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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 octobre 2021

« Tout homme est tiraillé entre deux besoins… 

Classé dans : Géographie, Histoire, Lieux, Société — Miklos @ 18:33

« Tout homme est tiraillé entre deux besoins, le besoin de la pirogue, c’est-à-dire du voyage, de l’arrachement à soi-même, et le besoin de l’arbre, c’est à dire de l’enracinement, de l’identité, et les hommes errent constamment entre ces deux besoins en cédant tantôt à l’un, tantôt à l’autre ; jusqu’au jour où ils comprennent que c’est avec l’arbre qu’on fabrique la pirogue. — Mythe mélanésien de l’île du Vanuatu  »

Le mème cité intégralement ci-dessus circule depuis des années sur l’internet, sans aucune contextualisation ni source. Mais si l’on cherche bien, on trouvera un ouvrage passionnant sur ce thème, intitulé L’Arbre et la pirogue (non, tout de même pas L’Arbre est la pirogue), publié en 1986 aux éditions Orstrom. Il s’agit de la version légèrement remaniée d’une thèse pour le doctorat ès Lettres et Sciences Humaines, soutenue par Joël Bonnemaison en 1985, « fruit d’une recherche […] sur l’Archipel des Nouvetles-Hébrides, condominium franco-britannique devenu indépendant le 30 juil#let 1980 sous le nom de Vanuatu. L’ouvrage est intégralement et librement disponible en ligne sur le site de la base documentaire de l’IRD (Institut de recherche pour le développement).

On en citera ici deux extraits fort intéressants : le premier, tiré de l’introduction, qui présente les deux principales approches en sciences humaines, mais que l’on pourrait appliquer à bien d’autres domaines – peinture, sculpture, musique… Le second, tiré de la conclusion, résume sa vision du peuple mélanésien, arrivé en pirogue dans ses îles où il s’est enraciné tout en conservant la mémoire de son origine.

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Joël Bonnemaison
Les fondements d’une identité : territoire, histoire et société dans l’archipel de Vanuatu (Mélanésie).
Essai de géographie culturelle
1. L’arbre et la pirogue1 (extraits)
Éditions de l’Orstrom, 1986

Introduction générale

Deux types d’approche en Sciences Humaines sont possibles : l’une dite scientifique, l’autre qui peut être qualifié à la suite d’Edgar MORIN (1984) d’essayiste. Le premier relève d’un point de vue qui se veut « objectif  » et en quelque sorte extérieur à son sujet : autant que faire se peut il mesure, il quantifie, il analyse, il s’efforce de dégager des causalités, des structures et des systèmes, des lois et des règles qui renvoient elles-mêmes à des théories plus générales. Le second type d’approche est plus subjectif : il essaie à l’inverse de considérer l’objet de l’étude dans sa singularité et dans l’ordre de sa causalité interne, il cherche à saisir qualitativement la liberté du sujet qu’il étudie.

À l’affirmation de l’objectivité scientifique s’oppose dès lors le postulat de la subjectivité culturelle. Alors que la vision scientifique cherche souvent à écarter de son champ d’analyse tout ce qui, à ses yeux, ne relève pas de l’ordre de la raison pure et notamment les questions de finalité, la vision essayiste fait au contraire de l’étude de ces dernières le terme et la condition de son approche. Face à l’attitude culturaliste, les tenants de l’hypothèse scientifique ne manquent pas généralement de reprocher le manque de fondements scientifiques et les essayistes répondent qu’en considérant principalement les facteurs de détermination, on sous-estime l’autonomie possible des groupes et des sociétés, leur responsabilité et tout autant la subjectivité sous-jacente et les parti-pris du scientifique qui les étudie.

Au plus profond de sa vision, l’école essayiste cherche en effet à saisir les groupes humains dans leur liberté plutôt que dans leurs déterminations ; ce faisant elle considère des sujets sociaux qui ont leur sphère d’autonomie, leur propre projet et une marge plus ou moins importante de libre choix. Les phénomènes de représentation, les questions de sens et de valeurs, la dimension spirituelle et les attitudes de croyance, bref tout ce qui relève d’une certaine vision du monde, loin d’être écartés parce que « non-objectifs  » ou « non-scientifiques  », reviennent au contraire au premier plan. L’approche essayiste devient alors « humaniste  » ; elle pose comme une affirmation essentielle qu’il n’y a pas au fond de système social sans un choix de valeurs qui le commande et que ce dernier, loin de se réduire à être un simple vêtement culturel, forme une substance propre qui doit être abordée en tant que telle et pensée dans l’ordre qui est le sien. Le champ social devient dans cette perspective un champ complexe à faces multiples dont l’observateur fait lui-même partie : il n’est pas entièrement réductible à « l’analyse objective  »’ qui tend à ne voir en lui qu’un produit et il n’est jamais vraiment prévisible. La liberté des acteurs le caractérise tout autant et parfois plus que leur conditionnement.

Entre les prétentions de la démarche scientifique et les affirmations de la démarche essayiste, la bonne réponse consiste sans doute à se garder de certitudes trop tranchées. L’approche scientifique, objective et quantitative, peut être poussée jusqu’à son terme le plus ultime pour autant qu’elle sache mesure garder et ne prétende pas enfermer la totalité du réel dans sa seule vision, l’approche essayiste ou subjective est également tout autant légitime si elle sait raison garder et admettre qu’elle a besoin d’axes directeurs et des « gardes-fous  » que la première démarche peut précisément lui fournir. En somme, les deux démarches sont dans l’idéal complémentaires et s’épaulent l’une par l’autre ; ce sont souvent les excès de l’une qui permettent le développement de l’autre et inversement. Mais si la contradiction est féconde, il est rare que les auteurs arrivent à être à la fois de véritables scientifiques et de véritables essayistes, seuls les très grands parviennent à ce grand art qui consiste à coupler les deux démarches. C’est peut-être là le signe d’une limite de l’esprit humain que de ne jamais atteindre vraiment ce but, mais aussi sa valeur que de continuellement tenter d’y parvenir.

[…]

Conclusion

La métaphore de l’arbre et de la pirogue

Les îles sont toujours des déchirures, des fins de route, des rives d’inquiétude ; l’harmonie du monde s’y dissout dans le confinement de l’espace, les certitudes de l’esprit dans la brisure de la bordure. Une fois que l’on est à terre, que le bateau ou la pirogue sont repartis, le lien avec le grand mouvement du temps est rompu. Les îles sont des espaces sans temps. « Ce qui différencie l’île d’avec le jardin, c’est le temps. L’île est suspendue dans une espèce d’intemporalité  » écrit encore Michel TOURNIER (1979, p. 14). Seul reste l’espace, un espace étroit, un espace clos bordé par la grande mouvance des flots, un espace rare et dès lors un espace infiniment précieux, l’unique et seule valeur en fait.

Les peuples de pirogues qui découvrirent les îles du Vanuatu devinrent les sectateurs de leur espace. De ces terres brisées, sans liens, sans temps, ils firent leur seule vérité, dans ces horizons clos ils plongèrent un destin d’enracinement, enfin des lieux où ils atterraient et de leurs premiers cheminements ils firent des signes de fondation et les premières marques de leur identité.

C’est Michel SERRES qui, dans un texte fabuleux où il dialogue avec le paysage chinois (« Chine Lise  »), se décrit comme un paysan de la plaine de la Garonne et par là même comme un marin. Le ciel, dit-il, l’espace du ciel est le seul lieu possible de sortie de la plaine : « Par le haut, par en haut. Tous filent par en haut, comme nous, en plaine … planer vers le vertical reste la seule direction possible  » (M. SERRES, 1983, pp. 28-29).

Les hommes des îles mélanésiennes ne lèvent pas leur regard vers le ciel, ils le plongent dans la terre. Ils ne sont pas de plaine, mais d’île, non pas d’espace, mais de lieux. Leur regard creuse la terre plus qu’il ne cherche à planer dans le ciel. Ce sont des arbres, des arbres aux racines profondes qui creusent vers le bas, vers les assises magiques du monde. La vérité, la croyance de ces hommes se tient là, non pas dans l’étendue infinie du ciel, mais dans la profondeur vertigineuse du lieu et de la communion avec les entrailles de la terre, un ventre dont ils sont le sang.

Les lieux mélanésiens ne sont donc pas d’étendue, mais de profondeur. L’arbre est la métaphore de l’homme ; il ne s’élance vers l’infini du ciel que parce que ses racines cheminent dans la profondeur de la terre. L’homme qui se tient droit dans son lieu plonge avec lui dans l’assise sacrée de la profondeur. De même l’arbre croît verticalement, il ne s’agit pas pour lui de gagner en étendue, mais de s’enraciner. L’étendue est dès lors une valeur dérisoire, une valeur flottante, seul compte ce qui est vertical : la profondeur prime sur l’étendue.

Comme le paysage est ponctué d’arbres, l’espace est parsemé d’hommes-lieux. L’enracinement est sans doute la première des valeurs du peuple mélanésien. Mais si les lieux font les hommes, ce sont les routes qui font les lieux. Le peuple insulaire a conservé la mémoire de son origine, il est tout autant un peuple de voyage que de racines, un peuple de lieux qu’un peuple de routes.

La métaphore mélanésienne exprime cette dualité de l’origine. L’homme est un arbre, mais le groupe local est une pirogue. L’identité de l’homme est donnée par le lieu, mais sa pirogue le tire vers la route. La pirogue n’existe que grâce à la force du bois de l’arbre où elle est creusée – elle dépend donc des racines de l’arbre –, mais son destin est de suivre une route qui mène de lieu en lieu, d’île en île. Elle est donc une valeur-voyage, un « territoire errant  », qui tisse un lien entre les groupes locaux enracinés.

De chaque lieu partent des routes dont le tracé en étoile dessine des itinéraires collectifs : si l’homme seul doit rester rivé à ses lieux, il doit en groupe explorer les routes de sa pirogue. L’alliance extérieure est à ce prix et bien souvent l’alliance de mariage. Pas plus qu’il ne peut y avoir de lieu sans route, il ne peut y avoir d’homme sans pirogue. L’homme-arbre ne vit que par le groupe-pirogue qui lui donne les alliances nécessaires à sa survie et à sa reproduction. Chaque territoire de la Coutume est ainsi un segment de route, un nexus de lieux, un système d’arbres et de pirogues. L’espace insulaire est perçu comme la mer, le but n’est pas de le posséder, mais de s’assurer les moyens qui permettent de le parcourir. Les lieux eux-mêmes sont des grappes d’îles égrenées le long des routes que suit la pirogue. Chaque territoire est un archipel de lieux entouré par une étendue mouvante de terre ou de mer que les routes de pirogues parcourent jusqu’à d’autres îles-lieux qui font partie de l’horizon de l’alliance.

L’image de l’espace insulaire – l’île entourée d’eau que l’on atteint en pirogue – se reproduit dans les métaphores de l’organisation mentale de l’espace. Par la force de cette vision, l’espace déchiré de l’archipel redevient uni : l’homme de la pirogue peut enfin vivre sur l’île, comme s’il n’en était rien, comme si la rupture du lien n’avait jamais eu lieu, comme si, pour revenir aux termes de TOURNIER, « l’harmonie préétablie  » était enfin retrouvée. Il compense en effet le manque d’étendue de ses territoires par la profondeur de ses lieux, il oublie la finitude de son espace grâce à l’infinité de ses routes.

La société mélanésienne s’affirme tout autant comme une société de racines que de voyages : ses arbres sont des pirogues et ses pirogues sont des arbres. Les territoires mélanésiens sont des réseaux de lieux égaux et indépendants connectés par des cheminements d’alliance. S’il n’avait pas gardé au plus profond de son identité, cette ambiguïté initiale, l’homme des îles serait peut-être devenu fou. Les îles sont en effet les segments coupés d’un trajet-fondateur ; si le trajet meurt, chaque île revient à la solitude absolue de sa déchirure originelle. La société mélanésienne a cherché constamment à maintenir ouvert le lien qui permet le trajet. Elle a cherché à pallier le confinement de l’espace en diversifiant son territoire, en l’enrichissant d’autant de signes et de lieux-symboles qu »i1 lui était possible d’en inventer ; elle a cherché aussi à en briser les isolements physiques, en faisant de chacun de ses lieux un carrefour de routes.

Les sociétés de l’archipel sont donc des sociétés du réseau qui se sont construites dans un espace de relation aux structures fluides. Cette tentative consiste à redonner par la culture un lien que la nature refuse et à recréer un espace d’harmonie et de continuité dans un univers physique heurté par des ruptures. Peut-être le paradigme de la société océanienne traditionnelle tient-il dans cette recherche du lien culturel qui réunit ce que sépare la nature ; peut-être dès lors repose-t-il seulement sur la réponse de la culture dans le face-à-face qui la confronte à la nature. Les îles mélanésiennes dans ce cas ne se seraient jamais acceptées comme des îles ; elles restent ce qu’elles ont toujours été depuis le temps des origines, c’est-à-dire des pirogues.

Société du réseau et espace réticulé

La métaphore de l’arbre et de la pirogue participe à un mouvement de pensée qui définit une vision de l’espace qui se répercute elle-même sur la conception de la société. Dans la vision traditionnelle de l’espace, faite d’entrecroisements de routes, d’enracinements de lieux, qui se renvoient les uns aux autres, les territoires sont des nexus et l’espace lui-même est un système réticulé2, dont les mailles plus ou moins fines ou plus ou moins lourdes visent non pas à encadrer l’étendue mais à la parcourir.

L’espace réticulaire de la société traditionnelle s’organise à partir de chaînages de lieux qui sont autant des « chemins d’alliance  » (BENSA et RIVIERRE, 1981) que des territoires qui se succèdent le long d’un itinéraire. Le modèle en est donné par le « tissu de nexus  » de l’espace linguistique mélanésien ; les quelques 100 ou 120 parlers de l’Archipel ne correspondent pas à des aires linguistiques, mais à des segments qui s’emboîtent en chaîne, créant ainsi des cheminements d’intelligibilité qui quadrillent l’Archipel (TRYON, 1976). Les groupes mélanésiens sont du même ordre : ce ne sont pas des groupes clôturés par une « frontière  », mais des réseaux de petites sociétés locales en communication constante les uns avec les autres selon leurs relations de proximité.

L’espace dans la société mélanésienne traditionnelle n’est pas perçu par ses divisions, ou par ses limites, mais par ses relations de route ; certaines routes sont amicales et d’autres sont hostiles. Les lieux eux-mêmes tirent leur justification profonde non pas de leur stabilité, mais de leur position sur la route. On comprend dès lors pourquoi le groupe local se définit comme à Tanna par la métaphore de la pirogue, car c’est la route suivie qui en définitive fonde l’identité du groupe. L’espace réel de la pirogue se confond avec son trajet, avec la succession des segments mis bout à bout qui composent le chemin d’alliance. À chacun de ces segments correspond un territoire, c’est-à-dire un nodule, une maille plus ou moins stable et plus ou moins lourde, mais qui n’existe que par la relation structurelle qu’elle entretient avec les autres mailles du réseau.

Ici, point de lieux centraux. L’organisation de l’espace selon des cœurs vivants et des périphéries déprimées est une réalité nouvelle issue de la construction étatique coloniale et de l’impact des réseaux modernes de commerce et de production. L’espace de la coutume pose à l’inverse comme axiome que chacun des lieux qui se succèdent sur la route est l’égal des autres. Pour que la relation puisse se poursuivre, l’existence de chacun des segments de la route est en effet indispensable. Si l’un des chaînons saute, si l’un des lieux meurt, la route se brise : chaque lieu est donc l’indispensable complément de l’autre et par 1à son égal. La société du réseau ne peut fonctionner que par les connections multiples que chacun de ses éléments entretient en ordre successif avec les autres.

Si l’espace réticulaire est une structure nouée par un système fluide en « tissu de nexus  », il ne peut admettre de centre, par contre connaît-il des « fondations  », les seuls lieux peut-être qui forment dans cet univers mouvant des réalités véritablement stables. Les routes mélanésiennes convergent vers des carrefours où elles se nouent à d’autres, mais elles remontent aussi vers les lieux de fondation qui sont ceux de leur commencement. En ces lieux de départ, se tiennent les principes fondamentaux de l’origine. À la différence du Lieu central qui fait converger vers lui le reste de la structure, le lieu de fondation au contraire rejette vers l’extérieur les forces qui sourdent en lui ; loin de créer des périphéries, il recrée plus loin d’autres lieux, des « mêmes  », qui se succèdent en chaîne et portent son propre pouvoir ou une parcelle de celui-ci. Le lieu d’origine ou « primordial  », comme l’appelle M. ELIADE (1942),fonde dès lors l’espace et l’anime tout entier de son mouvement.

La route d’alliance mélanésienne continue de proche en proche. La pirogue mélanésienne a pour destin d’étendre sa relation d’alliance jusqu’aux plus lointaines limites de l’infini que lui indiquent les routes de son territoire. Cet horizon ne se boucle pas sur lui-même, le lien qu’il projette est littéralement sans fin.

Cette perception de l’espace saisi comme une route engendre la société du réseau. Ce type de société ne peut exister que parce qu’il repose en sous-jacence et en harmonie avec un espace réticulé. À tout prendre l’espace n’est pas ici un « produit  », il représente au contraire ce qui fonde la société et lui permet de se reproduire. En d’autres termes, comme l’écrivent F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD « les configurations spatiales ne sont pas seulement des produits mais des producteurs de systèmes sociaux ou, pour faire image, n’occupent pas seulement la position de l’effet mais aussi celle de la cause  » (l983, p.19).

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Le système social mélanésien tire sa cohérence d’une harmonie féconde avec son système spatial : dans ce modèle les formes d’organisation sociale et les formes d’organisation de l’espace se répondent constamment.

Cet espace réticulé lié à une géographie du réseau correspond bien aux sociétés territoriales organisées selon le principe du maillage que décrit par ailleurs Claude RAFFESTIN dans sa « Géographie du pouvoir  » (1980). Le territoire est ici un lieu où l’unité sociale se fond dans une maille particulière de l’espace et se relie aux autres selon des relations de proximité.

Sans doute le modèle mélanésien du réseau peut-il s’appliquer à bien d’autres sociétés insulaires, mais au-delà même, il n’est pas sans dimension universelle. L’univers de la « nouvelle modernité  », celle des réseaux de communication va peut-être ressusciter dans nos propres relations fluides de proximité qui éclateront les frontières compactes issues du XIXème siècle. Le renouveau d’intérêt qui semble aujourd’hui se dessiner autour de la notion de territoire chez les architectes, les anthropologues (F. PAUL-LEVY et M. SEGAUD), 1983) ou les géographes (Cl. RAFFESTIN, 1980, J.P. FERRIER, 1982, M.C. MAUREL, 1984) en constitue des signes avant-coureurs. Nul doute qu’il n’y ait là une autre façon de penser l’espace et par là les modèles sociaux.

(…)

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1. La version intégrale de l’ouvrage est disponible en ligne gracieusement dans la base documentaire de l’IRD (Institut de recherche pour le développement)..

2. Le terme d’espace réticulaire a été utilisé le premier par un philosophe logicien, G. SIMONDON, dans un livre paru en 1969 : Du mode d’existence des objets techniques (AUBIER, 1969). Gilles SAUTTER m’en a signalé l’existence

28 novembre 2020

Apéro virtuel II.27 – samedi 28 novembre 2020

Place des Victoires

Sylvie arrive avec son lot de popcorn, suivie de Léo, Françoise (P.) et Françoise (C.). Michel raconte alors avoir pris la photo ci-dessus environ une heure plus tôt, en rentrant chez lui. Françoise (P.) dit qu’elle se trouvait alors aux Champs-Élysées, et le nombre de personnes dans les rues était impressionnant – ce que confirment Michel et Françoise (C.), chacun pour son quartier, cette dernière ayant vu aussi de la fumée s’élevant au-dessus des toits en direction de la Bastille – « produit » des affrontements de rue entre manifestants et forces de l’ordre durant la manifestation pour la défense des libertés.

Concernant l’histoire du monument central de la place des Victoires, Michel montre une gravure illustrant le monument d’origine qui s’y était élevé jusqu’à la Révolution française, Louis XIV sur un piédestal, entouré de quatre statues. Celle du roi fut alors fondue, et les quatre autres se trouvent actu­el­lement au musée du Louvre. La place elle-même a changé depuis : on aperçoit sur cette gravure, au fond et des deux côtés de la statue, deux des quatre fanaux, qui brûlaient en permanence pour éclairer la statue, eux-mêmes démontés en 1718. Il est amusant d’en savoir la raison, voici ce qu’en dit la Notice sur la nouvelle statue équestre de Louis XIV, fondue d’après le modèle de M. Bosio, membre de l’Institut, précédée de quelques considérations critiques et d’un aperçu historique sur la place des Victoires et sur les divers monuments qui l’on décorée depuis sa construction de C.-Olivier Blanchard de Boismarsas en 1822, qui remet aussi en cause l’identification des quatre statues en tant que représentations de quatre nations vaincues :

«Au milieu de cette place s’élevait, avant la révolution, sur un piédestal de marbre blanc veiné, la statue pédestre de Louis-le-Grand. Ce monarque était représenté avec les habits de son sacre, et foulant aux. pieds un Cerbère ; une victoire ailée, un pied posé sur un globe et l’autre en l’air, mettait d’une main Une couronne de laurier sur la tête du héros et tenait de l’autre un faisceau de palmes et de branches d’olivier. Ce groupe monumental était de plomb doré et fondu d’un seul jet, ainsi que le globe, la massue d’Hercule, la peau de lion, le casque et le bouclier qui en formaient les ornemens et accessoires.

Aux angles du piédestal étaient quatre figures en bronze de douze pieds, représentant des esclaves chargés de chaînes. On a toujours voulu voir dans ces statues la désignation des peuples que Louis XIV avait subjugués ; mais il est plus généreux de penser que le fondateur avait seulement eu en vue d’exprimer par une allégorie la puissance du monarque et le succès de ses armes.

Les bas-reliefs représentaient, l’un la préséance de la France sur l’Espagne en 1662 ; l’autre, la conquête de la Franche-Comté en 1668 ; le troisième, le passage du Rhin en 1672 ; et le dernier, la paix de Nimègue en 1678.

Tous ces ouvrages avaient été conduits avec un rare talent par Martin Vanden-Bogaer, connu sous le nom de Desjardins. Enfin l’élévation du monument entier était de trente-cinq pieds.

Plusieurs inscriptions fastueuses couvraient les différentes faces du piédestal. Au bas de la statue on lisait ces mots gravés en lettres d’or : VIRO IMMORTALI.

Jusqu’en 1699, la place des Victoires fut éclairée pendant la nuit par quatre grands fanaux ornés de sculptures et d’inscriptions relatives aux actions les plus mémorables de Louis XIV. Un arrêt du Conseil ordonna à cette époque que ces fanaux ne seraient plus allumés ; et, peu d’années après, ils furent démolis. Les motifs de cet arrêt étaient d’une frivolité qui allait jusqu’au ridicule : les habitans des maisons de cette place étaient, disait-on, incommodé par l’attroupement des fainéans et vagabonds qu’attirait la lumière de ces fanaux. Des personnes bien instruites ont attribué, avec plus de vraisemblance, cette détermination à ce distique assez plaisant que l’on vit un matin sur le piédestal de la »statue :

Lafeuillade, sandis, je crois que tu me bernes,
Dé placer lé soleil entre quatre lanternes.

Léo mentionne deux « champions de la courte nouvelle », qui va de trois lignes à 2 pages : Fredric Brown, auteur de polars et de science-fiction humo­ris­tique, qui a notamment écrit Martiens, Go Home! (œuvre que Michel avait citée en 2018 suite à une jolie coquille de Libé), le second Jacques Sternberg (1923-2006), auteur belge franco­phone notam­ment de science-fiction et de fantas­tique. En préli­minaire, il cite la plus courte histoire de science-fiction qu’il connaisse : « Allô ? C’est de la part de quoi ? »1 Il commence alors la lecture de « La Disparition » (non, pas celle de Perec, mais on ne peut s’empêcher d’y penser), tirée du recueil 188 contes à régler de Sternberg et illustré par son ami Topor : « Tout arriva en un dixième de seconde. De tous les grains de sable susceptibles de tomber dans les rouages d’une civilisation de haute technicité, celui-là semblait vraiment l’un des plus impro­bables : partout, sans explication plausible, et sans le moindre signe précur­seur, le chiffre 2 disparut du monde des mathématiques. [...] »

Michel évoque deux autres auteurs de microcontes : Alphonse Allais et l’auteur contemporain israélien Etgar Keret (excellemment traduit en français).

Léo pose alors un problème de logique. Il présente la phrase suivante : « Cette phrase contient sept mots. » Manifestement, elle est fausse. Donc sa négation doit être vraie : « Cette phrase ne contient pas sept mots. » Mais elle en contient sept… Bon exemple d’une phrase et de son contraire, toutes deux auto­référentielles, ou ni l’une ni l’autre sont vraies et fausses en même temps. Situation indé­cidable (autre exemple : « Je suis un menteur »). Léo indique alors que cette problé­matique de logique a été abordée de façon bien plus générale en mathé­matiques, notamment par Gödel dans ses « théorèmes d’incomplétude », qui démontrent que toute théorie mathé­matique équi­valente à, ou plus déve­loppée que, l’arithmétique, contenait forcément des affirmations indémontrables voire contradictoires dans le cadre de cette théorie, et qu’on ne pouvait traiter que dans une théorie plus « vaste ». De là la discussion s’élève jusqu’à la preuve onto­logique (ou non) de l’existence de Dieu (pour dire simple : puisqu’on peut imaginer la transcendance qui est forcément hors de nous, c’est qu’elle existe).

Pour en revenir à des concepts humains, ceux de théories mathé­matiques, Léo montre que certains concepts simples s’interprètent diffé­­remment selon le contexte. Ainsi, la somme des trois angles d’un triangle, dessiné sur une surface plane, est toujours de 180°, alors que si l’on prend par exemple un triangle dessiné sur la face terrestre, la somme de ses angles peut dépasser de loin cette limite (et arriver jusqu’à 540°) : dans le premier cas, c’est la géométrie euclidienne qui y règne, dans l’autre c’est la géométrie sphérique. La conversation s’élevant derechef vers des dimensions (mathématiques) supérieures (nous vivons dans trois dimensions, mais quid des êtres dans une quatrième ou cinquième dimension?), Léo mentionne le joli petit ouvrage d’Edwin Abbott Abbott (oui, deux fois), Flatland: A Romance of Many Dimensions (en français : Flatland ou Le pays plat ; Flatland : Fantaisie en plusieurs dimensions), qui se passe dans un monde… à zéro, une ou deux dimensions, dans lequel les femmes sont pointues, du fait de leur forme triangulaire… Ce qui fait mentionner à Michel Les Xipéhuz (1888) de J.H. Rosny Aîné (auteur aussi de La Guerre du feu), dans laquelle les humains – dans un lointain passé (« mille ans avant le massement civilisateur d’où surgirent plus tard Ninive, Babylone, Ecbatane. ») – se trouvent confrontés à des Formes, « cônes bleuâtres, translucides, la pointe en haut, chacun du volume à peu près de la moitié d’un homme », d’autres « quasi cylindriques », inorganiques et pourtant organisées et violentes, conflit de deux mondes totalement étrangers l’un à l’autre, décrit dans une langue très poétique.

Léo ayant changé son arrière-plan, il affiche maintenant la genèse de Superman, représenté ici avec son père Jor-El, tous deux nés sur la planète Krypton. Le père ayant prévu qu’un cataclysme détruirait la planète, il envoie son fils sur Terre dans un vaisseau spatial qu’il a conçu et construit, et le bébé Superman se retrouve être le seul survivant des Kryptoniens (à l’exception, précise Jean-Philippe, quelques prisonniers à Krypton, qui se retrouvent en fait emprisonnés dans une capsule en dehors de la planète). Les ennemis de Superman, qui se doivent d’être à sa hauteur, sont appelés les Supervilains.

Françoise (P.) cite deux petites phrases absurdes : « La pizza est une spécialité culinaire ronde placée dans un emballage carré pour être dégustée en triangles. » et « C’est l’histoire d’une fraise qui fait du cheval… Tagada, tagada, tagada ! »

Françoise (C.) fournit celle-ci : « Comme son nom l’indique, le violoncelle est un instrument qui se joue assis. »

Léo lit une autre histoire courte qui commence ainsi : « La guerre de 1999 éclata si brutalement qu’on eut à peine le temps d’y croire », montrant en quelques mots les vices et les vertus de… l’informatique, et une autre, encore plus courte, qu’on citera intégralement : « Il était le dernier homme à survivre tant bien que mal dans l’unique maison encore intacte d’une banlieue de la capitale entièrement détruite, quand il reçut la-bas un dernier avis avant saisie que lui envoyaient les contributions. »

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1. On en a trouvé une version un chouia plus longue et attribuée ici (p. 17), datant de 1976 : « Sur les ondes de CBOF-AM, Gérard Gravelle raconte : “Cela se passe en l’an 2000. Une sonnerie retentit. Le téléphone robot décroche et dit : Allô, c’est de la part de quoi ?” ».

27 novembre 2020

Apéro virtuel II.25 – jeudi 26 novembre 2020

Xenophora conchyliophora

Jean-Philippe, puis Léo, entrent en scène. Le fond d’écran de ce dernier – qui ressemble à un bouquet de porte-voix pour Michel –, explique-t-il, est un xenophora, coquillage qui absorbe d’autres coquillages et les fixe sur sa propre coquille ; il a choisi cette illustration en écho aux phasmes qu’avait montrés Michel avant-hier. Françoise (C.) apparaît alors, enfin très bien connectée via l’ordinateur qu’elle s’est achetée aujourd’hui.

Léo raconte alors quelques énigmes attrape-nigaud que, professeur de maths au lycée Paul-Valéry, il lui arrivait de poser à ses élèves :

❓ « Sept vaches broutent dans un champ. Elles meurent toutes, sauf quatre. Combien en reste-t-il ? » Michel puis Jean-Philippe,, lancent « Quatre » (bien que tout le monde aurait tendance à dire « Trois », ce qui est faux). Françoise (C.) elle, répond « Sept », parce qu’il y en avait sept, et maintenant il y en a toujours sept (les mortes et les vivantes). Léo corrige sa question : « Combien en reste-t-il de vivantes » ? Sur ces entrefaites, Françoise (P.) arrive.

❓ « Un avion, en provenance de France, tombe dans le no man’s land entre la Suisse et la France. Dans lequel des deux pays enterre-t-on les survivants ? » On laissera le lecteur réfléchir (et s’il n’a pas de réponse, il pourra s’adresser ici).

❓ Deux avions partent à la même heure, l’un de New-York vers Paris, le second de Paris vers New-York. Le premier vole à 600 km/h, le second à 400 km/h. Lequel des deux est le plus près de Paris quand ils se croisent ? Françoise (C.) s’exclame « Oh là là ! En plus il y a la Terre qui tourne… ». Pour concrétiser le « problème » pour ses élèves, Léo en envoyait deux aux extrémités opposées de la classe, leur disant d’aller l’un vers l’autre à des vitesses différentes. Et quand ils se rencontrent, lequel est le plus loin… ?

En fait, ces énigmes ne sont pas des problèmes de mathématiques, mais de langue et de logique maquillés sous cette forme trompeuse. En voici une autre :

❓ Un explorateur découvre, dans un site perdu au Moyen Orient comprenant beaucoup de grottes, des poteries, des restes de nourriture, un lot de pièces de monnaies très anciennes, des bibelots, des objets… Il apporte ces pièces de monnaie, marquées « Cyrus », « -10 avant JC », « 20 »…, à un antiquaire pour les lui vendre. L’antiquaire les a refusées, bien qu’elles provenaient d’un site. Sylvie arrivant, Léo répète l’énigme ; elle éclate de rire, elle a compris. Ceux qui n’ont pas compris peuvent lire cet article.

À propos de faux et de crédulité, Léo raconte l’histoire – réelle, cette fois – et ahurissante de Michel Chasles (1793-1880), mathématicien, polytechnicien et académicien réputé non seulement pour le théorème de Chasles mais d’autres travaux en mathématiques, mais aussi en l’histoire des mathématiques. Quant à l’Histoire, il n’y comprenait évi­demment rien. Riche (de par la fortune de ses parents), il pouvait nourrir sa passion de collection de lettres manuscrites de la main de gens célèbres. Tombant sous la coupe d’un faussaire, il lui a acheté un nombre considérable de lettres (environ 27 000) provenant d’une variété époustouflante de plumes : du Bellay, Cervantès, Nostradamus, Rabelais, Raphaël, Jeanne d’Arc, Charles Martel, Charlemagne, Flavius Josèphe, Jules César à Cléopâtre (ce qui devrait intéresser Françoise (C.)), Vercingétorix… et toutes écrites en français (pour information, le tout premier document en langue française est la Cantilène de Sainte Eulalie, datant de la fin du IXe siècle). Une lettre de Pascal à Galilée dans laquelle il lui confie avoir découvert le principe de l’attraction terrestre (bien avant Newton)… Gallica détient un exemplaire de certaines de ces lettres.

La supercherie se révèle (non seulement au public mais à la victime) alors qu’il en présentait à l’Académie des sciences. Lors du procès qui s’est ensuivi, le faussaire a été puni de deux ans de prison et de 500 francs d’amende (alors qu’il avait empoché 150 000 francs). On peut lire cette affaire dans l’Apologie pour l’histoire (p. 57 et suiv.) de Marc Bloch.

Jardin du musée The Cloisters, New York.

La présentation de Michel est dans l’ordre des choses, faisant suite à l’évocation (quoique brève) de Jésus dans une des énigmes de Léo : il s’agit du très beau musée des Cloisters (cloîtres) à New York, composé – outre le bâtiment principal, datant des années 1930 – de quelques cloîtres français, démontés pierre par pierre, transportées et reconstruites à New York, auxquels se rajoutent de très beaux jardins. Le musée sert d’écrin à de splendides objets médiévaux, notamment les six Tapisseries de la Licorne (à ne pas confondre avec celles du musée de Cluny). Soit dit en passant, la photo de droite semble faire écho aux discussions passées concernant l’apprentissage de l’arithmétique…

Sylvie raconte alors la séance de cinéma à laquelle elle est « allé » assister hier soir (en quittant l’apéro quelques instants avant sa fin) : la salle de cinéma – virtuelle – se trouve sur le site La Vingt-Cinquième Heure,, mis en place en mars dernier suite à la fermeture des salles de cinéma du fait de la pandémie actuelle. On y diffuse un bon choix de films récents non pas à la demande mais à des horaires précis, comme en salle, projection parfois suivie d’une discussion avec le réali­sateur ; il faut s’y inscrire, et le cas échéant acheter un billet pour un prix moyen de 5 € (il y a aussi des films gratuits). En outre, comme le précise le site :

  • L’accès à la salle de cinéma virtuelle est géolocalisé, seules les personnes situées dans un périmètre variant de 5 à 50kms peuvent y accéder ;

  • la programmation est faite par les exploitants de cinéma et les recettes sont partagées entre exploitant, distributeur et le site hébergeant la salle virtuelle ;

  • les séances sont retransmises en direct, et ne sont plus accessibles à l’issue de la retransmission ;

  • les séances peuvent être suivies d’une rencontre avec un membre de l’équipe du film ou des intervenants en liens avec sa thématique. Ces intervenants sont rémunérés par un pourcentage sur chaque ticket de cinéma. A l’issue de la séance, les spectateurs peuvent leur poser des questions grâce à un dispositif de chat vidéo intégré ;

  • chaque ticket fait l’objet du reversement d’une contribution carbone dont le montant a été évalué par la société Secoya à 10 centimes ;

  • chaque lundi, de nouveaux films sont proposés par les cinémas et les distributeurs partenaires et programmés à partir du mercredi.

Le film que Sylvie a vu est Golden Voices d’Evgeny Ruman, diffusé au Majestic Passy dans le cadre du Festival du cinéma israélien de Paris. Il raconte l’histoire d’un couple russe plus si jeune (la soixantaine?), voix d’or du doublage de films soviétiques, qui émigrent en Israël en 1990, suite à l’effondrement de l’URSS, tout comme des centaines de milliers de Juifs soviétiques. Leurs tentatives d’utiliser leur talent dans ce nouveau pays vont se solder par un échec. Mais cette nouvelle vie va leur réserver une série d’expériences amu­santes, douloureuses et absurdes. Ce film a plu à Sylvie, sans doute aussi parce qu’il fait écho à sa propre arrivée en Israël, le passage dans l’oulpan (le cours accéléré d’hébreu pour nouveaux immigrants), que Sylvie avait mentionné il y a une dizaine de jours : la prof, dont le métier était institutrice en maternelle, parlait à sa classe d’adultes comme à des enfants…

Pour ceux qui souhaiteraient voir ce film (le site en montrant une bande annonce qui pourrait donner envie), il repassera samedi 28 novembre, à 16h30.

21 novembre 2020

Apéro virtuel II.20 – samedi 21 novembre 2020

Classé dans : Histoire, Langue, Lieux, Musique, Politique — Miklos @ 23:59

Foulques macroules dans le port d’Amsterdam

Les arrivants – Léo, Françoise (C.), Jean-Philippe – essaient de deviner ce que sont ces oiseaux dans la photo d’arrière-plan de Michel. Léo dit en avoir vus au bois de Boulogne ou sur des lacs ; puis, quand Michel montre d’autres photos qu’il avait prises dans le port d’Amsterdam (n° 1 à 10 dans cet album), Jean-Philippe émet l’opinion que ce sont des poules d’eau. Il s’avère qu’en fait ce sont des foulques macroules, et pour ne pas confondre les deux espèces, il existe quelques signes distinctifs. À première vue, il y en a cinq autour de ces brindilles – qui doivent constituer un nid –, mais en y regardant bien, les deux foulques à gauche en avant sont des reflets dans l’eau…

Michel poursuit en montrant quelques orgues d’églises à Haarlem (photos 26 à 33), puis des orgues de Barbarie (merci à Jean-Philippe de lui avoir rappelé l’expression) et électroniques (photos 34 à 54) qu’il avait vus dans le Draai­orgel­museum (musée des orgues de Barbarie) de la même ville ; en passant, il évoque le musée des instruments de musique mécanique qui se trouvait impasse Berthaud, hélas disparu. Il explique en quelques mots le système des registres (ces boutons des deux côtés des claviers) et des touches des claviers qui permet de sélectionner des tuyaux d’orgue d’une famille ou d’une autre, et évoque les différences de son entre des tuyaux de types différents. À propos d’orgues de Barbarie, Michel avait mentionné lors d’un apéro en avril l’épisode de « la chanson qui tue », jouée par un orgue de Barbarie dans Le Fauteuil hanté (1909) de Gaston Leroux, passage où l’on évoque en passant « ce pauvre Monsieur Fualdès » : il s’agit de l’ancien procureur impérial du département de l’Aveyron, découvert égorgé en 1817 ; il a été assassiné dans la nuit, à l’autre bout de la ville, un orgue de Barbarie et une vielle étant censés avoir couvert ses cris.

Françoise (P.) arrive sur ces entrefaites.

Françoise (C.) présente alors quelques photos qu’elle avait prises sur le site archéologique de l’antique Paestum (appelée à l’origine Poseidonia), située sur la côte, à une centaine de kilomètres au sud de Naples en Italie. Elle montre d’abord les trois temples – de Cérès, de Poséidon et d’Héra. Ensuite elle montre des photos prises au musée archéologique de Paestum des magnifiques dalles peintes de la Tomba del Tuffatore (Tombe du Plongeur) – quatre faces représentant cinq amis participant à un symposium, certains faisant de la musique, d’autres s’adonnant au jeu du cottabe ou encore se papouillant, ou un éphèbe portant une coupe, ou encore un cortège de trois générations – et la dalle de couverture, qui représente le défunt au moment de la plongée en mer, d’où le nom de cette tombe, ou le nombre 7 est récurrent (branches des arbres, séparations horizontales des blocs des trois colonnes).

Françoise (P.) demande alors si les présents ont entendu parler des Fatimides d’Égypte. Vu le peu de réponses, elle lit un texte qui en parle dans un ouvrage de poids, Un kilo de culture générale de Florence Braunstein (tiens tiens !). À la question de Michel sur ce qui lui a fait les évoquer maintenant, elle répond qu’on avait récemment parlé de l’Égypte et de religions.

Dans les échanges qui s’ensuivent, on évoque les religions et la séparation nécessaire entre elles et les États (ce qui n’est hélas pas le cas en Israël), puis Michel raconte une blague récente à propos de Trump (cf. ci-contre, cliquer pour agrandir), Léo évoquant alors la situation si confuse aux États-Unis, ajoutant que, puisqu’on a un retard de quelques années sur ce pays-là sur les techniques de vote à distance, il pourrait bientôt se passer chez nous ce qui a actuellement lieu là-bas.

Jean-Philippe raconte que les grands réseaux sociaux ont décidé de commun accord d’accorder les droits au compte « POTUS » (President Of The United States) à Biden, dès janvier (et alors, dit Michel, Trump devra choisir le compte « MOTUS » et bouche cousue). Mais quoi qu’il en soit, il faudra attendre le vote des « grands électeurs » pour savoir qui sera le Président élu – qui peut, soit dit en passant, être un troisième homme : ces électeurs n’ont aucune obligation de voter pour celui qu’ils représentaient lors du vote populaire. Léo ajoute que, pour comprendre comment cela se passe vraiment – le Président, ses conseillers, les lobbyistes… –, il recommande vivement de regarder la série télévisée The West Wing (en français : À la Maison-Blanche). Bien que diffusée il y a 21 ans, elle est toujours d’actualité.

Pour faire suite à la discussion d’hier autour le langage et contrer la prestation de Pierre Repp qu’il n’apprécie pas vraiment, Léo fait entendre un épisode du premier livre de la série télévisée Kaamelott, diffusée entre 2005 et 2009 sur M6. L’argument : « Légèrement vexé par une insulte de Léodagan concernant ses compétences de chef militaire, Perceval se confie à Karadoc, qui lui recommande de ne pas se laisser faire, d’être un chevalier et de se faire considérer “en tant que tel”. Mais quand Perceval va se plaindre à Arthur, il déforme les propos de Karadoc, ce qui a pour conséquence de créer un énorme quiproquo. »

20 novembre 2020

Apéro virtuel II.19 – vendredi 20 novembre 2020

Classé dans : Arts et beaux-arts, Cinéma, vidéo, Histoire, Musique, Théâtre — Miklos @ 23:59

Cette fois-ci, c’est Françoise (C.) qui arrive la première à l’apéro, suivie de Léo – que Françoise reconnaît, l’ayant aperçu à une soirée chez François – auquel se joint Chantal, faisant leur première apparition ici. Les présentations consistant en un échange de prénoms, et Michel informant Léo de la multiplicité des Françoises (pas comme dans Les Sabines de Marcel Aymé, précédemment évoquées) et d’un François (ex Didier), Léo mentionne la « créativité » de ses parents, qui lui ont donné, à sa naissance, le prénom « Léopold », suivi du prénom « Léo ». Michel s’en étonne : avant la loi du 9 janvier 1993 (et Léo est né un peu avant), « la législation française était particulièrement stricte sur la question, autorisant uniquement les prénoms tirés du calendrier ainsi que quelques autres, inspirés de la mythologie grecque, des usages régionaux ou de diminutifs notamment. Les officiers d’état civil restaient seuls décideurs de la validité d’un prénom, ce qui pouvaient donner lieu à des différences d’appréciation selon les lieux… » (source). Or à sa connaissance, il n’y a pas de Saint Léo… Il ne savait en fait pas que ce prénom existe en France depuis le XIXe siècle (source). Quant à lui, ses parents lui ont raconté qu’ils avaient eu du mal à le faire inscrire sous le prénom de « Michael », mais ils ont réussi.

Sur ces entrefaites, Jean-Philippe, puis Sylvie arrivent, cette dernière connaissant Léo (et réciproquement).

Avant que de passer à l’explication de la partition musicale qui s’affiche derrière lui et qu’on voit ci-dessus), Michel fait entendre et voir une interprétation magnifique d’un bref extrait de l’opéra Norma de Vincenzo Bellini, « Squilla il bronzo del Dio » (« Le bronze de Dieu résonne »), interprété par la grande soprano Joan Sutherland (voix splendide mais élocution souvent incompréhensible) et l’orchestre de l’opéra national du Pays de Galles dirigé par Richard Bonynge (incidemment, époux de Joan Sutherland).

Ensuite, il révèle que la partition en question n’est pas celle de 4’33″ de John Cage (dont on peut voir ici une excellente interprétation), mais une œuvre d’Alphonse Allais, qui se présentait au salon des Incohérents en 1884 comme « Artiste monochroïdal. Élève des maîtres du XXe siècle » – et dire que c’est lui qui a devancé les Malevitch, Klein (dont lui et ses contemporains sont le sujet d’une exposition actuelle au Centre Pompidou-Metz), Soulages ou Cage (à propos desquels Michel a parlé dans un article de son blog)… mais aussi Carelman, dont il est en train de numériser le premier volume de son Catalogue des objets introuvables et dont il a montré quelques autres images, notamment la machine à écrire pour égyptologues à l’intention de Françoise (C.) vu sa pratique des hiéroglyphes, et la bouteille pour alcoolique en voie de désintoxication pour ceux qui lèveraient trop souvent le coude durant nos apéros.

Jean-Philippe ayant signalé hier que le 20 novembre – aujourd’hui – était la journée mondiale des droits de l’enfant, Michel recommande la lecture d’un article dans le (très bon) quotidien de langue anglaise The Guardian, selon lequel des études laissent à penser que le confinement peut servir à améliorer la paternité du fait de la présence accrue des pères auprès de leurs enfants à domicile (télétravail et/ou chômage partiel…).

Enfin, Michel signale aussi que l’exposition Marc Chagall, le passeur de lumière, devait s’ouvrir demain samedi au Centre Pompidou-Metz. Du fait du confinement, cet organisme en propose une visite virtuelle avec Elia Biezunski, commissaire de l’exposition, ce même jour à partir de 11 heures, qui dévoile à cette occasion les coulisses de l’exposition et ses secrets, accompagnée de Meret Meyer, petite-fille de Marc Chagall et de Benoît Marq, maître-verrier, fils de Charles Marq et Brigitte Simon, maîtres-verriers de l’Atelier Simon Marq.

Sylvie présente alors cette performance du célèbre bafouilleur Pierre Repp (1909-1986), qui joue avec beaucoup de maestria avec les mots – prestation qui ne convainc pas vraiment Léo, qui dit en voir toutes les ficelles. La vidéo terminée, Sylvie précise que celle de ses performances qu’elle préfère est La recette des crêpes. Michel remarque que lors de son bref passage à l’anglais il y a fait aussi des jeux de mots, notamment un où il bafouille « nipples » (tétons) à la place de « people » (personnes).

Quant à Jean-Philippe, il fait un glissement osé vers l’actualité : les difficultés d’apprentissage correct de l’élocution chez les enfants, du fait qu’ils sont masqués en classe, ainsi que leur instituteur (quoiqu’on parle de leur fournir des masques transparents) : les mimiques, composantes essentielles dans la compréhension et l’apprentissage, sont dissimulées. Il rajoute qu’il parle d’expérience : ses parents étant sourds et muets, sa première langue fut la langue des signes, et ce n’est que peu après qu’il a appris le français parlé.

Léo évoque l’article « L’œil écoute BABA + GAGA = DADA » de Jean-Louis Lavallard, publié dans Le Monde le 26 janvier 1977 : il rapportait des expériences où l’on prononçait un son (par exemple « ga ») tandis que les mouvement des lèvres suggéraient un autre son (par exemple « ba ») ; eh bien ce qui était perçu par l’auditeur était ce que les lèvres semblaient prononcer.

Michel raconte qu’à son arrivée aux USA il avait plus de mal de comprendre ce que ses interlocuteurs lui disaient au téléphone que face-à-face : en face-à-face, si on avale des syllabes, les lèvres « complètent », mais au téléphone ? Françoise (C.) confirme ce constat pour ses interactions actuelles en Italie : en face-à-face, elle comprend presque tout, mais quasiment rien au téléphone (Michel rajoutant que c’est parce qu’en Italie ils parlent aussi avec les mains).

Léo mentionne Un mot pour un autre, saynette de Jean Tardieu qu’il avait jouée à 25 ans à Medem, dans laquelle des mots étaient remplacés par d’autres, et pourtant on comprenait l’intention initiale : « Dans le commerce des humains, bien souvent les mouvements du corps, les intonations de la voix et les expressions du visage en disent beaucoup plus que les paroles, et aussi, que les mots n’ont par eux-mêmes d’autre sens que ce qui nous plaît de leur attribuer ».

Sylvie se lance alors dans un discours, dans lequel elle annonce de but en blanc : « Je vous signale tout de suite que je vais parler pour ne rien dire. Je sais, vous pensez qu’elle n’a rien à dire – elle ferait mieux de se taire… » Françoise (C.) s’exclame alors : « Raymond Devos ! », eh oui. Sylvie poursuit et achève ce discours, qui curieusement, tout en étant dans le non-sens, lorsqu’il parle de « catastrophe », peut faire écho à la crise actuelle que nous vivons (ou à toute autre crise).

Ce discours rappelle à Michel un autre article (en anglais) qu’il a lu plus tôt aujourd’hui, sur l’impossibilité inhérente de faire des prédictions/prévisions exactes (et encore moins : parfaites), la plupart s’avérant après coup erronées, ou, comme le disait Dénes Gábor, « Le futur est imprévisible », parce que le présent est chaotique, impossible à saisir dans sa totalité infiniment complexe et notre compréhension du présent est extrêmement lacunaire. L’article mentionne un ouvrage très récent de John Kay et Mervyn King, Radical Unvertainty: Decision-making for an Unknowable Future, qui affirme que la plupart des outils que les analystes utilisent pour prédire le futur sont faux et donnent un sentiment de sécurité et des certitudes erronées. Mais alors, comment décider, faire des choix et agir ?

La mention de la catastrophe dans le discours de Devos rappelle à Léo une citation : « Nous étions au bord d’un gouffre, nous avons fait un grand pas en avant », dont il ne se souvient pas de l’auteur. Quelques brèves recherches n’ont pas permis encore de l’identifier avec certitude, entre « Un homme d’État étranger », « Presque tous les chefs d’États africains » (Sylvie pense qu’il s’agit d’un politicien algérien), Léopold (tiens !) Sédar Senghor, Félix Houphouët-Boigny, Guy Mollet et d’autres.

Jean-Philippe souhaite évoquer la mémoire d’une personnalité extraordinaire décédée aujourd’hui même à l’âge de 100 ans : il s’agit de Daniel Cordier. Révolté en juin 1940 à l’écoute à la radio du maréchal Pétain demandant l’armistice, il rejoint dès juin 1940 de Gaulle à Londres, et malgré ses opinions de droite voire d’extrême-droite devient le secrétaire personnel de Jean Moulin. Après la Libération dont il était l’avant-dernier Compagnon, il ouvre une importante galerie d’art à Paris – il avait été initié à l’art par Jean Moulin… On pourra lire ici un récent article sur le parcours extraordinaire de ce personnage hors du commun, et écouter l’émission À voix nue de France Culture dans laquelle il se confiait, en 2013, au micro de Jérôme Clément.

L’évocation de l’histoire de Cordier rappelle à Michel celle de Georges Loinger – collègue puis ami du père de Michel (qui l’a donc connu) dans les années 1956-1964 –, qui, pendant la guerre, avec l’assistance de son cousin Marcel Mangel, plus connu sous le nom de Mime Marceau, a fait passer des enfants juifs clandestinement de France en Suisse>. Il est décédé fin 2018 à 108 ans. Michel l’avait revu – après un hiatus d’un demi-siècle – à la veille de ses 100 ans, et été frappé par sa forme physique et mentale inchangée… Léo l’avait rencontré sans avoir été un de ses familiers.

Sylvie se demande si Daniel Cordier avait connu Pierre Dac qui, durant la Seconde Guerre mondiale, avait été dans la Résistance et était arrivé à Londres en octobre 1943, après plusieurs arrestations. Or Daniel Cordier aurait quitté Londres pour être parachuté en France en 1942, il est possible qu’ils ne se soient pas croisés.

À propos de Pierre Dac, Léo mentionne Bagatelle pour un tombeau, réponse de Dac à l’attaque de Philippe Henriot à son encontre sur Radio-Paris.

Sur ces entrefaites, Françoise (P.) fait son apparition.

Avant que de se séparer, Jean-Philippe rappelle que lors d’un des apéros virtuels du premier confinement, on avait joué un spectacle à plusieurs voix (après répétitions hors apéro !). C’était en avril, il s’agissait de Jonas ou l’amour en baleine de Cami, saynette en deux actes et cinq personnages dans la distribution qu’on peut voir ci-contre. Il demande si l’on pourrait renouveler l’expérience mais autrement, peut-être une sorte d’atelier-théâtre à mi-chemin entre impro et texte écrit. L’idée plaisant à tous, Michel charge Sylvie de la réalisation et de la mise en scène future. Dans la brève discussion qui s’ensuit, Michel rappelle que deux personnes ne peuvent parler (ni chanter) ensemble sur Zoom, à quoi Sylvie répond qu’on peut tout à fait avoir des dialogues (ce qu’on avait d’ailleurs eu dans Jonas) où l’un parle (ou chante) tandis que l’autre se tait, et quand le premier a fini, le second répond, genre Le Duo des chats de Rossini que l’on peut écouter ci-dessus dans un amusant montage effectué par Sylvie pour un apéro en avril, où l’on peut lire que le compositeur est probablement autre que Rossini…

Quel qu’en soit l’auteur, on pourra aussi écouter ce génial duet avec deux sublimes (opinion toute personnelle de Michel) cantatrices).

Pour finir, Michel raconte à Chantal et à Léo que, durant le premier confinement, on avait tenu plus de 50 apéros virtuels, chaque soir (les comptes-rendus de plus d’une vingtaine sont en ligne sur ce site). Françoise (C.) exprime alors le souhait que le confinement actuel se poursuive au moins aussi longtemps…

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