Labyrinthes : La vida es sueño
Malheur à toi qui montres tant d’orgueil sans savoir que tu rêves (…). Cela est vrai. Eh bien, réprimons alors ce naturel sauvage, cette fureur, cette ambition au cas où nous rêverions de nouveau. Et nous agirons ainsi, puisque nous habitons un monde si étrange où la vie n’est rien d’autre que rêve ; et l’expérience m’apprend que l’homme qui vit, rêve ce qu’il est, jusqu’à son réveil. Le Roi rêve qu’il est un roi, et il vit dans cette illusion en commandant, décrétant et gouvernant ; et la gloire qu’il en retire ne lui est que prêtée, elle s’inscrit dans le vent, et la mort, ô cruelle infortune, la réduit en cendres ! Qui peut encore désirer régner, sachant qu’il doit se réveiller dans le sommeil de la mort ? Le riche rêve à sa richesse, qui ne lui offre que soucis ; le pauvre rêve qu’il pâtit de sa misère et de sa pauvreté ; il rêve, celui qui triomphe ; il rêve, celui qui peine et brigue ; il rêve, celui qui outrage et offense ; et dans ce monde, en conclusion, tous rêvent ce qu’ils sont, mais nul ne s’en rend compte. Moi je rêve que je suis ici, chargé de ces fers. En rêve, je me suis vu en une autre condition plus glorieuse. Qu’est-ce que la vie ? Un délire furieux. Qu’est-ce que la vie ? Une illusion, une ombre, une fiction, et le plus grand des biens est peu de chose, car toute la vie n’est qu’un rêve, et les rêves ne sont rien que des rêves. Pedro Calderón |
Je crois que cette phrase « la vie est un rêve » est strictement réelle. Seulement, il faut se demander s’il y a un rêveur, ou s’il s’agit simplement d’un… comment dire ? un se rêver. C’est-à-dire s’il y a un rêve qui se rêve… le rêve est peut-être quelque chose d’impersonnel, comme la pluie par exemple, ou comme la neige, ou comme le changement de saisons. C’est quelque chose qui arrive, mais cela n’arrive à personne ; ce qui veut dire qu’il n’y a pas Dieu, mais qu’il y aurait ce long rêve que nous pouvons aussi appeler “Dieu”, si nous voulons (…). Mon cauchemar le plus fréquent est le cauchemar du labyrinthe (…). Donc je songe que je suis dans un lieu quelconque et, pour un motif inconnu, je veux sortir de ce lieu. Je parviens à m’échapper, mais je me retrouve dans un lieu exactement semblable, ou le même lieu. Cela se répète deux fois, et je sais alors qu’il s’agit du songe du labyrinthe. Je sais que la scène va se répéter indéfiniment, que cette pièce sera toujours la même, et la pièce contiguë aussi (…). Ce que je dois faire, c’est toucher le mur, j’essaie de le toucher, mais je ne peux pas. En réalité, je ne bouge pas le bras, mais je rêve que je bouge le bras. Et au bout d’un moment, je me réveille en faisant un effort, ou bien — et cette apparition est fréquente aussi — je rêve que je me suis réveillé, mais je me suis réveillé dans un autre lieu, qui est un lieu onirique lui aussi, un lieu du rêve. Jorge Luis Borges (1899-1986) |
C’est, stricto sensu, le rêve de Narcisse – et de la faille qui n’est rien autre que l’iterface le séparant du miroir – que rêve Borgès. L’intérieur du labyrinthe est aussi l’image d’une incapacité à nous en sortir des contradictions entre nos désirs et les interdits qui nous font prendre les chemins du social pour, peut-être, les réaliser – ça et surmoi, si l’on voulait grossièrement nommer.
Tout cela sonne furieusement bouddhiste, en tout cas mais encore trop barré de tristesse pour l’être vraiment. D’où vient-elle cette tristesse ? De ce "je" enfermé au labyrinthe onirique qu’il lui revient de créer et d’entretenir. Supprimez le "je" et que reste-t-il ? Peu. Un labyrinthe sans prisonnier n’est pas une prison.
Le baroque, avec sa folie des affects et des êtres entremêlés à l’infini, n’est pas passé très loin de cette découverte-là, que l’homme n’est un je que par effet de structure. Mais c’était trop demandé à un esprit façonné par le christianisme d’Augustin que d’aller jusqu’à s’abondonner à un Dieu sans plus de limite que sa créature. D’où cet aboutissement du baroque dans l’ego cogito cartésien : s’il y a quelque chose de stable, c’est bien, au contraire, ce "je", en puissance de décider, avec l’aide de Dieu, de ce qui est et n’est pas, à l’heure où la science, en passe de se faire souveraine, fait se confondre réalité et effectivité – qui ne s’y serait trompé ?
Commentaire par kliban — 31 mai 2005 @ 18:26
C’est la réflexion sur la pièce de Genet qui soulève la question des rôles, et donc d’une part celle d’une vie rêvée (et par là cette de la réalité, dans un questionnement infini et sans réponse), et d’autre part, celle de l’identité (et des miroirs, qui renvoient une image démultipliée à l’infini mais toujours aussi énigmatique que l’original) et, par hasard (mais il n’y a pas de hasards) la lecture de ces entretiens de Borges qui m’a fait mettre ces deux citations en regard. En plus, la mise en scène du Genet me faisait penser au baroque et à ses jeux de miroirs labyrinthiques.
Je doute que ce soit ce conflit dont tu parles (les jeux pervers de l’époque indiqueraient justement le contraire) mais plutôt l’impossible quête du sens, au-delà du "je", justement ; du moins pour ceux qui croient qu’il y a un tel sens.
Ailleurs, Borges est interrogé justement sur son intérêt pour le bouddhisme.
Commentaire par miklos — 31 mai 2005 @ 21:52
[...] pour l’homme, tout est songe, illusion dans la vie : c’est un sommeil plus ou moins profond, que l’accoutumance nous [...]
Ping par Miklos » Le réveil — 31 janvier 2011 @ 3:30