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11 novembre 2007

Scriabine sans extase

Classé dans : Musique — Miklos @ 1:33

« Vous savez, les souvenirs sont une chose très compliquée. Il vaut mieux ne pas retourner sur les lieux. » — Claude Pompidou

« Faute d’un clou le fer fut perdu, faute d’un fer le cheval fut perdu, faute d’un cheval le cavalier fut perdu, faute d’un cavalier la bataille fut perdue, faute d’une bataille le royaume fut perdu. Et tout cela faute d’un clou de fer à cheval. » — Benjamin Franklin, Almanach du pauvre Richard, 1758.

« Avec le mot “si” on peut faire tout ce qu’on ne peut pas faire. » — Pierre Dac

À l’instar des architectes de la tour de Babel, d’Icare, du Rab­bin Loeb de Prague ou de Dorian Gray, l’homme cherche à dépasser les contingences des lois de la nature : la distance, le temps, et – ultimement – la mort, signifiant ainsi son « refus d’être créature ». — Miklos, L’amour au téléphone.… ou tout ce qu’on ne devrait pas faire. Si l’homme arrive à repousser les limites de la distance, sur Terre comme aux cieux, s’il arrive à repousser les échéances iné­luctables du temps qui passe, il ne peut y revenir en arrière ni se projeter dans le futur. Et pourtant, les traces du passé laissent toujours espérer qu’on pourra le ramener à soi : le déterrer, le restaurer, le ramener des morts ou le recréer, faute de pouvoir y aller.

Ce sont les bribes, esquisses très fragmentaires, qu’a laissées le compositeur Alexandre Scriabine (1872-1915) de ce qui aurait dû être son grand œuvre qui ont fait l’objet d’une reconstruction impossible. Son ambition – wagnérienne ou nietzschéenne – était l’art total, l’œuvre ultime : alliant musique (orchestre, piano, orgue), chant (chœur, soprano), danse, poésie, architecture, lumières, odeurs et goûts… pour « proclamer et provoquer la fin de l’Histoire ». C’est une mouche (des étables) qui met terme à cette ambition : Scriabine meurt d’une septicémie provoquée par une piqûre de cet insecte.

L’accord de synthèse de Scriabine dans ProméthéeAurait-il seulement pu mener ce projet démesuré à terme, et cette mouche n’était-elle pas providentielle ? L’aspiration promé­théenne de Scriabine – qui s’exprime chez l’homme depuis la nuit des temps – se sera manifestée dans des œuvres achevées, telles Le Poème de l’extase ou le bien nommé Prométhée. Le Poème du feu1, extatiques et intenses, d’une richesse harmonique et timbrale chatoyante accompagnée d’un clavier de lumières matérialisant sa perception synesthétique.

On rêverait de savoir ce qu’aura pu être ce magnum opus, dont le titre, Mystère, a présagé son destin ; hélas, faute d’une mouche… C’est à l’exhumation archéologique du condensé que voulait en faire Scriabine qu’il nous a été donné d’assister vendredi à la Salle Pleyel. Les notes de programme ne savaient d’ailleurs comment qualifier cette œuvre : la première page indiquait « Alexandre Scriabine : L’Acte préalable (…) restitution de la partition par Alexandre Nemtine », tandis que le texte qui l’accompagnait mentionnait « Vers une reconstruction » en intertitre pour poursuivre en précisant « [Les esquisses musicales] sont si fragmentaires que les mettre en forme est davantage affaire de composition que de reconstitution » tout en accordant à peine quelques lignes au compositeur qui a produit cette œuvre d’une durée de trois heures à partir de ces quelques traces.

L’orchestre et les chœurs du Nord des Pays Bas et les solistes (Susan Narucki, soprano et Håkon Austbø, piano) ont fait de leur mieux sous la direction précise et dynamique de Michel Tabachnik. Mais ils avaient contre eux l’acoustique de la salle Pleyel : l’entrée du piano et l’un des soli de la soprano étaient masqués par le son de l’orchestre qui semblait démesurément amplifié selon la place que l’on avait dans la salle. Et surtout : l’œuvre elle-même. Les intitulés des mouvements (« étrange, charme, flamboyant, giubiloso extatique, grandiose et énigmatique, fermamente luminoso, avec une volupté radieuse… »), se sont révélés être un galimatias aussi fumeux que la musique qu’ils étaient censés nommer. Si, dans la première partie (« Univers »), on reconnaissait le style de Scriabine dans une sorte de best of, la seconde (« Humanité ») et bien plus encore la troisième (« Transfiguration ») en auront donné une vision anecdotique, répétitive, maniérée et statiquement frénétique : rien ne bougeait (sauf le public : la salle, qui n’était pas pleine au début du concert malgré les nombreux invités, s’est vidée après la seconde partie), ni tension ni extase, au contraire des œuvres de Scriabine. Un ScriHasBeen qu’on aurait pu laisser inaccompli au lieu de l’achever – dans tous les sens du terme – ainsi. « La manière dont on imagine est souvent plus instructive que ce qu’on imagine. » (Gaston Bachelard).


1 Que l’on peut écouter dans une très belle interprétation de l’orchestre et du chœur symphoniques de Chicago sous la direction de Pierre Boulez.

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