inadvertance, étourderie ou précipitation, tu manques de point d’appui, c’est alors que tu es admirable : tu te courbes en enflant ton dos, tu portes le centre de gravité vers la région de l’ombilic, et, par ce moyen, tu retombes toujours sur tes pattes : mon chat, tu es un excellent physicien.

Voyages-tu dans l’obscurité ; tu épanouis la prunelle de ton œil, tu en fais un cercle parfait pour présenter une plus large surface et recueillir la plus grande somme de rayons lumineux épars dans l’atmosphère. Parais-tu au grand jour ; ta prunelle prend une forme elliptique, se rétrécit et ne reçoit qu’une partie des rayons, dont la trop grande abondance blesserait ta rétine : mon chat, tu es un parfait opticien.

Quand tu veux franchir un précipice, tu calcules la distance avec une justesse inexprimable. D’abord tu piétines, comme pour mesurer l’espace que tu divises dans ton raisonnement par les mouvements de tes pattes, puis tu t’élances juste sur le lieu désigné, dont tu as comparé l’éloignement à l’effort de tes muscles : mon chat, tu es un savant géomètre.

T’égares-tu dans la campagne ; tu examines les plantes avec un soin minutieux, tu distingues la cataire qui te plaît, tu te roules sur elle, et tu témoignes ta joie par mille gambades ; tu connais aussi toute la famille des graminées, qui sont pour toi la panacée universelle et qui te purgent merveilleusement : mon chat, tu es un bon botaniste.

Enfin , mon cher minet, qu’on me montre un homme qui en sache autant que toi dans tous les genres, je le proclame une encyclopédie vivante, un compendium des connaissances humaines. Mais, que vois-je ! je te loue, et tu t’endors…. Mon chat, c’est encore de la philosophie. »

Puisque nous voilà en pleine fantaisie, restons-y le plus longtemps possible. Cela fera trêve un moment à ces longues excursions que l’ordre alphabétique nous contraint d’entreprendre dans le domaine de l’économie politique et sociale, politique surtout, chemin difficile et raboteux, semé de casse-cou et de chausse-trapes, par ce temps béni de liberté de la presse, où, si l’on en croit Beaumarchais, il est permis de tout dire, à la condition expresse de ne parler de rien ni de personne. Ici, notre fantaisie va consister à donner la parole à Mlle Cosette, gracieuse petite chatte dont notre ami Alfred Deberle a fait dernièrement cadeau à notre bébé, portant au cou, à titre d’introduction et attachée à un ruban rose, la missive suivante, qu’elle avait sans doute griffonnée sous la dictée de notre spirituel collaborateur.

« Paris, ce 12 février 1868.

Mademoiselle Antonine,

C’est toute confiante en votre bon petit cœur que je mets la patte à la plume et que viens, en faisant le gros dos, comme il convient à une chatte honnêtement élevée, vous supplier de prendre ma tendre jeunesse en considération.

Je m’appelle Cosette et suis âgée d’un an, j’ai d’assez beaux yeux, une oreille passable, le museau rose, les dents blanches, une taille avantageuse. J’aime le jeu passionnément, et je ne quitte jamais la partie que si l’on triche. Mes mœurs sont douces, mon caractère porté à la bienveillance, et l’on me vit plus d’une fois revenir la première après une fâcherie.

Inutile d’ajouter que je suis de bonne maison, ayant des parents au Grand Dictionnaire universel du xixe siècle.

Je ne vous cacherai point qu’on me prête quelques défauts, et, puisque entre fillettes on se dit tout, c’est ici le cas de vous miauler, mademoiselle, un petit bout de confession.

Et d’abord je ressemble au chien fameux de Jean de Nivelle, je m’enfuis… vous devinez le reste. Mais si, d’aventure, une souris mal avisée se permet une promenade sur mes domaines ou vient faire sa toilette à mon nez, à ma barbe, crac ! en un tour de griffes j’envoie son âme au diable. C’est ainsi que , toute fausse modestie à part, je puis, quoique fort jeune, revendiquer d’assez jolis états de service en ce genre. Permettez-moi d’ajouter que cette même griffe, qui sait être terrible en temps de guerre, devient douce, mignonne et caressante en temps de paix : je n’ai pas ma pareille pour faire patte de velours, et je veux mourir à l’instant si j’ai jamais causé le moindre dommage au visage de mes amis.

Mais revenons à mes défauts. Aussi bien, j’ai hâte d’en finir avec eux, craignant de vous inspirer, en vous les contant, de l’éloignement pour moi. Ah ! mademoiselle, ne me condamnez pas à me repentir toute ma vie d’avoir été franche avec vous. On m’a dit tant de bien de votre personne que j’ai juré, foi de Cosette ! de passer mes jours à vous aimer et à vous servir. Certes, ce n’est pas moi qui glisserai sournoisement sur mes péchés comme pour avoir l’air de dire : « Bah ! c’est peu de chose ! » Je souhaite pourtant que celui de tous qui me coûte le plus à avouer vous trouve compatissante. J’ai assez vécu, made moiselle, pour savoir que les chats aussi bien que les hommes aiment à retrouver chez leurs amis les défauts qui leur sont familiers. J’aimerais donc, moi aussi… Mais vous ne le connaissez pas, j’en suis certaine, cet affreux péché qui me jette toute confuse, oreilles basses, à vos genoux… — Donc, je suis gourmande. — Le mot est lâché !… Oui, mon petit museau qui n’a pas l’air d’y toucher est friand de bonnes choses. Est-ce à dire que je suis voleuse ? Non. Je fais ronron devant le buffet mais ne m’y introduis jamais… pourvu que les portes en soient hermétiquement fermées.

Vous dirai-je aussi que je suis curieuse ? toutes les personnes de mon sexe le sont. Mon père n’est que paresseux, moi, je suis fainéante, le commerce des philosophes dont j’ai grignoté les livres — au moment où les dents me poussaient — m’ayant enseigné qu’il faut tendre en toutes choses à surpasser son père. Or, je surpasse de beaucoup le mien, moi ! Vous verrez donc comme je m’allonge bien sur les tapis, tantôt couchée sur le ventre, tantôt sur le côté, le nez entre les pattes, parfois même étendue sur le dos, regardant voler les mouches, dont je raffole.

Ajouterai-je, maintenant que mes défauts sont étalés sous vos jolis yeux, que j’ai au moins une qualité qui les efface tous, si bien que mon départ a fait verser des larmes ? Pourquoi pas ? Eh bien ! donc, mademoiselle, sans entrer dans des détails de propreté qui seraient d’ailleurs tout à mon avantage, soyez-en persuadée, sachez que je sais aimer qui me caresse, et que j’ai au fond de mon cœur de chatte des trésors de reconnaissance avec lesquels j’ai l’honneur d’être,

Mademoiselle,

Votre très-dévouée et très-respectueuse servante

Cosette.

Pour copie conforme

Alfred Deberle.

P. S. — J’oubliais. Mon plus grand bonheur, après celui de vous aimer, est de tremper légèrement l’extrémité de ma patte dans un encrier et de la poser ensuite sur une belle page blanche. J’obtiens ainsi d’admirables résultats. Un savant de mes amis, lunettes sur le nez, s’y est trompé tout dernièrement, et a pris un morceau de ma façon pour la page détachée d’un manuscrit arabe du xe siècle. Cela m’amène à vous dire que j’écris comme un chat, mais que j’aime comme un chien. »

Pierre Larousse, Grand dictionnaire universel du xixe siècle. Extrait de l’article « Chat ». Paris, 1867.

_________

* On retrouve ce texte, écrit une fois à la troisième, et une fois à la première personne, dans Le livre des permutations, petits exercices d’orthographe en texte suivi sans le secours de la méthode cacographique, du même Pierre Larousse, et publié quelque vingt ans plus tard, en 1885, à Paris.

1 mai 2011

Des yeux pétillants d’esprit

Classé dans : Littérature, Photographie — Miklos @ 9:10

Il est divin de lever son chapeau devant une dame et que ses yeux vous jettent un regard amical. Les yeux des dames sont si bons ; et le mouvement de leur tête est un signe de gratitude extrêmement aimable pour un travail aussi bénin qu’un coup de chapeau.

Robert Walser, « Politesse » (1904), in Elsbeth Pulver, Arthur Zimmermann, Robert Walser. Dossier Pro Helvetia. 1987.

Ce feu, qui dans vos yeux pétille,
Vient de la nouvelle Castille,
Et de ces climats fortunés,
D’où sont dans l’Europe amenés
Par leur aimable et doux zéphyr,
Les métaux pour qui l’on soupire.

La Mesnardière, La belle indienne. À la jeune, belle et spirituelle Madame Scaron : Galanterie.

J’aime à l’excès tout ce qui brille,
Vous me convenez tout à fait,
Et chez vous certain œil pétille
Plus que le meilleur vin clairet.

Justus van Effen, Le Misanthrope. Lausanne, 1741.

Petillant, ante. adj. (Plusieurs disent, Pétillant.) Qui pétille, qui brille avec éclat. Vin pétillant. Des yeux pétillants. Des yeux pétillants d’esprit. Un écrit, un style pétillant d’esprit. Un sang pétillant.

Petillement, s. m. (Plusieurs disent, Pétillement.) Action de pétiller. Le pétillement du sel, du sarment dans le feu. Le pétillement du salpêtre.

Petiller, v. n. (Plusieurs disent, Pétiller.) Éclater avec un petit bruit réitéré et en sautillant. Le sel pétille dans le feu. Les feuilles de laurier pétillent dans le feu. Du bois, du charbon, du feu qui pétille. Le vin de Champagne mousseux, la bière mousseuse pétille dans le verre.

Fig., Le sang lui pétille dans les veines, Il a le sang vif, il est impatient, impétueux.

Fig., Pétiller d’ardeur, d’impatience, de joie, d’indignation, de colère, etc., Manifester par ses regards, par ses gestes, beaucoup d’ardeur, d’impatience, de joie, d’indignation , de colère.

Fig. et fam., Pétiller de faire une chose, Souhaiter avec ardeur de la faire, en avoir une extrême impatience. Il pétille de vous aller voir.

Fig., Pétiller d’esprit, Avoir, montrer, annoncer un esprit vif et brillant. Cet enfant pétille d’esprit. Son style pétille d’esprit. Ses yeux pétillent d’esprit.

Absol., Ses yeux pétillent, Ils sont vifs et étincelants.

Dictionnaire de l’Académie française, sixième édition. 1835.

25 janvier 2011

Quand on range sa bibliothèque

Classé dans : Histoire, Humanités, Littérature, Livre — Miklos @ 3:11

Émile Deschanel : « Quand on range sa bibliothèque »
À bâtons rompus, variétés morales et littéraires
Paris, 1868

Un savant allemand, J.-J. Mader1, dans son amour pour les bibliothèques, a voulu leur créer des titres de noblesse et faire remonter l’origine des collections de livres jusqu’avant le déluge. Dans une dissertation intitulée : De Scriptis et Bibliothecis antediluvianis, il a cherché à démontrer qu’à cette époque déjà les hommes, qui étaient fort instruits dans tous les arts, possédaient des bibliothèques. Adam imposant des noms à tous les êtres, Seth et les fabuleuses colonnes sculptées par lui, enfin le prétendu livre d’Enoch, tels sont les faits qui lui ont servi de base pour échafauder ce paradoxe.

La bibliothèque dont il est le plus anciennement fait mention dans l’histoire proprement dite, est celle que le roi égyptien Osymandias2 avait placée dans son immense palais de Thèbes. Sur la porte de cette bibliothèque on lisait ces mots : Pharmacie de l’âme.

Pisistrate3 fonda chez les Athéniens la première bibliothèque publique. Xerxès, lorsqu’il s’empara d’Athènes, en fit enlever et transporter en Perse tous les livres. Longtemps après, le roi Séleucus Nicanor les rendit aux Athéniens.

Les Grecs qui se rendirent célèbres par les collections de livres qu’ils avaient formées furent, entre autres : Polycrate, tyran de Samos, Euclide l’Athénien, Nicocrate de Chypre, le poète Euripide, et surtout Aristote, dont la bibliothèque, après avoir appartenu à Théophraste et à Nélée, fut achetée par Ptolémée Philadelphe.

La plus fameuse bibliothèque de l’antiquité fut celle d’Alexandrie, fondée par Ptolémée Sôter, mort 283 ans avant notre ère. Encore s’en fallait-il beaucoup sans doute qu’elle ressemblât au British Museum ou aux bibliothèques de Paris.

Un savant homme et homme d’esprit4 disait : « La Seine est un fleuve qui coule entre quatorze bibliothèques ; à savoir : la bibliothèque de l’Arsenal, la bibliothèque du Jardin des Plantes, la bibliothèque Polonaise ; les bibliothèques de la Ville de Paris, de la Cour de cassation, des Avocats ; la bibliothèque Mazarine, la bibliothèque de l’Institut, du Louvre, du Conseil d’État, de la Chambre des députés, et la bibliothèque des Invalides, — sans oublier la bibliothèque de Charenton, sur les bords de la Marne. — O les bords heureux et charmants , s’écrie Jules Janin, qui contiennent tant de science ! Il faut compter aussi pour une bibliothèque, la plus utile et la plus clémente de toutes, la ceinture des quais, chargée de livres, de très-beaux et de très-bons livres, déchus de leur première splendeur, qui viennent chercher sur ces remparts un ami, un hôte, un sauveur. On peut dire, à coup sûr, sans faire une épigramme, qu’il y a plus de bel esprit, de sage philosophie et d’atticisme, répandus sur le parapet des quais de Paris5, que dans tout le reste de la France. Avec un peu de zèle et de soin, très-peu d’argent surtout, vous trouverez, dans ce Campo-Santo des vieux livres, tous les poèmes, toute l’histoire et tout le théâtre. Il abonde en facéties, recherches, contes, romans, traités de toute espèce ; et des sermons tant qu’on en veut. La théologie y coudoie l’histoire, et l’histoire, à son tour, y est débordée par les mathématiques. Tout ce qui s’est pensé, écrit, rêvé, parlé, discuté parmi nous, se rencontrerait du quai Voltaire au parapet du Pont-Neuf. »

« Un bon livre est un bon ami, » disait Bernardin de Saint-Pierre6. Et l’avantage est que de ces amis-là on peut remplir plus qu’une petite maison. Le désavantage est que, si l’on quitte la maison, ces amis-là ne vous suivent pas facilement. Lorsqu’il ne s’agit que de meubles, trois déménagements, dit le proverbe, valent un incendie7 ; lorsqu’il s’agit de livres, deux déménagements équivalent à tous les incendies du monde. Ni le patriarche Théophile ni le farouche Omar n’avaient besoin de faire brûler à deux reprises la bibliothèque d’Alexandrie ; ils n’avaient qu’à la faire déménager. C’est peut-être pour cette raison que la Bibliothèque de Paris ne peut se résoudre à changer de place, quoiqu’elle en manque absolument.

Les plus graves événements pour Bayle8 furent ses déménagements (en 1688 et 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers.

Quelle débâcle, en effet, lorsque l’on est forcé de faire voyager une bibliothèque ! que de volumes perdus en route ! que d’exemplaires dépareillés ! quelle ruine !

Et pourtant il faut qu’ils nous suivent lorsque nous changeons de pays ! On ne travaille bien qu’avec ses livres à soi. Un pauvre homme dépensait en livres le prix de son dîner. « Mais, lui dit quelqu’un, si vous lisiez ces livres à la Bibliothèque ? — Je ne peux lire, répondit-il, que les livres que j’ai achetés. »

Seulement, les livres à soi, on les prête ; et, les livres prêtés, on les perd ! Livre prêté, livre perdu, c’est un proverbe9. Aussi admire-t-on la devise de Grollier10 : Grollieri et amicorum. « Ces livres sont à Grollier et à ses amis. » Il faut reconnaître, du reste, que ce Grollier est une exception : les bibliophiles n’aiment pas à prêter leurs livres.

Un jour que Gaspard Schopp11 priait. Gifanius12 de lui prêter un manuscrit de Symmaque, Gifanius lui fit cette réponse : « Me demander de prêter mon Symmaque, monsieur ! mais c’est comme si l’on me demandait de prêter ma femme ! » Perinde est atque uxorem meam utendam postulare !

On avait prêté à Victor Cousin13, lorsqu’il était ministre de l’instruction publique, un beau manuscrit de Malebranche. On le lui fit redemander inutilement, à plusieurs reprises ; il fit longtemps la sourde oreille ; si bien qu’à la fin on mit en campagne un homme presque aussi considérable que le ministre lui-même auquel il était chargé de réclamer formellement le manuscrit précieux. Alors Cousin refusa de le rendre. « Mais enfin, dit l’intermédiaire, ce manuscrit est à M…., qui vous l’a prêté ; il le réclame, il en a le droit. — Mon cher N…, répondit majestueusement le grand éclectique, il a son droit ; mais j’ai ma passion ! » Oncques ne rendit le manuscrit.

Le cardinal Passionei14, ayant pris à son service un bibliothécaire ignorant, disait à un de ses visiteurs, étonné d’un pareil choix : « Ma bibliothèque est mon sérail ; je la fais garder par mon eunuque…. »

Le fait est qu’on est dégoûté d’un livre banal, comme d’une femme banale.

On ne lit bien que dans ses livres à soi. On contracte mariage avec eux.

« Amis, disait Scaliger15, voulez-vous connaître un des grands malheurs de la vie ? eh bien, vendez vos livres ! »

L’honnête Patru16 s’étant vu forcé de vendre sa bibliothèque, le brave Boileau la lui acheta et la lui paya, en le priant de la lui garder jusqu’à sa mort.

L’impératrice Catherine de Russie fit la même chose pour Diderot. Lorsque celui-ci voulut marier sa fille, le seul enfant qui lui restât de quatre qu’il avait eus, il ne vit d’autre moyen de lui donner une dot que de vendre sa bibliothèque. L’impératrice Catherine, ayant été informée de ce projet, acheta la bibliothèque au prix de quinze mille livres, mais à la condition que Diderot la garderait sa vie durant, et elle lui donnait une pension de mille francs pour en être le bibliothécaire.

« Cette pension, oubliée à dessein, dit Mme de Vandeul, fille de Diderot, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin (l’ambassadeur de Russie qui avait arrangé l’affaire) demanda à mon père s’il la recevait exactement ; il lui répondit qu’il n’y pensait pas, qu’il était trop heureux que Sa Majesté impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l’assura que ce n’était pas sûrement l’intention de l’impératrice, et qu’il se chargeait d’empêcher un plus long oubli. En effet, mon père reçut quelque temps après cinquante mille francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans. »

Diderot voulut aller remercier en personne l’impératrice à Saint-Pétersbourg. Elle l’y reçut avec toute la grâce imaginable. Elle essaya même de l’y retenir pour toujours, et lui fit des offres brillantes ; mais Diderot les refusa.

Étudier dans les Bibliothèques publiques, c’est vivre à l’auberge ; on a affaire aux livres de tout le monde, livres plus ou moins souillés, maculés ; on n’en peut user qu’à son tour, après ou avant tel ou tel lecteur ; ils passent par toutes les mains ; ils ne s’attachent pas à vous, on ne s’attache pas à eux ; on vit avec eux d’aventure, au jour le jour, dans un commerce banal et sans intimité. Mais, quand on retrouve ses livres à soi, ceux qu’où connaît depuis sa jeunesse et depuis son enfance, ceux qu’on a conquis au collège par son travail, ceux qu’on a amassés peu à peu par livraisons avec le fruit de ses épargnes, avec ses semaines d’écolier, quel vrai plaisir ! quelle joie vive ! comme on les fête ! comme on les reconnaît ! On les a feuilletés cent fois ; on a fait ici une corne, là une marque de crayon, là un cri d’admiration sympathique, là une réfutation véhémente ; partout on a laissé quelque chose de soi, de son cœur ou de son esprit ; un papier, un brin d’herbe, un parfum d’autrefois ! On retrouve parmi les feuillets mille souvenirs endormis, qui tout à coup se réveillent. Les voilà donc ces livres, dont on fut tant privé ! On voudrait les embrasser tous, on embrasse du moins son Homère. Justement le voici qui vous tombe sous la main !

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle !

Mais tous les autres sont là, en monceau, sur le parquet : comment s’y reconnaître? On les contemple longtemps ainsi, mea regna17 ! Puis on commence à les trier peu à peu, à les grouper deçà delà. On fait le relevé de ses pertes. Pour aller des uns aux autres à travers la chambre, on en forme des plates-bandes, séparées par des allées. Ces allées n’ont pas la régularité ennuyeuse des jardins royaux de Le Nôtre ; ce sont plutôt celles d’un jardin anglais plein de mouvement et de caprice. Dans cette première opération, dans ce débrouillement du chaos, où l’on joue le rôle du démiurge, on ressent déjà des plaisirs bien vifs. On revoit successivement toutes ces vieilles connaissances, tous ces vieux compagnons de misère ou de gloire. On leur dit un mot à chacun, chacun vous répond quelques lignes. Cela dure plusieurs jours. Mais combien, hélas ! manquent à l’appel !

Les voilà groupés à peu près. Il faut, secondement, les ranger en bon ordre sur les rayons de la bibliothèque. Mais qu’appelle-t-on le bon ordre ? et comment doit-on les classer ? Sujet important de méditations, qui se représente à chaque déménagement, et dont la solution, à chaque fois, varie. Donnera-t-on le pas à la littérature, ou à la science ? La littérature enchante la vie ; la science l’explique : laquelle des deux mérite le premier rang ? Dans la littérature elle-même, qui placer d’abord ? La poésie, ou bien l’histoire ? Dans l’ensemble, quel ordre suivre ? L’ordre chronologique, ou l’ordre logique ? Mettrez-vous, par exemple, en vous asservissant aux dates et aux délimitations de pays, les Orientaux tout seuls, les Grecs tout seuls, les Latins tout seuls, les Français tout seuls, les Anglais tout seuls, et ainsi de suite, — rien que les textes? — Ou placerez-vous à côté de chaque texte les volumes modernes qui en renferment la traduction, l’interprétation, les commentaires ? Mais cela vous mènera loin ! La littérature, en ce cas, a pour appendices la philologie et la critique, qui à leur tour tiennent par tant de côtés à l’histoire : où sera la limite de ces divers royaumes ? Comment resterez-vous dans l’ordre chronologique si l’ordre logique vous entraîne ainsi ? Comment garderez-vous les limites des genres ? Et, si vous ne les gardez pas, que deviendrez-vous ? Mais, d’autre part, l’ordre chronologique pur et simple c’est le morcellement, c’est l’isolement, c’est la mort, c’est le système cellulaire appliqué aux auteurs. En cela comme en toute chose, il faut donc trouver la moyenne.

Que faire ? on hésite, on essaye, on recommence vingt fois, on change encore d’avis. Quand on a le temps, cette flânerie occupée est très-agréable. Ranger une trentaine de volumes par jour, l’un portant l’autre, cela suffit : c’est un plaisir alors, et non une fatigue. On prend dans ses mains tour à tour chacun de ses livres chéris. On goûte à chacun ; on voudrait les dévorer tous ! Ah ! si l’on avait du moins deux cerveaux, deux paires de mains et deux paires d’yeux ! La vie est si courte ! Combien de fois n’a-t-on pas formé ce souhait !

On refait connaissance avec tous ses auteurs. Ce sont d’anciens amis qu’on avait perdus de vue, et qu’on retrouve tout à coup réunis dans une fête ! Quels serrements de mains ! quelles effusions ! comme en une minute, on répare le temps perdu ! On prend, les uns après les autres, tous ses poètes, tous ses philosophes bien aimés. En essuyant et en battant chaque volume avant de le placer sur les rayons, on l’ouvre malgré soi, quoiqu’on veuille aller vite. Un pied sur l’escabeau, l’autre par terre, on écrème ainsi bien des choses : une charmante comparaison d’Homère, le Suave mari magno de Lucrèce18, le dernier discours de la Didon de Virgile, l’Ode de Sappho à une femme aimée, imitée par Catulle, délayée par Boileau, étriquée par Delille ; une page de Cicéron par-ci, deux pages de Sénèque par-là.

Sénèque, Lucain, Tacite, enfin les écrivains des littératures avancées, hauts en couleur et en saveur, en sont comme la venaison, quelquefois un peu faisandée. Cicéron, et ceux de la même sorte, en sont le pot-au-feu classique. Ce n’est pas que je fasse fi du pot-au-feu, quoi qu’en dise Brillat-Savarin. Ce grand artiste me paraît, au contraire, avoir énoncé sur ce point une erreur aristocratique, que beaucoup de gens répètent d’après lui, sans avoir les mêmes excuses. Mon avis à moi est qu’il faut aimer tour à tour le pot-au-feu et la venaison, Cicéron et Sénèque, Quintilien et Tacite, et que les uns aussi bien que les autres plaisent aux gens de goût et aux gourmets par des raisons diverses.

Je pourrais là-dessus vous alléguer Montaigne ; mais j’aime mieux regarder avec vous comment cet égoïste aimable passe son temps dans sa librairie. Il appelle ainsi sa bibliothèque. « Chez moi, dit-il, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où, tout d’une main, je commande mon ménage : je suis sur l’entrée, et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et, dans la plupart, des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues : tantôt je rêve, tantôt j’enregistre, et dicte, en me promenant, mes songes que voici. — Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent pour être seul. Au-dessus, elle a une grande garde-robe. — C’était, au temps passé, le lieu le plus inutile de ma maison. Je passe là et la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. — A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hiver, très-plaisamment percé. Et, si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne, j’y pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long, et douze de large, à plain-pied ; ayant trouvé tous les murs montés, pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assieds ; mon esprit ne va pas seul comme si les jambes l’agitent. Ceux qui étudient sans livre en sont tous là. — La figure en est ronde, et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siége ; et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés sur des pupitres (rayons) à cinq degrés, tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver, j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom (Montaigne), et n’a point de pièce plus esventée que celle-ci ; qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moi la presse (la foule). C’est là mon siége : j’essaye à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale et filiale et civile. »

Quelle volupté délicate pour l’esprit, de pouvoir disposer en maître de tout ce que le monde littéraire a jamais produit d’idées et de formes ! On attrape, en courant, un psaume de David, un sonnet de Pétrarque, une sentence de Marc-Aurèle, une poésie de Victor Hugo, une scène de Calidasâ19, une de Shakespeare, une de Molière, une page de Démosthène, une de Bossuet, une de George Sand, une de Pétrone, une de Sterne, une de Balzac. Bien n’est charmant, rien n’est friand comme de goûter ainsi très-vite à tant de mets différents et choisis. On fait comme Horace et comme l’abeille de Matine,

ego, apis Matinae
More modoque…20

On voltige parmi ces arbres et ces fleurs ; on en pompe le suc précieux.

Selon ce qui vous tombe sous la main, on est poète ou philologue ; on reflète tout ce qu’on rencontre. Quand on en est aux vieux bouquins, aux curiosités typographiques, on devient antiquaire pour un instant. — Voici la vieille Bible à gravures sur bois, édition de Lyon, année 1554, où l’on voit Eve sortant de la côte d’Adam, avec des cheveux de furie21. Dieu, qui porte une couronne à pointes, ainsi qu’un roi mérovingien, la bénit de la main droite avec deux doigts, comme un évêque ; de la main gauche il l’attire à lui, pour achever de la dégager du côté d’Adam, qui dort tout son soûl. — On voit, plus loin, l’échelle de Jacob : Dieu, du sein des nuages, la tient par l’échelon d’en haut, pour aider les anges à monter. Dieu, cette fois, porte la tiare, comme un pape.

Voilà, d’autre part, une édition plus ancienne encore, et aussi à gravures sur bois, de la Métamorphose d’Ovide (sic), traduite en vers français de dix syllabes par Clément Marot. Le dessinateur ingénieux, ayant à représenter entre autres choses le chaos, la confusion de tous les éléments avant la création du monde, — sujet obscur, il faut en convenir, — n’a trouvé rien de mieux, après avoir tracé toutes sortes de lignes bizarres, que de graver, au beau milieu de tout cela, en grosses lettres capitales, le nom de ce qu’il voulait faire, a savoir le mot grec ΧΑΩΣ22. Et pourquoi en grec, je vous prie ? Apparemment parce qu’Ovide, le poète traduit par Marot, écrivait en latin ! A moins que ce ne soit pour figurer au lecteur, par des caractères ordinairement moins connus de lui, un sujet comme le chaos, dont on ne peut se faire une idée ?

Voilà maintenant, du même Clément Marot, les Psaumes de David mis en ryme françoise, et destinés à être chantés par les dames de la cour de François Ier sur les airs de vaudeville du temps ! La musique est notée en tête de chaque psaume. Ne rions pas trop de ces disparates. Aujourd’hui même, dans les recueils de cantiques mis entre les mains des enfants pour les préparer à la première communion, ne voyons-nous pas des timbres d’air ainsi désignés : Dans un verger Colinette. Que ne suis-je la fougère ! C’est l’amour, l’amour, l’amour ? Cela est très-naïf et très-innocent.

Voilà encore, parmi nos richesses archéologiques, le beau petit volume Plantin microscopique, demi-in-32, contenant Lucile, Catulle, Horace, Tibulle, Properce, Juvénal, Perse, et quelques pièces détachées d’autres poètes ; bref plus de sept auteurs latins dans ce seul petit livre diamant ! — Enfin voilà les jolis volumes du Pantagruel Elzevir, grand in-32 ou petit in-18. N’est-ce pas, par hasard, de ces charmants bijoux que le bon M. Oldbuck, l’antiquaire de Walter Scott, parle avec tant de feu et de fierté à son ami M. Lovel ?

« Ces petits Elzevirs sont les trophées de maintes promenades que j’ai faites le soir comme le matin dans Cowgate, Canongate, le Bow et Sainte-Mary’s-Wynd, en un mot partout où il se trouvait des troqueurs, des revendeurs, des trafiquants en choses rares et curieuses. Que de fois j’ai marchandé jusqu’à un demi-sou, de crainte qu’en accordant trop aisément le premier prix qu’on me demandait, je ne fisse soupçonner la valeur que j’attachais à l’ouvrage ! Que de fois j’ai tremblé que quelque passant ne vînt se mettre entre moi et ma prise I Que de fois j’ai regardé le pauvre étudiant.en théologie, qui s’arrêtait pour ouvrir un livre sur l’étalage, comme un amateur rival ou un libraire déguisé ! Et puis, monsieur Lovel, quelle satisfaction de payer le prix convenu et de mettre le livre dans sa poche, en affectant une froide indifférence tandis que la main frémit de plaisir ! Quel bonheur d’éblouir les yeux de nos rivaux plus opulents en leur montrant un trésor comme celui-ci (ouvrant un petit livre enfumé, du format d’un livre d’heures), de jouir de leur surprise et de leur envie, en ayant soin de cacher sous un voile mystérieux le sentiment de son adresse et de ses connaissances supérieures ! Voilà, mon jeune ami, voila les moments de la vie qu’il faut marquer d’une pierre blanche, et qui nous payent des peines, des soins et de l’attention soutenue, que notre profession exige plus que toutes les autres ! »

Mais laissons l’archéologie ; rangeons les poètes ! Dans ce remue-ménage général des œuvres de tous les pays et de tous les temps, mille rapprochements imprévus, grands et petits, naissent et se présentent d’eux-mêmes. En face de la Clytemnestre d’Eschyle et de la Médée d’Euripide, on voit se dresser lady Macbeth. En face d’Oreste, c’est Hamlet : l’un et l’autre venge son père tué par sa mère. En face d’Antigone, c’est Cordélia : l’une et l’autre conduit son vieux père aveugle. En face du roi Lear de Shakespeare, c’est le père Goriot, de Balzac ; ou bien, mais à quelle distance ! les Deux gendres, de M. Etienne23. En face de Desdémona, c’est Zaïre. On étudie alors, très-vite et très-bien, comment Othello devient Orosmane, comment Iago devient Corasmin24, desinit in piscem25 ! comment du mouchoir de Desdémona Voltaire fait un voile à Zaïre, et démarque avec soin le linge qu’il a pris. On s’aperçoit aussi que le dénouement de cette pièce du poète anglais est le même que celui du drame indien, le Chariot de terre cuite26, et qu’Othello étouffe Desdémona, comme Samsthanaka étouffe Vasantaséna. Puis, voilà qu’on trouve une certaine ressemblance entre le commencement du premier acte de l’Iphigénie d’Euripide et de Racine, où Agamemnon éveille son esclave, et le commencement du deuxième acte du Jules César de Shakespeare, où Brutus éveille le sien. On compare la première scène de la Princesse d’Elide dans Molière, avec la première scène de Phèdre, dans Racine, en voyant qu’Arbate donne à Euryale les mêmes conseils sur l’amour que Théramène à Hippolyte. On vient encore à comparer, dans Racine et dans Molière, Néron caché derrière le rideau et Orgon caché sous la table, puis Mithridate et Harpagon trompant chacun son fils par une feinte, pour tirer de lui, par un faux consentement de mariage, l’aveu d’un amour rival du leur. En même temps, se rapproche de cette double scène, celle de Louis XI près du paravent, dans les mémoires de Commynes, et de Charles-Quint dans l’armoire, au premier acte d’Hernani. La différence entre ces morceaux est seulement dans le ton et les accessoires. Mais, entre le discours de Mariane se jetant aux pieds d’Orgon et le discours d’Iphigénie se jetant aux pieds d’Agamemnon, celle-ci suppliant son père de ne pas la conduire a l’autel pour lui donner la mort, celle-là suppliant le sien de ne pas l’y conduire pour lui donner Tartuffe, cette simple différence de ton existe-t-elle ? Non, la mélopée est la même dans les deux passages ; les vers de Molière, en cet endroit, sont raciniens.

Ainsi les œuvres de tous les poètes, rapprochés tout a coup, s’éclairent les unes les autres d’un jour nouveau, et prennent des aspects imprévus. Tantôt on découvre que l’auteur de Mithridate27 s’est inspiré, pour sa Monime, de la Déjanire des Trachiniennes de Sophocle ; tantôt on voit qu’il a emprunté quelque chose à l’Eunuque de Térence pour son Andromaque, dans la scène entre Pyrrhus et Phénix ; et qu’ainsi, tandis que le paresseux La Fontaine se contentait de copier un peu servilement cette comédie, sous le même titre, l’industrieux Racine trouvait moyen d’en détourner quelque chose pour sa tragédie.

Rangeons maintenant les historiens ! Qu’on a de peine à se défendre de les reparcourir tous à la fois, depuis Hérodote jusqu’à Michelet, depuis Thucydide jusqu’à Augustin Thierry ! En ouvrant les journaux romains, recueillis par Victor Leclerc, je tombe sur les imprécations du Sénat après la mort de Commode, morceau terrible, étrange, fulgurant, dont on nous saura gré de transcrire quelques lignes :

« Pour l’ennemi de la patrie point de funérailles ! Pour le parricide point de tombeau ! Que le parricide soit traîné ! Que l’ennemi de la patrie, le parricide, le gladiateur soit mis en pièces dans le spoliaire28 ! Ennemi des dieux, bourreau du Sénat ; ennemi des dieux, parricide du Sénat ; ennemi des dieux et du Sénat, le gladiateur, au spoliaire ! Au spoliaire le meurtrier du Sénat ! Au croc le meurtrier du Sénat ! Au croc le meurtrier des innocents ! Pour l’ennemi, pour le parricide, point de pitié !…

» Que le parricide soit traîné ! nous t’en prions, Auguste, que le parricide soit traîné !… Exauce-nous, César : les délateurs aux lions ! Exauce-nous, César : Spératus29 aux lions ! Honneur à la victoire du peuple romain !… »

Et cela continue de ce train pendant deux ou trois pages ! — Quelle est la tragédie, — je le demande, — quelle est la tragédie antique ou moderne, quel est le drame, soit d’Eschyle, soit de Calderon, soit de Shakespeare, soit de Schiller, qui jamais fit entendre des accents si terribles? Quel est le chœur lyrique ou dramatique qui jamais approcha de ces historiques imprécations? Ces cris effrayants ! ces répétitions acharnées ! cette rage de vengeance ! ce mouvement cru ! ce trot saccadé de la fureur ! On voit le cadavre du tyran traîné par les rues aux gémonies, au spoliaire ! on sent le croc qui entre dans la chair !

C’est Lampride qui nous a conservé, d’après Marius Maximus, ce curieux morceau. Seule la chanson des Gueux, au seizième siècle, soutiendrait peut-être la comparaison.

En rangeant et en parcourant les soixante-douze tomes de Voltaire, on rencontre ce passage dans l’Homme aux quarante écus :

« Ce n’est que par la lecture qu’on fortifie son âme ; la conversation la dissipe, le jeu la resserre…. Comme le bon sens de M. André s’est fortifié depuis qu’il a une bibliothèque ! Il vit avec les livres comme avec les hommes ; il choisit, il n’est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s’instruire et d’agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi ! »

Voilà les excursions que l’on fait, voilà les pointes que l’on pousse à droite et à gauche. Les heures, dans ce doux passe-temps, s’envolent sans qu’on y pense. Rien n’est plus attachant que cette occupation : vous ne pouvez vous en déprendre ; vous en perdez le boire et le manger ; vous ne mangez que de la prose et vous ne buvez que des vers. — On veut en rester là pour aujourd’hui, le dîner est prêt, votre femme attend, — bah ! classons encore cet ouvrage ! Encore ces deux volumes-ci ! Encore celui-là !… Perché sur l’escabeau, comme maître Corbeau, tenant dans son bec un fromage, on passerait une semaine entière dans cette position délicieuse autant qu’incommode ! Quelquefois on oublie qu’on est juché si haut, tant la lecture qu’on fait ainsi en l’air est captivante ! En admirant un beau passage, tout à coup on perd l’équilibre, on ouvre un large bec, on laisse tomber sa proie, on tombe soi-même avec le volume ; on veut se rattraper, on s’agrippe au rayon, le rayon, trop chargé sur le devant, chavire à son tour ; tous les volumes déjà rangés s’écroulent ! C’est à recommencer. On ne s’en plaint pas, au contraire ! On se ramasse, on se reperche, on se remet à la besogne plus avidement que jamais ! Tant les livres, nos livres à nous, ont de puissance pour nous fasciner !

Mainte journée s’écoule ainsi. Comme vous pouvez croire, l’ouvrage ne va pas vite. C’est la tapisserie de Pénélope. Rien de plus épicurien que ce vagabondage littéraire, que cette école buissonnière à travers les lauriers sacrés, la douce prairie d’asphodèle, et les chastes bosquets des Muses « qu’arrose la sainte pudeur, » comme dit l’Hippolyte d’Euripide. Allons, allons ! Encore un coup d’œil par-ci, encore un coup d’œil par-là ! Encore ce passage, encore cette page ! On furète de tous côtés, on flaire les choses curieuses ; on acquiert une faculté singulière, celle de lire, en quelque sorte, par intuition, et de tomber précisément sur les pages intéressantes. — En voici une qu’il est bon de citer, vous trouverez qu’elle en vaut la peine. Ces quelques chiffres en disent plus, sur les absurdités de ce qu’on appelle l’ancien régime, que bien des discours.

État d’aucunes charges de la maison du roi,

supprimées par l’édit enregistré le 9 mai 1789.

Le grand fauconnier de France

300 000

livres,

Le capitaine du second vol, pour corneille

50 000

Le capitaine des deux vols, pour milan

90 000

Le capitaine du vol, pour héron

110 000

Le capitaine des quatre vols, pour champ et rivière, pie et lièvre

120 000

Le grand louvetier de France

200 000

Le premier écuyer

400 000

10 écuyers servant par quartier, à 48 000

480 000

42 grands valets de pied, à 8000

336 000

16 valets de chambre, à 30 000

480 000

6 huissiers de la chambre, à 60 000

360 000

1 porte-manteau ordinaire 60 000 —

60 000

6 porte-manteaux, à 36 000

216 000

4 tapissiers, à 16 000

64 000

1 barbier ordinaire

60 000

4 barbiers, à 30 000

120 000

2 porte-chaises d’affaires, à 15 000

30 000

8 valets de garde-robe, à 25 000

200 000

1 cravatier

60 000

5 porte-meubles de la chambre, à 6000

30 000

Total

3 766 000

livres

Ainsi pour la barbe seule du roi, il en coûtait au bon peuple français 180 000 ! A ce prix-là, était-ce le roi, ou le peuple, qui était rasé ? Et que dites-vous des 60 000 livres, rien que pour mettre la cravate à Sa Majesté? et que pensez-vous des 30 000 livres jetées dans la chaise d’affaires ? Ce qu’il faut entendre par cette chaise d’affaires, allez le demander au Dictionnaire de l’Académie : n’agitons point cette matière30. — Franchement, est-ce que tout cela n’est pas aussi scandaleux que ridicule ? Et comprend-on qu’il y ait encore aujourd’hui quelques hommes assez obstinés ou assez aveugles pour regretter cet ancien régime sous lequel florissaient de telles stupidités ? Apparemment ce sont les gens qui, l’ordre de choses une fois restauré, ambitionneraient l’honneur grand de remplir de pareilles charges ! charges est bien le mot, dans son triple sens !

Enfin la bibliothèque est rangée. Tous les volumes sont à leur place. On les voit tous et chacun à la fois. Pas un qui se cache dans un coin ! pas un qui échappe à la vue ! pas un qui ne soit présent à l’esprit comme aux yeux ! On leur a fait leur toilette à tous : ils reluisent à qui mieux mieux ! On voudrait pouvoir les reprendre tous, un à un, et les lire alors méthodiquement ! Mais par qui commencer, grand Dieu ! dans cette multitude infinie ? Celui qu’on choisira d’abord prendra pour lui seul une grande part du temps qu’on voudrait partager à tous. Pendant qu’on le lira, les heures passeront, les jours, les mois peut-être ! Durant ce temps, nos yeux s’habitueront à l’arrangement des volumes dans le casier. Toute cette foule de livres, qui paraît à présent si vivante et si remuante, à l’instant où l’on vient de leur parler à tous, reprendra peu à peu sur les rayons tranquilles un air monotone et silencieux. La physionomie de chacun s’effacera. Tous les dos se confondront. Il se fera de leurs couleurs diverses une harmonie vague et neutre, qui endormira les yeux peu à peu. Il semble, pour l’instant, que ces mille volumes s’agitent, s’avancent, s’offrent à l’envi, et gazouillent autour de vous. Bientôt ils vous paraîtront muets, immobiles, inanimés. Vous ne les distinguerez plus tous et chacun comme aujourd’hui ; vous les regarderez sans les voir, avec des yeux d’habitude. Aujourd’hui votre bibliothèque est vivante et charmante ; bientôt elle redeviendra morne et semblera morte. — On lit si lentement ! les jours sont si courts ! la vie si fugitive ! le corps si faible ! le cerveau si fragile !… O homme ! atome avide !… « Roseau pensant ! »31


1 Joachim Johann Mader (1626-1680). Historien à Hanovre.

2 Ramsès II. « Selon Diodore de Sicile, le premier qui fonda une Bibliothèque fut Osymandias, successeur de Prothée et contemporain de Priam, Roi de Troie. Piérius dit que ce Prince aimait tant l’étude, qu’il fit construire une bibliothèque magnifique, ornée des statues de tous les Dieux de l’Égypte, et sur le frontiscipice de laquelle il fit écrire ces mots, le trésor des remèdes de l’âme ; mais ni Diodore de Sicile ni les autres historiens ne disent rien du nombre de volumes qu’elle contenait ; autant qu’on peut en juger, elle ne devait pas être fort nombreuse, vu le peu de livres qui existaient pour lors, et qui étaient tous écrits par les prêtres ; car pour ceux de leurs deux Mercures qu’on regardait comme des ouvrages divins, on ne les connaît que de nom, et ceux de Manethon sont bien postérieurs au temps dont nous parlons. » (Denis Diderot, article « bibliothèque » in Dictionnaire encyclopédique, Paris 1821.). Le Piérius que cite Diderot est Giovan Pietro della Fosse (1477-1558), qui prit le nom de Valeriano Bolzani. Sous le nom de Giovanni Pierio, il avait publié en 1556 à Bâle un traité en latin relatif aux hiéroglyphes, Hieroglyphica, sive De sacris Aegyptiorum, aliarumque gentium Iannis Pierii Valeriani Bolzanii Bellunensis. (Source : Présence de l’Égypte, Presses universitaires de Namur)

3 Pisistrate (-600 env. – -528). Homme d’État athénien.

4 Jules Janin. (Cf. Travaux de l’Académie nationale de Reims, volumes 55-56, p. 77. F. Michaud, 1875.)

5 Chez les bouquinistes.

6 « Lisez donc, mon fils. Les sages qui ont écrit avant nous sont des voyageurs qui nous ont précédés dans les chemins de l’infortune, qui nous tendent la main, et nous invitent à nous joindre à leur compagnie, lorsque tout nous abandonne. Un bon livre est un bon ami. » (Paul et Virginie)

7 Source probable : Benjamin Franklin (“Three Removes is as bad as a Fire”, in l’introduction à The Way to Wealth).

8 Pierre Bayle (1647-1706). Philosophe et écrivain, auteur du célèbre Dictionnaire historique et critique.

9 Édouard Rouveyre, dans son Connaissances nécessaires à un bibliophile (1899), écrit à ce propos : « Guilbert de Pixérécourt a formulé ce dicton dans ces deux vers :
                Tel est le triste sort de tout livre prêté,
                Souvent il est perdu, toujours il est gâté. »

10 Jean Grolier de Servières (1479-1565). Bibliophile français d’origine lyonnaise.

11 Gaspar (ou Caspar) Schopp(e) (connu aussi sous le nom latin de Scioppius) (1576-1649). Philologue et théologien allemand.

12 Hubertus (ou Obertus) Gifanius (ou Giffen) (1534-1604). Humaniste et juriste allemand.

13 Victor Cousin (1792-1867). Philosophe et écrivain, membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences morales et politiques, ministre de l’instruction publique dans le cabinet Thiers (1840).

14 Domenico Silvio Passionei (1682-1761). Cardinal italien. À partir de 1755, bibliothécaire du Saint-Siège.

15 Joseph Juste Scaliger (1540-1609). Philologue français.

16 Olivier Patru (1604-1681). Écrivain, ami de Boileau (qui composa son épitaphe). La vente de sa bibliothèque à Boileau a fait l’intrigue d’une comédie de Joseph Pain, Le Procès, ou la Bibliothèque de Patru (1802).

17 Mon domaine, mon royaume (enfin retrouvé). Allusion à Virgile :
                Post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas
 
(« Les reverrai-je encore après quelques temps, ces moissons, ces champs qui étaient mon domaine ? »), Bucoliques. I. 70.

18               Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
                E terra magnum alterius spectare laborem :
                Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas
                Sed quibus ipse malis careas quia cernera suave est. » (Lucrèce, Poème de la nature, II, 1)

Il est doux de contempler du rivage les flots soulevés par la tempête et le péril d’un malheureux qu’ils vont engloutir. Non pas qu’on prenne plaisir à l’infortune d’autrui ; mais parce que la vue des maux qu’on n’éprouve point est consolante. (Traduction de Lagrange)

19 Kâlidâsa (Ve s. avant J.-C.). Poète et dramaturge sanskrit.

20 Horace, Odes IV.2 (« Mais ainsi que du thym l’abeille de Matine cueille, en peinant, les sucs délicieux, moi, près des eaux, dans l’ombreuse retraite du frais Tibur, je forge, humble poète, des vers laborieux » Trad. Ulysse de Séguier).

21 Basée sur la Bible de Genève de J. Gérard (1540) dont avait été supprimée la préface de Calvin, elle comprenait des gravures sur bois de Bernard Salomon (« le petit Bernard », ~1508-~1561), célèbre illustrateur lyonnais.

22 Chaos.

23 Charles-Guillaume Étienne (1777-1845). Dramaturge français. « …les Deux Gendres, cette pièce qui a fait tant de bruit et soulevé tant de querelles littéraires lors de son apparition. Tous les grands critiques du temps , Hoffmann , Geoffroy descendirent dans la lice et rompirent une lance en faveur de M. Etienne contre les méchantes langues qui l’accusaient d’avoir pillé sa comédie dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale, intitulé Conaxa ou plutôt Onaxa. M. Etienne niait avoir eu connaissance du manuscrit, mais on lui en opposait une dixaincde vers, insignifians du reste, qui se trouvaient textuellement reproduits dans sa pièce. Il se trouvait par une fâcheuse coïncidence que M. Étienne avait en en main une variante de ce manuscrit, dans lequel il avait pris son sujet, et quelques vers sans importance. Tout Paris s’insurgea contre l’auteur des Deux Gendres, et l’accusa de plagiat. (…) Qu’importe que M. Étienne ait pris le sujet de la comédie des Deux Gendres dans le manuscrit d’un jésuite de Rennes ou de Bordeaux, comme on a essaye de le prouver, ou bien qu’il ait voulu refaire les Fils ingrats de Piron, exilés depuis longtemps du répertoire ? M. Etienne a-t-il composé une comédie de mœurs, intéressante, écrite avec esprit et goût ? Oui. Eh bien ! que veut-on de plus ?… Qui reproche à Molière d’avoir repris son bien dans le domaine de Cyrano de Bergerac, à Virgile d’avoir déterre des perles dans le fumier d’Ennius, non pas que nous comparions M. Étienne à Virgile et à Molière; nous ne lui faisons pas cette plaisanterie, mais nous le félicitons sincèrement d’avoir tiré une comédie honnête et bien faite d’un manuscrit ignoré et toujours destiné à l’être, si les succès de M. Etienne ne lui avaient suscité une foule d’ennemis, comme c’est d’usage dans la république des lettres. » (L’Artiste, 1837)

24 Orosmane, Soudan de Jérusalem, et Corasmin, officier du Soudan : personnages de Zaïre de Voltaire.

25 Horace, L’Art poétique, I.4 : « Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un cou de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes ; si bien qu’un beau buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson ».

26 Ou Mricchakatika, drame sanscrit à rebondissements attribué au roi Cûdraka (ou Shûdraka). Adapté en 1895 pour le Théâtre de l’Œuvre par Victor Barrucand, ce texte décrit les aventures de Vasantasena, belle courtisane, poursuivie des assiduités du cruel prince Samsthanaka.

27 Jean Racine (1639-1699).

28 Endroit attenant au cirque romain, où les gladiateurs dont les blessures paraissaient incurables étaient mis à mort. (Supplément au dictionnaire de l’Académie française, 1835)

29 Un des martyrs scillitains, jugés et exécutés à Carthage en 200. (Source : Benjamin Aubé, Revue historique, XI, 1879)

30 Louable, évidemment. Il s’agit de la chaise percée.

31 Blaise Pascal : « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »

2 janvier 2011

Life in Hell: et c’est reparti pour un tour

Classé dans : Actualité, Cuisine, Peinture, dessin, Économie — Miklos @ 14:57

À l’occasion du nouvel an, Akbar reçoit de son employeur le chèque-cadeau « qui emballe tout le monde » et qui est « utilisable dans plus de 40 000 points de vente en France ». Chouette ! se dit Akbar qui retrouve celui de l’année passée valable encore aujourd’hui dernier carat, avec les deux je vais pouvoir m’acheter les titres de Zweig qui me manquent (Akbar se demande si S/Z continue à en écrire, parce que chaque fois il en trouve qu’il n’a pas lus), le cinquième volume des aventures du Chat et du Rabbin de Sfar (malgré les objections de Doudoune et les curieuses imprécisions dans les détails couleurs locales qui émaillent ces bédés), la Conversation de Bolzano de Márai pour Jeff (qui devrait apprécier)… Il s’en pourlèche les neurones d’avance, il se sent déjà emballé avant même que ces livres ne le soient.

Il consulte la liste des enseignes censées honorer ce chèque pour « pouvoir succomber à la tentation » (c’est la seule chose à laquelle il ne peut résister, opine-t-il avec une pensée émue pour Oscar Wilde) afin d’y trouver un bon libraire. Au premier coup d’œil, il n’en voit pas. Il cherche alors les grands magasins qu’il fréquente, du genre BHV, FNAC ou Amazon : ils n’y figurent pas. Il scrute cette liste nom par nom et découvre enfin qu’il lui faut regarder dans la rubrique « fournitures scolaires/papeterie ». Ah, c’est ce genre de librairies avec lesquels ils ont fait affaire, se dit Akbar, dubitatif. Il y trouve une papeterie proche de chez lui, c’est vrai qu’on pouvait y trouver quelques livres (best sellers et autres favoris des ménagères de 50 ans ou plus) mais elle a fermé boutique depuis plusieurs années. Ça fait déjà 39 999 points de vente et pas comme annoncé, constate Akbar. Les trois ou quatre autres librairies indiquées pour Paris se trouvent à l’autre bout de la ville et aucune ne l’attire, surtout en cette journée d’embouteillages monstres préfigurant ceux du réveillon.

Il finit par décider de s’acheter des péniches (il chausse du 45 fillette) chez la seule enseigne qui convienne à ses trottignolles avant qu’il n’ait à se la jouer comtesse aux pieds nus. Il n’y a que deux adresses à Paris, l’une non loin de chez lui. Il s’y rend. Après avoir longuement fait son choix, il s’entend dire que « désolés ! nous n’acceptons pas ces chèques-cadeau, ça n’a jamais été le cas, ils mettent notre nom sur leurs listes depuis plusieurs années pour que nos clients fassent pression sur nous pour qu’on s’y joigne, mais nous on ne veut pas ».

Dépité, Akbar se rend chez Colomba pour y grignoter une endive nature. Elle lui demande ce qu’il fait ce soir-là. Rien, répond Akbar. Elle lui dit alors qu’elle est invitée à une soirée, il n’a qu’à venir avec elle. Non merci, réplique-t-il, il n’a pas envie de se retrouver en terrain inconnu. Elle insiste affectueusement, il résiste amicalement. Ayant terminé de déguster son chicon, il s’en va.

Sur ces entrefaites, Jeff appelle Akbar, et lui annonce que la soirée à laquelle il comptait se rendre est tombée à l’eau et lui propose de dîner ensemble. Volontiers, rétorque Akbar. Le téléphone aussitôt raccroché (façon de parler, les portables n’ont pas de crochet, mais c’est vrai qu’on y est accro), voilà que Colomba l’appelle pour lui annoncer que tout compte fait, elle préfère dîner avec lui à aller seule à sa soirée ; il lui raconte alors qu’il vient d’accepter une invitation de Jeff, et que ça leur ferait plaisir qu’elle se joigne à eux. Colomba répond que ce n’était que pour qu’Akbar ne soit pas seul (quelle âme de nounou ! se dit Akbar de sa grande amie) et que puisque c’est maintenant le cas, elle se résout à se rendre seule à son réveillon.

Akbar arrive chez Jeff. On va où ? lui demande ce dernier. Où tu veux, répond l’intéressé. Jeff, qui connaît les goûts d’Akbar dans ce domaine, propose des fondues. C’est de saison, dit Akbar en se pourléchant cette fois les lèvres. Ils appellent tous les restos savoyards qui se trouvent à un kilomètre à la ronde : pas de réponse. On va où ? redemande Jeff. Où tu veux, rerépond Akbar. Et Jeff, animé d’une intention encore plus qu’altruiste, suggère de manger indien, lui qui n’aime pas épicé, mais pas du tout. Épluchant l’internet, ils trouvent des recommandations quasi unanimes pour un établissement situé au cœur d’un des quartiers indiens de la capitale, non, pas dans le passage Brady qui semble déconsidéré.

C’est un petit restaurant, « 100% pure (sic) végétarien spécialitées (sic) indienne (sic) ». Bien chauffé (c’est appréciable, par ce temps), propre (c’est appréciable, pour le quartier) et occupé principalement par des clients qui semblent avoir des racines dans le sous-continent en question et de quelques baba-cools euro­péens post-68 habillés et enturbannés en drap de lit et discutant ésotérisme, il ne semble pas être un piège à touristes en mal d’exotisme et ne marque aucunement le réveillon (ce qui est particulièrement appréciable). Les prix exceptionnellement modiques de la carte les inquiètent : des entrées à 3 €, des plats à 7 €, et un menu entrée–plat–dessert–boisson à 13 €.

Quelque peu paumés par la nomenclature qui n’est ni traduite ni expliquée dans la version papier du menu (Akbar se demande pourquoi un poori sup est moins cher qu’un poori normale qui est au même prix qu’un chola poori, « sup » ne veut donc pas dire « supérieur » ? et « poori » sonne d’ailleurs d’une façon inquiétante à des oreilles françaises sauf quand il s’agit de fromages), et nullement éclairés par la gentille serveuse dont le français approximatif ne permet pas d’élucider les termes mystérieux, ils se lancent et choisissent leurs menus à l’aveugle : lassi salé, dhal, curry de légumes à la noix de coco et kesari pour Akbar, beignets aux oignons, biryani (faute de comprendre ce que veut dire capatti, barotha, poori) et gulab jamoun pour Jeff (c’est très sucré, donne comme toute explication la serveuse), avec un lassi à la mangue. Et comme deux bons Français, ils demandent du pain, ce sera deux barotha fromage (heureusement qu’ils ont demandé à la serveuse, sinon ils prenaient des pooris).

La nourriture est fort savoureuse (et épicée, pour Jeff). Mais ce qu’ils n’avaient pas prévus, c’est qu’elle est très copieuse : un plat aurait sans doute suffi à leur faim. Mais que diable, c’est le réveillon ! Et s’ils sont malades, ce ne sera pas d’avoir trop bu, mais trop mangé. C’est ce que se dit Akbar en rentrant chez lui. Il prend deux Rennie, puis arrose cela d’un Coca aux supposées vertus digestives. Erreur fatale : la combinaison des deux le transforme en montgolfière et le fait passer par mille et une affres.

Et c’est ainsi que commence 2011.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

23 septembre 2010

Delanoë rejoint le PC, ou, de certains e-journalistes, de la véracité de leurs informations et de la perfectibilité de leur style, du blog du Pape et de celui d’Osama bin Laden

Classé dans : Actualité, Humour, Langue, Médias — Miklos @ 14:42

FrenchTribune.com est un site anglophone qui a pour vocation de fournir les nouvelles les plus récentes concernant l’Europe, les affaires en France et la santé dans le monde.

Ce vaste et ambitieux programme est assuré par de jeunes communicants dans les nouveaux médias (on préfère les qualifier ainsi, d’autant plus que certains sont issus de l’école de journalisme et de communication de l’université de la Méditerranée, du centre de formation et de perfectionnement des journalistes, voire de l’institut indien de journalisme et des nouveaux médias).

Ce qui frappe tout d’abord, c’est le charabia : un anglais approximatif, souvent truffé de fautes de grammaire (“the extension would have allow”, “a analogous threat”), mais surtout de lourdeurs de style dues à une traduction mot-à-mot du français (“Ryanair has taken decision to…” = « Ryanair a pris la décision de… », phrase qui se termine d’ailleurs par une autre faute de langage ; “The station was the objective of a terrorist attack” au lieu de “The station was the target…”) manuellement ou automatiquement. Certaines ne font pas sens : “Last weekend, though, the executive of French Interior Intelligence Agency Bernard Squarcini swayed warning signals that the French soil was endangered by never superior risk of terrorist attacks.” On se demande si l’auteur suggère que les services de sécurité intérieure du pays se servent d’une lanterne qu’ils balancent (sens littéral de sway) en titubant (autre sens de sway) au bout de leur bras pour signaler des dangers. La France est vieux jeu et parfois portée sur la bouteille, on le sait, mais à ce point ?

Ce qui nous a interpellé, c’est l’article dans lequel Rance Leroy (nom à consonance si anglophone mais aux textes si francophones) écrit, à propos du procès dans lequel Jacques Chirac s’engage : “The present communist mayor, Bertrand Delanoe, established £450,000 in recompense”. Passons sur les fautes de langue du paragraphe qui suit cette phrase (que l’on peut lire ci-dessus), mais, à moins que tout le site en général et cet article en particulier ne soient qu’un immense canular (on en doute) on se demande avec quelles notes ces communicants sont sortis de leurs écoles respectives.

Et entre temps, on ne peut que recommander aux fidèles lecteurs de French­Tri­bune.com de migrer en masse vers The Onion : c’est ce qu’on fait de mieux dans le genre journalistique décalé, aussi bien sur la forme que sur le fond. En plus, c’est un réel phénomène dans le monde des médias en ligne : il existe, lui, depuis 1996. Après l’avoir épluché (c’est un oignon, mais c’est de rire que vous pleurerez), allez donc lire les blogs du Pape et d’Osama bin Laden sur News Groper.

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