Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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19 juin 2005

Labyrinthes : l’Irlande

Classé dans : Lieux, Littérature — Miklos @ 19:39

e Book of Kells est une floraison de formes animales entremêlées et stylisées, de petites figures simiesques au milieu d’un feuillage inextricable qui recouvre des pages et des pages, comme pour suivre les motifs toujours identiques d’une tapisserie ; là où — en réalité — chaque ligne, chaque corymbe représente une invention différence. C’est une complexité tout en spirales qui vagabonde, ignorant intentionnellement toute règle de symétrie disciplinée, une symphonie de couleurs délicates, du rose au jaune orange, du jaune citron au rouge violacé. Des quadrupèdes, des oiseaux, des lévriers qui jouent avec le bec d’un cygne, d’inimaginables figures humanoïdes en vrille comme un athlète équestre qui, la tête entre les genoux, se contorsionne jusqu’à former une lettre initiale, des êtres malléables et flexibles comme des élastiques qui s’introduisent dans un enchevêtrement d’entrelacs, qui poussent leurs têtes à travers des décorations abstraites, qui s’enroulent autour des lettres initiales en s’insinuant entre les lignes. La page ne s’arrête jamais sous notre regard, mais elle semble prendre vie d’elle-même, il n’y a point de point de repère, toute chose est mêlée à toute autre chose. Le Book of Kells est le royaume de Protée. C’est le produit d’une hallucination froide qui n’a pas besoin de mescaline ou d’acide lysergique pour créer ses abysses, parce qu’aussi il ne représente pas le délire d’un individu isolé mais plutôt le délire d’une culture tout entière engagée dans un dialogue avec elle-même, citant d’autres Évangiles, d’autres lettres enluminées, d’autres récits.

l est le vertige lucide d’une langue qui essaie de redéfinir le monde tandis qu’elle se redéfinit elle-même avec la pleine conscience que, dans un âge encore incertain, la clé de la révélation du monde ne peut être trouvée dans la ligne droite mais bien dans le labyrinthe.

e n’est donc pas par un hasard si tout cela a inspiré Finnegans Wake au moment où Joyce tentait de réaliser un livre qui représenterait à la fois une image de l’univers et une œuvre pour un « lecteur idéal atteint d’une insomnie idéale ». (…)

ue représente donc le Book of Kells ? L’antique manuscrit nous parle d’un monde fait de sentiers qui bifurquent en des directions opposées, d’aventures de l’esprit et de l’imagination qui ne peuvent être décrites. Il s’agit d’une structure où chaque point peut être relié à n’importe quel autre point, où il n’y a pas de points ou de positions mais seulement des lignes de raccord, chacune d’entre elles pouvant être interrompue à n’importe quel moment puisqu’elle reprendra aussitôt et suivra le même parcours. Cette structure n’a ni centre ni périphérie. Le Book of Kells est un labyrinthe. C’est la raison pour laquelle il a pu devenir, dans l’esprit excité de Joyce, le modèle de ce livre infini encore à écrire, lisible uniquement par un lecteur idéal atteint d’une insomnie idéale.

ais en même temps, le Books of Kells (avec Finnegans Wake, son descendant) représente le modèle de la langue humaine et, peut-être, celle du monde où nous vivons. Peut-être vivons-nous à l’intérieur d’un Livre de Kells en croyant vivre dans l’Encyclopédie de Diderot. Le Book of Kells ainsi que Finnegans Wake sont la meilleure image de l’univers tel qu’il est présenté par la science contemporaine. Ils sont le modèle d’un univers en expansion, peut-être fini et pourtant illimité, le point de départ d’interrogations infinies. Ce sont des livres qui nous permettent de nous sentir des hommes et des femmes de notre temps même si nous naviguons sur la même mer dangereuse à la recherche de cette île Perdue que le Book of Kells chante à chaque page, tandis qu’il nous invite et nous pousse à continuer notre recherche pour arriver à exprimer de manière parfaite le monde imparfait où nous vivons.

Umberto Eco, “A portrait of the artist as a bachelor”

14 juin 2005

Ça déchire grave

Classé dans : Danse, Musique — Miklos @ 1:43

Vendredi dernier, quatre héli­cop­tères vrombissaient autour de moi dans un profond sous-sol avec quelques hommes en tenue minimaliste, tandis que ce soir un ensemble de guitare électrique, percussions, basse, violoncelle, clarinettes et piano amplifiés à en exploser les tympans s’est déchaîné pendant deux heures ; ce n’était pas un concert de musique baroque, ni d’ailleurs ce que j’écoute en général. Et pourtant, cela en valait la peine (mais je ressens une curieuse envie de partir me reposer dans un monastère de trappistes).

Helikopter-quartet est l’œuvre mégalomaniaque du très mégalomaniaque — et génial — Karlheinz Stockhausen, un des compositeurs contemporains les plus connus de la génération Ligeti (on y reviendra) — Boulez, si ce n’est que parce que Björk a déclaré avoir été influencée par lui. Dans cette œuvre, quatre musiciens jouent dans quatre hélicoptères en plein vol ; lors de la création (réalisée avec l’aide de l’armée autrichienne, pas moins), le public a pu entendre la retransmission sonore et visuelle de cette musique, où le bruit des pales des hélicoptères, démarrant graduellement pour devenir assourdissant jusqu’à leur atterrissage, se joint aux trémolos des instruments.

Vendredi, c’était un enregistrement du quatuor Arditti en plein vol qui était diffusé dans l’Espace de projection de l’Ircam, la salle à acoustique variable située sous la fontaine de Nikki de Saint Phalle, lieu idéal pour cette diffusion — le son était partout, on semblait percevoir les hélicoptères s’élever dans le ciel. Cette musique accompagnait une chorégraphie d’Angelin Preljocaj créée en 2001, dont le plus spectaculaire était certainement le travail sur la lumière de Patrick Riou : les motifs géométriques changeants au sol, parfois suggérant les pales tourbillonnantes, parfois des envolées de sable dans la foulée des pieds des danseurs avait un côté fascinant et poétique. La chorégraphie elle-même était harmonieuse et claire, mais semblait particulièrement indifférente à la tempête sonore et au chatoiement lumineux.

Cette œuvre était précédée de Centaures (créée en 1998), un duo masculin torse nu, collants et lanières de cuir, sur une musique (très belle) de György Ligeti, qui, si elle était esthétiquement très léchée (voire tendre et sensuelle à certains moments), était encore plus froide que l’autre, et n’“allait” nulle part, c’étaient des scénettes qui m’ont fait penser à certains passages de Fantasia et non pas à l’après-midi d’un Faune inimitable (même en le doublant on n’y pensait vraiment pas)… Ça volait moins haut que les hélicoptères, pour sûr.

Ce soir, c’était le retour de Bang on a Can All-Stars au Théâtre de la Ville, un groupe que j’avais entendu l’année dernière, et avais été sonné autant par l’atmosphère paroxystique (et parfois difficilement supportables pour mes tympans habitués à une musique somme toute plus calme) que par l’excellence des musiciens et des œuvres qu’ils avaient jouées. Je n’ai pas été déçu ce soir ; si paroxysme il y avait eu alors, là ça l’était encore plus, le choix des pièces était original, intéressant, amusant et leur performance jubilatoire : Lick, de Julia Wolfe, constitué d’explosions de notes suivies de silences ; Heroin (de Songs for Lou Reed) de David Lang, fondateur de Bang on a Can, sur une vidéo splendide de Doug Aitken de personnes endormies, avec un regard attentif sur une main ou un œil fermé et leurs mouvements involontaires dans le sommeil ; Light is Calling de Michael Gordon, sur une vidéo de Bill Morrison, composé d’extraits d’un film en état de décomposition, ce qui donnait à l’image un air alternant l’abstrait (quand l’image était vraiment trop altérée par le temps), le suranné (le film devait dater du début du siècle dernier) et le poétique (le propos du film) ; Escalator, du minimaliste Arnold Dreyblatt, disciple de LaMonte Young et d’Alvin Lucier, qui utilisait un tempérament particulier (et une guitare électrique différente de la norme) et un violoncelle équipé de cordes de piano dans une folie sonore maîtrisée, inspirée par des escaliers roulants disfonctionnants.

Mais ce sont les trois dernières œuvres (et le bis, une transcription d’une étude pour piano mécanique du génial Conlon Nancarrow) qui étaient encore plus extraordinaires, chacune différemment : Piano Phase pour deux pianos de Steve Reich était ici retranscrit pour deux paires de deux xylophones verticaux ; l’excellent percussionniste David Cossin en jouait d’une paire simultanément à un enregistrement et une projection de lui-même sur l’autre paire ; les effets de moiré, tant dans la musique que dans l’image, étaient troublants et envoûtants. Eugene de Don Byron était écrit sur une vidéo muette d’Ernie Kovacs, comédien américain (décédé en 1962) extrêmement doué (certains auront vu le film Bell, Book and Candle où il joue aux côté de Jimmie Stewart, Jack Lemmon et Kim Novak — et dont le héros est en fait un chat siamois) et hors normes. Cette vidéo (disponible en DVD) est déjantée, surréaliste, intelligente — rien de ce qu’on se serait attendu à voir à la télévision américaine, d’où elle parvenait pourtant : réalisée en 1957, Kovacs y joue le rôle d’Eugene, un personnage chapelinesque curieux et ahuri face aux incongruités du monde dans lequel il évolue, si semblable au nôtre et pourtant subitement étrange, parfois inquiétant, dans cet éloge du silence contrastant avec l’atmosphère survoltée de ce soir. Enfin, Stroking Piece #1 de Thurston Moore était une œuvre minimaliste — sauf dans ses sonorités extrêmes — conçue, comme des œuvres de Terry Riley ou de Steve Reich, de phrases de 12 à 20 mesures constituées chacune de motifs semblant se répéter mais en fait variant subtilement. Les musiciens sont des virtuoses de leurs instruments, auxquels ils font parfois subir les pires outrages. Pour notre plus grand plaisir.

S’il y a aujourd’hui un ensemble novateur, c’est bien celui-ci, tandis que le quatuor Kronos, que j’ai tant apprécié, s’enlise malheureusement dans une programmation branchée, léchée et somme toute inintéressante.

10 juin 2005

Entrez dans la danse…

Classé dans : Danse — Miklos @ 1:05

Afrique du sud, Belarus, Belgique, Espagne, France, Hongrie, Japon, Pays-Bas, Pologne, Russie et Suisse sont les pays d’origine ou de nationalité des danseurs de la compagnie Rosas de la chorégraphe belge Anne Teresa de Keersmaeker, qui présentait ce soir au Théâtre de la Ville deux œuvres étonnantes : Raga for the Rainy Season, sur une mélopée indienne d’une heure environ, et A Love Supreme sur la musique de John Coltrane.

De Keersmaeker ce n’est pas de Soto, bien heureusement, et pour cause : elle a fait ses classes d’abord chez Béjart, puis à New York au début des années 80, ce qui lui a fait connaître la danse post-moderne américaine qui me touche tellement. Ses créations, utilisant souvent la musique du XXe s. (Schoenberg, Berg, Cage, Xenakis, Steve Reich…), sont ancrées dans la modernité avec fantaisie, joie et intensité sans pour autant rejeter le socle structurant du classique sans lequel bien de réalisations contemporaines ne touchent que l’éphémère de la mode du jour. Ce soir, on a pu admirer un spectacle vital et impétueux, mais aussi poétique et harmonieux, qui n’est pas sans rappeler le travail de Lucinda Childs.

La première œuvre était interprétée par huit femmes et un homme, dont les envolées des larges jupes blanches (le danseur en portait une aussi) étaient d’une rare élégance, geste que l’on pouvait trouver déjà chez la grande Martha Graham ; œuvre de l’attente, celle de la chanteuse indienne qui se demande si son mari va revenir — mais loin d’être immobile et figée (comme l’était le spectacle de la veille) ; tension parfois presque violente alternant avec le calme et la langueur, des entrelacs des danseurs au fil de ceux de la musique sans pour autant la copier ; quelques allusions discrètes à la danse indienne — une main retournée ici, un bras redressé là — et les symboles essentiels, ceux de la vie, de la naissance, de la mort ; des corps qui tombent et qui se relèvent, portés par les uns et soutenus par les autres ; des lignes subtiles que tracent les parcours des danseurs sur scène et dans le temps. Il faut être patient, attentif, passif, pour se laisser imprégner de cette atmosphère hors du temps. Coltrane c’est tout autre chose : le jazz vigoureux, le saxo si sensuel et chaud — et la chorégraphie reflétait cette différence, avec quatre danseurs — deux hommes (et notamment l’étonnant Igor Shyshko, grand et filiforme, sinueux et énergique, rapide et félin) et deux femmes, seuls ou accompagnés.

La scène était nue, uniquement bordée d’un mur blanc sur ses trois côtés, et l’éclairage souvent zénithal et fort efficace a contribué à l’atmosphère poétique de la soirée.

8 juin 2005

Olga m’a tuer

Classé dans : Danse — Miklos @ 23:32

Un homme et deux femmes, vêtus décontracté d’habits couleur de saison, marchent d’un air décidé, leurs pieds nus martelant le sol. Autour, des sacs en plastic remplis d’eau, suspendus chacun à deux fils. Parfois, l’un des personnages se plaque au sol, s’y tord ou reste inerte pour se relever plus tard. à d’autres moments, le trio s’arrête pour fixer du regard un point, puis un autre, indéfiniment, infiniment ; combien de temps resteront-ils ainsi immobiles ? Un deuxième homme joue à l’alto des sons souvent grinçants ; quand il n’est pas occupé à ne rien faire, il prend un cube translucide à moitié rempli d’eau et le retourne : on entend alors l’eau couler dans l’objet, sans que cela ne dérange ses trois acolytes, qui continuent à évoluer impassibles, comme indifférents au monde. Plus tard, l’un d’eux se couchera sur un ballon de caoutchouc, et lorsque celui-ci explose, son bruit induit un moment de frénésie, qui se calmera rapidement. À la fin, l’un des deux fils maintenant chacun des sacs en plastic remplis d’eau est détaché, et l’autre amorce un lent mouvement de balancier. L’un des quatre personnages se couche par terre sous l’un d’eux, les autres s’en vont. Après un long moment, il se relève et s’en va aussi. Le public applaudit.

C’était éclats mats, de la chorégraphe Olga de Soto (parce que c’était un spectacle de danse), ce soir au Centre Pompidou. Spectacle dans lequel elle « s’interroge sur la pensée qui précède ou accompagne tout mouvement ». Comme elle l’écrit ailleurs, « Il s’agit d’un travail sur l’instant présent et sur un temps réel, sans personnages. Pour moi, la forme du solo confronte l’interprète à soi-même, accompagné comme il est, inévitablement, par sa connaissance et sa méconnaissance de soi (…). C’est cet autre, absent, qui a donné corps aux présences des quatre corps qui partageaient l’espace-temps du spectacle éclats mats. » Je dois être trop bête, je n’ai vraiment rien compris, je me suis ennuyé à mort, l’espace était vide et le temps ne passait pas. Pour moi, la danse c’est autre chose, vraiment.

J’aime la danse contemporaine. Enfin, je l’ai cru pendant longtemps. Depuis le jour où j’ai vu, au ciné-club de la fac américaine où je faisais mes études le film documentaire Making Dances : Seven Post-Modern Choreographers de Michael Black­wood. J’y avais découvert avec émerveillement le travail de Trisha Brown, Lucinda Childs, David Gordon, Douglas Dunn, Kenneth King, Meredith Monk et Sara Rudner – ce qui a eu pour effet entre autres de me faire perdre mon goût pour le ballet classique, mais passons. Une vraie découverte de polyphonies de lignes et de rythmes rapprochant curieusement minimalisme et Bach.

C’est à mon arrivée à Paris que j’ai pu voir les spectacles de ces chorégraphes, principalement durant le Festival d’Automne et à d’autres moments, au Théâtre de la Ville à la programmation si éclectique et novatrice, mais aussi à Créteil (une splendide recréation d’un spectacle de Martha Graham), à la MC93 (la troupe de Lucinda Childs dans Einstein on the Beach de Philip Glass, mis en scène par Bob Wilson), à Chaillot (Twyla Tharp) et d’autres aussi: Pina Bausch (dans ses extra­ordinaires Kontakthof et Barbe-Bleue), Merce Cun­ningham le patriarche à la créativité bouillonnante, Alwin Nikolais magique par sa recomposition des corps et des couleurs, mais aussi une nouvelle génération avec Sidi Larbi Cherkaoui ou les Ballets C. de la B. Passionnants, jubilatoires, poétiques, intelligents, fous, abstraits – leurs univers parlent directement à tous nos sens.

Mais ce sont des spectacles de chorégraphes – principalement français – qui m’ont fait prendre conscience d’une toute autre « danse contemporaine », qui était sans doute destinée à interpeller un certain type d’intellect (pas le mien, en tout cas) et qui m’a laissé le plus souvent froid, malgré les danseurs nus de Boris Charmatz dans Herses (une lente introduction) sur une musique non moins difficile ; le Mauvais genre nu/couche-culotte d’Alain Buffard (il faut lire une longue analyse pour tenter de comprendre, mais cela ne fait pas aimer et est-on vraiment convaincu ?), ou Ceci est mon corps à l’esthétique christico-homoérotique « tendance backroom » (comme le dit si efficacement Philippe Verrièle) d’Angelin Preljocaj ; le carrément ennuyeux spectacle de Mathilde Monnier dans lequel elle déambule sur la scène, se couche par terre, se relève…

Dorénavant, on donne même carrément dans le gore ; voici comment Olivier Brunel parle (dans un article qui vaut la peine d’être lui pour y voir à quelle sauce on accommode Mozart) de ce « [...] “Tannhaüser” d[e] Jan Fabre à Bruxelles qui montrait au Venusberg des femmes enceintes nues se masturbant. à Paris, (…) on a pu voir successivement trois (…) affligeantes provocations comme “The Crying Body” du même Fabre où filles et garçons urinaient sur scène en se crachant dessus et insultant le public. “Sonic Boom” de Wim Wandekeybus, (…) ayant la cote dans les milieux branchés, montrait des scènes d’automutilation sanguinolentes. Dans la foulée, Marco Berrettini avec “No Paraderan” proposait un non spectacle dont les personnages insultaient le public, assorti d’une expérience révélatrice : plongé dans le noir, le public a copieusement répondu à ces injures ; une fois la lumière rétablie plus personne n’osait protester. » Il semblerait que branché = trash ou hyperintellobfuscation, de nos jours, dans la danse et ailleurs. Ce n’est pas vraiment un signe de maturité mais plutôt de régression infantile.

À la sortie du spectacle de ce soir, un collègue accompagné d’une jeune femme me hèle : « je parlais justement de toi et je disais que j’étais sûr que le spectacle t’avait plu ». À ma réponse brève (le titre de cet article), la compagne dudit collègue me dit, « mais c’était si sensualiste !  ». Il faut l’excuser, il est philosophe ; mais elle ? Moi, je ne le suis pas.

15/1/05 – 9/6/05

7 juin 2005

L’indicible

Classé dans : Littérature — Miklos @ 0:30


 
  

J’ai résumé L’Étranger, il y a long­temps, par une phrase dont je recon­nais qu’elle est très para­doxale : “Dans notre société tout homme qui ne pleure pas à l’enter­rement de sa mère risque d’être condamné à mort.” Je voulais dire seu­lement que le héros du livre est condamné parce qu’il ne joue pas le jeu. En ce sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les fau­bourgs de la vie privée, soli­taire, sensuelle. Et c’est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave. Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple : il refuse de mentir. Mentir ce n’est pas seule­ment dire ce qui n’est pas. C’est aussi, c’est surtout dire plus que ce qui est et, en ce qui concerne le cœur humain, dire plus qu’on ne sent. C’est ce que nous faisons tous, tous les jours, pour simpli­fier la vie. Meursault, contrai­rement aux appa­rences, ne veut pas simpli­fier la vie. Il dit ce qu’il est, il refuse de masquer ses senti­ments et aussitôt la société se sent menacée. On lui demande par exemple de dire qu’il regrette son crime, selon la formule consacrée. Il répond qu’il éprouve à cet égard plus d’ennui que de regret véritable. Et cette nuance le condamne.

Meursault pour moi n’est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amou­reux du soleil qui ne laisse pas d’ombres. Loin qu’il soit privé de toute sensi­bilité, une passion profonde, parce que tenace, l’anime, la passion de l’absolu et de la vérité. Il s’agit d’une vérité encore négative, la vérité d’être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi et sur le monde ne sera jamais possible. On ne se trom­perait donc pas beau­coup en lisant dans L’Étranger l’histoire d’un homme qui, sans aucune atti­tude héroïque, accepte de mourir pour la vérité. Il m’est arrivé de dire aussi, et toujours para­do­xalement, que j’avais essayé de figurer dans mon person­nage le seul christ que nous méri­tions. On compren­dra, après mes expli­cations, que je l’aie dit sans aucune inten­tion de blas­phème et seule­ment avec l’affection un peu iro­nique qu’un artiste a le droit d’éprouver à l’égard des person­nages de sa création.

Albert Camus

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