Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

This blog is © Miklos. Do not copy, download or mirror the site or portions thereof, or else your ISP will be blocked. 

9 février 2009

Les couleurs de la vie

Classé dans : Judaïsme, Lieux, Littérature, Photographie — Miklos @ 21:59


Pris sur le vif, Århus

«N’ayez pas égard à ce que je suis brunette, car le soleil m’a regardée. (…)

— O que tu es belle, m’amie, ô que tu es belle à tout tes yeux de colombe !

— O que tu es beau mon ami ! Ah notre plaisante, ah notre verdoyante couche ! Les poutres de notre maison sont de cèdre, et nos lambris de pin. Je suis la fleur de Saron, je suis la rose des vallées. (…)

— O que tu es belle, m’amie, que tu es belle à tout tes yeux de colombe entre tes tresses, à tout tes cheveux qui semblent un troupeau de chèvres, qui saillent du mont Galaad. Tes dents ressemblent des brebiettes tondues, » qui viennent tout frais d’être lavées, qui ont chacune deux gémeaux, et n’y a celle qui soit stérile. Tes lèvres sont comme un ruban d’écarlate, ton parler plaisant, tes joues comme la coquille d’une grenade logées entre tes tresses.

Le cantique des cantiques, c’est-à-dire la chanson des chansons. Trad. Sébastien Castellion (1555). Éd. Bayard.

«Vous me faites trop d’honneur,
Dit la belle orientale :
Votre éclat que rien n’égale
Mérite mieux que mon cœur.
Mais, las ! je ne suis pas née, »
Pour songer à l’hyménée :
Je renonce à ses douceurs,
Pour être avecque mes sœurs.

Jean de La Fontaine, Le diamant et la perle.

Un éternel recommencement

Classé dans : Langue, Photographie, Religion — Miklos @ 0:37

1555

Premièrement, Dieu créa le ciel et la terre. Et comme la terre était néante et lourde, et ténèbres par-dessus l’abîme, et que l’esprit de Dieu se balançait par-dessus les eaux, Dieu dit : Lumière soit. Et lumière fut. Et Dieu, voyant que la lumière était bonne, sépara la lumière des ténèbres, et appela Dieu la lumière jour et les ténèbres, nuit. Si fut fait de soir et matin le premier jour.

Sébastien Castellion, La Bible nouvellement trans­latée avec la suite de l’histoire depuis le temps d’Esdras jusqu’aux Maccabées : et depuis les Maccabées jusqu’à Christ. Item avec des annotations sur les passages difficiles. Bayard, 2005.

1815

Premièrement-en-principe, il-créa, Ælohîm (il détermina en existence potentielle, lui-les-Dieux, l’Être-des-êtres), l’ipséité-des-cieux et-l’ipséité-de-la-terre. Et-la-terre existait puissance-contingente-d’être dans-une-puissance-d’être : et-l’obscurité (force compressive et durcissante) -était sur-la-face de-l’abîme (puissance universelle et contingente d’être) ; et-le-souffle de-lui-les-Dieux (force expansive et dilatante) était-générativement-mouvant sur-la-face des-eaux (passivité universelle). Et-il-dit (déclarant sa volonté), lui-l’Être-des-êtres : sera-faite-lumière ; et-(sera)-fut-faite lumière (élé­men­ti­sation intelligible). Et-il-considéra, lui-les-Dieux, cette lumière comme bonne ; et-il-fit-une-solution (il déter­mina un moyen de sépa­ration) lui-les-Dieux, entre la-lumière (élé­men­ti­sation intelligible) et entre l’obscurité (force compres­sive et durcissante). Et-il-assigna-nom, lui-les-Dieux, à-la-lumière, Jour (manifestation universelle) ; et-à-l’obscurité, il-assigna-nom Nuit (négation manifestée, nutation des choses) : et-fut-occident, et-fut-orient (libération et itération) ; Jour premier (première manifestation phénoménique).

Fabre-d’Olivet, « Cosmogonie », La Langue hébraïque restituée, et le véritable sens des mots hébreux rétabli et prouvé par leur analyse radicale. Éd. l’Âge d’homme, 1991.

1899

Au commencement, Dieu avait créé le ciel et la terre. Or, la terre n’était que solitude et chaos ; des ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. Dieu considéra que la lumière était bonne, et il établit une distinction entre la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres, il les appela Nuit. Il fut soir, il fut matin, — un jour.

La Bible traduite du texte original par les membres du rabbinat français sous la direction de M. Zadoc Kahn, grand rabbin. Librairie Durlacher, 1952.

Au galaffe, Dieu avait créé l’freumion et l’carette. Or, l’mine ed’ charbon n’était que cholitude et chaos ; ed’ ténèbres couvraient l’quenoule ed’ l’abîme, et l’glou-bec ed’ Dieu planait chur l’quenoule ed’ eaux. Dieu dit : « Que l’carabistoulle choit ! » Et l’carabistoulle fut. Dieu considéra que l’carabistoulle était bonne, et il établit une distinction entre l’carabistoulle et les ténèbres. Dieu appela l’carabistoulle Jour, et les ténèbres, il les appela Nuit. Il fut choir, il fut matin, — un tchiot jaune.

L’Gueule ed’ bois traduite deul’ nig’doul original par les membres deul’ quinquin français chous l’targniole ed’ M. Zadoc Kahn, grand rabbin (version chtimisée). Librairie Durlacher, 1952.

1950

Au commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre était informe et vide, les ténèbres couvraient l’abîme et l’Esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit ! » Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière Jour, et les ténèbres Nuit. Le soir vint, puis le matin : ce fut le premier jour.

La Sainte Bible. Version complète d’après les textes originaux par les moines de Maredsous. Éd. De Maredsous.

1955

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vague et vide, les ténèbres couvraient l’abîme, l’esprit de Dieu planait sur les eaux. Dieu dit : « Que la lumière soit » et la lumière fut. Dieu vit que la lumière était bonne, et Dieu sépara la lumière et les ténèbres. Dieu appela la lumière « jour » et les ténèbres « nuit ». Il y eut un soir et il y eut un matin : premier jour.

La Sainte Bible traduite en français sous la direction de l’École biblique de Jérusalem. Éd. Denoël 1972.

1987

ENTÊTE Elohîms créait les ciels et la terre,
la terre était tohu-et-bohu,
une ténèbre sur les faces de l’abîme,
mais le souffle d’Elohîms planait sur les faces des eaux.
Elohîms dit : « Une lumière sera. »
Et c’est une lumière.
Elohîms voit la lumière : quel bien !
Elohîms sépare la lumière de la ténèbre.
Elohîms crie à la lumière : « Jour. »
À la ténèbre il avait crié : « Nuit. »
Et c’est un soir et c’est un matin : jour un.

André Chouraqui, Torah, Inspirés et Écrits

2001

Premiers
Dieu crée ciel et terre
terre vide solitude
noir au-dessus des fonds
souffle de dieu
mouvements au-dessus des eaux
 
Dieu dit Lumière
et lumière il y a
Dieu voit la lumière
comme c’est bon
Dieu sépare la lumière et le noir
Dieu appelle la lumière jour et nuit le noir

Frédéric Boyer (dir.), la bible. Nouvelle traduction. Bayard,

Écouter/voir

Francine Kaufmann : Les traductions de la Bible en français. La face éclairée du texte. Paris, 2007.

8 février 2009

Life in Hell: Swingin’ in the Snow

Classé dans : Cuisine, Musique — Miklos @ 2:20

Il neige. Akbar, enveloppé dans un long manteau gris qui descend jusqu’à ses chevilles, et Colomba, dont la jupette noire laisse admirer ses longues et belles jambes, entrent au Théâtre de la Ville. Samedi après-midi y est souvent le créneau des « concerts troisième âge » : pas trop tard pour pouvoir se coucher tôt, et programme classique (les favoris : Bach – Mozart – Beethoven – Schubert). Ils sont en général fréquentés par un public plus… enfin moins jeune ou bobo que ceux des soirées. Mais ce n’est pas une raison de les ignorer quand on n’est pas encore retraité : ils sont excellents, autant par le choix des œuvres que des interprètes : et même si Akbar n’y a pas apprécié la récente interprétation de Winterreise, il se souvient avec délectation des récitals de Christine Schornsheim au clavecin et au pianoforte ou du concert de l’ensemble Clément Janequin, par exemple.

Aujourd’hui, le programme est all-American et jazzy, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais pour ne pas inquiéter les habitués, les compositeurs sont des grands noms du classique. Igor Stravinsky, dont les complexes Danses concertantes et Ebony Concerto démontrent, s’il en faut, la maîtrise d’une incroyable palette de styles et de genres, d’une écriture savante sans être ennuyeuse ou absconse pour un public non averti ; La Création du Monde de Darius Milhaud, chatoyante de couleurs et d’harmonies, aux sonorités chaudes et entraînantes, aux rythmes syncopés (dont les premières notes ne sont pas sans rappeler celles de Wenn mein Schatz Hochzeit macht de Gustav Mahler) ; le concerto pour clarinette d’Aaron Copland au très beau solo pour la clarinette et dont la seconde moitié, plus décoincée, a assuré une transition avec le clou du concert, le Prélude, fugue et riffs pour clarinette et ensemble jazz de Leonard Bernstein : une explosion sensuelle, joyeuse, déchaînée, haletante et paroxystique, œuvre écrite jusqu’à la dernière note mais qui semblait improvisée et spontanée et dont l’effet contagieux s’est propagé à la salle, avec l’encouragement du chef : plus d’une tête grisonnante se balançait au rythme de la musique que d’autres soulignaient en battant des mains, pour finir en une ovation soutenue au soliste – le clarinettiste Ronald Van Spaendonck –, à l’ensemble Les Siècles et surtout à son chef et fondateur, François-Xavier Roth, dont la valeur n’a pas attendu le nombre des années.

Les instrumentistes sont jeunes, doués et passionnés, et leur répertoire balaie quasiment toute l’histoire de la musique écrite ; Akbar remarque l’un des deux batteurs : à peine sorti de l’adolescence, coiffé à la Beatles, de grosses lunettes à la monture noire années 60 sur le nez, la chaussure mal lacée, il domine avec précision et intensité toute sa quincaillerie. Quasiment tous les musiciens sont debout, à l’exception du pianiste (qui n’est pas un Victor Borge), des violoncellistes, du contrebassiste et du jeune percus­sionniste, ce qui contribue à leur engagement physique dans la musique. Akbar remarque quelques imprécisions dans les attaques ou les fins de phrases chez Stravinsky ou dans les pizzicati chez Copland, mais il est emballé par le concert dans son ensemble.

Quant à Roth, de dire de lui qu’il est un musicien engagé est un euphémisme : il l’est dans son action musicale foisonnante, il l’est dans sa direction, il l’est dans tout son être. Complice de ses musiciens et toujours attentif à chacun d’eux, son visage expressif reflète les émotions que véhiculent la musique : tour à tour souriant, riant, coquin ou mutin, puis sourcils froncés, bouche en accent circonflexe de Pierrot triste, abattu, dans les rares moments plus graves. Parfois décontracté, parfois déjanté, il swingue, va jusqu’à héler le public, crier ou siffler dans le Bernstein, encourage la salle à participer et serait sans doute capable de faire danser un cul-de-jatte. D’ailleurs, sa gestique rappelle à Akbar celle de Bernstein, qu’il avait eu la chance de voir diriger (et de rencontrer) bien des années auparavant : cet immense musicien aurait pu battre le record de saut en hauteur lorsqu’il dirigeait du Mahler – on garnissait d’ailleurs le podium d’un tapis plus épais pour assourdir ses atterrissages – et sortait, tout aussi épuisé mais excité du concert que le jeune Roth, auquel Akbar souhaite de nombreuses et belles années de musique pour son ravissement et celui de tout le public.

Les entrées – et surtout les sorties – de scène de Roth sont aussi un plaisir pour les yeux : rapide, d’un pas souple, il passe près des musiciens qu’il interpelle d’un amical ça va ? et revient saluer avec le soliste qu’il gratifie d’un bravo retentissant. Profitant du changement de disposition des chaises et des lutrins entre le Stravinsky et le Milhaud, il s’adresse au public et lui parle brièvement du programme. Involontairement cocasse, il leur raconte que « Milhaud a vécu aux États-Unis de façon plus épistolaire que Stravinsky ». Akbar doute qu’il ait voulu comparer la correspondance de Milhaud avec Cocteau à celle, fort abondante, de Stravinsky, et pense qu’il s’agissait plutôt d’un lapsus épisodique.

Colomba, ravie, entraîne Akbar dans un troquet où ils sirotent un vin chaud. Rentré chez lui, Akbar prépare sa célèbre compote de pommes dont il décide enfin de confier la recette secrète à son lectorat intime :

1,5 kg de pommes (bio)
100 gr. d’abricots secs
100 gr. de figues sèches
100 gr. de raisins secs
100 gr. de lamelles de noix de coco sèche
1 gros citron (bio)
225 gr. de sucre
cannelle, clous de girofle
un peu de rhum (facultatif)
3 verres d’eau

Laver les pommes. Les couper en quatre, retirer la queue. Mettre les quartiers dans une casserole épaisse sans les éplucher ni enlever les pépins.
Couper le citron (sans l’éplucher) en fines rondelles et le mettre dans la casserole.
Rajouter les autres ingrédients secs, puis l’eau.
Couvrir la casserole, porter graduellement à ébullition.
Laisser mijoter pendant 30 minutes en mélangeant délicatement de temps en temps.
Servir chaud, ou froid avec crème fraîche ou yaourt de brebis.
Conserver au froid.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

6 février 2009

« Tout ce terrain est une seule grande tombe »

Classé dans : Cinéma, vidéo, Histoire, Shoah — Miklos @ 2:30

Le camp d’extermination de Belzec a été soigneusement effacé. D’abord par les nazis en 1943, quand ils ont commencé à se rendre compte qu’ils auraient peut-être à rendre des comptes : ils rasent alors les chambres à gaz, tentent vainement de brûler les corps des quelque 600.000 Juifs qu’ils y ont exterminés à la descente du train de mars 1942 à 1943. Et aussi plus de soixante ans après : un vieillard polonais raconte, dans le saisissant documentaire de Guillaume Moscovitz diffusé hier, sa participation à la construction d’une des installations du camp. Puis il efface du pied le plan de la chambre à gaz qu’il avait esquissé dans le sable au bord de la route.

Les quelques villageois interviewés observaient de loin avec curiosité ce qui se passait en ce temps-là. Ils se souviennent encore des trains bondés aux wagons scellés, des cris « de l’eau, de l’eau ! », des colonnes de feu qui montaient dans la nuit des charniers et de l’insupportable odeur qui s’infiltrait partout aux alentours. Mais, comme le dit l’un d’eux avec reconnaissance, « On était obligé de supporter ça, mais heureusement ça n’a pas duré. Ce n’était pas très facile, mais grâce à Dieu, les gens ont survécu ». Les gens, il s’agit de ceux du village. Des Polonais.

Des déportés juifs il n’y a eu que deux survivants. Haïm Hirszman fut assassiné par des nationalistes polonais en 1946, le soir du premier jour de sa déposition devant la Commission historique juive. Rudolf Reder, décédé quelque vingt ans plus tard, a pu témoigner du silence de mort qui régnait lors du discours d’accueil qui annonçait aux arrivants qu’ils devraient prendre une douche puis partir travailler, des malades et des vieillards que l’on tuait directement au bord des charniers, des enfants que l’on jetait au-dessus des adultes dans les chambres à gaz, des monceaux de cadavres baignant dans des flaques de sang noirâtre sur lesquels on marchait, du corps de sa femme qu’il avait dû évacuer, parmi d’autres, de la chambre à gaz puis lui raser les cheveux.

Une femme d’un certain âge parle posément, dans un très bel hébreu. Bracha Rauffmann avait sept ans en 1942. Après l’arrestation de ses grands-parents et son père, sa mère avait quitté la ville avec elle pour retourner à Belzec – ironie du sort ! –, sa ville natale. L’enfant doit se réfugier d’abord dans les champs de blé qui la dissimulent du fait de sa petite taille, puis se terrer dans un trou dans le cimetière ; ensuite, elle est cachée chez une catholique profondément croyante : elle raconte les vingt mois qu’elle y a passés, quasiment enterrée vivante, recroquevillée, dans un réduit souterrain près de la porcherie, sans jamais sortir ni voir personne. Elle ne pouvait échapper à l’odeur pestilentielle des charniers humains avoisinants. Pour se retenir de hurler, elle se pinçait, se flagellait. Sa protectrice tâchait de venir tous les jours à proximité pour lui parler, et, quand il y avait un danger, elle se mettait alors à réciter ses prières à haute voix pour détourner l’attention. Bracha ne pouvait répondre qu’en chuchotant, et, dit-elle, « plus le temps passait, plus je murmurais bas, un murmure de silence ». Quand finalement elle est tirée hors du trou comme un bébé qu’on accouche, ce qu’elle réalisera adulte, elle ne sait même plus ce que sont les étoiles et la lune qui parsèment le ciel qu’elle aperçoit pour la première fois depuis si longtemps. Elle avait tout oublié.

Mes grands-parents paternels habitaient Rozwadow, un shtetl de la Galicie orientale. Les quelques cartes postales qu’ils écrivaient à leurs enfants qui avaient quitté la Pologne quand il était encore temps, témoignent de ce qu’a été leur dernier parcours : de la Pologne encore libre à la Russie, où ils s’étaient réfugiés après l’invasion, et bientôt occupée par les nazis. Dans leur ultime carte, envoyée le 9 août 1942 de Sambor (en Ukraine), dont le timbre porte l’aigle nazi et la croix gammée et où le nom de l’expéditeur est barré, ils griffonnent qu’on les emmène au bal, demandent de ne plus leur écrire et que Dieu vous bénisse. D’après l’Atlas de la Shoah de Martin Gilbert, c’est durant les deux premières semaines d’août 1942 que les Juifs de cette région furent déportés vers le camp d’extermination de Belzec.

Il ne reste même pas des cendres de mes grands-parents. C’est d’eux et de leurs compagnons de destin que Paul Celan écrit :

alors vous montez en fumée dans les airs
alors vous avez une tombe au creux des nuages on n’y est pas couché à l’étroit

À lire :
• Enzo Traverso : Paul Celan et la poésie de la destruction, 1997.
• Gitta Sereny, Au fond des ténèbres.
• Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, 2005.
• Jerzy Kosinski, L’Oiseau bariolé.
• …

5 février 2009

L’épicerie

Classé dans : Lieux, Littérature, Photographie, Société — Miklos @ 0:43


Épicerie à Den Gamle By (Århus)

« Mais a-t-on bien examiné l’importance de ce viscère indispensable à la vie sociale, et que les anciens eussent déifié peut-être ? Spéculateur, vous bâtissez un quartier, ou même un village ; vous avez construit plus ou moins de maisons, vous avez été assez osé pour élever une église ; vous trouvez des espèces d’habitants, vous ramassez un pédagogue, vous espérez des enfants ; vous avez fabriqué quelque chose qui a l’air d’une civilisation, comme on fait une tourte : il y a des champignons, des pattes de poulets, des écrevisses et des boulettes ; un presbytère, des adjoints, un garde champêtre et des administrés : rien ne tiendra, tout va se dissoudre, tant que vous n’aurez pas lié ce microcosme par le plus fort des liens sociaux, par un épicier. Si vous tardiez à planter au coin de la rue principale un épicier, comme vous avez planté une croix au-dessus du clocher, tout déserterait. Le pain, la viande, les tailleurs, les prêtres, les souliers, le gouvernement, la solive, tout vient par la poste, par le roulage ou le coche ; mais l’épicier doit être là, rester là, se lever le premier, se coucher le dernier ; ouvrir sa boutique à toute heure aux chalands, aux cancans, aux marchands. Sans lui, aucun de ses excès qui distinguent la société moderne des sociétés anciennes auxquelles l’eau-de-vie, le tabac, le thé, le sucre étaient inconnus. De sa boutique procède une triple production pour chaque besoin : thé, café, chocolat, la conclusion de tous les déjeuners réels ; la chandelle, l’huile et la bougie, source de toute lumière ; le sel, le poivre et la muscade, qui composent la rhétorique de la cuisine ; le riz, » le haricot et le macaroni, nécessaires à toute alimentation raisonnée ; le sucre, les sirops et la confiture, sans quoi la vie serait bien amère ; les fromages, les pruneaux et les mendiants, qui, selon Brillat-Savarin, donnent au dessert sa physionomie.

Honoré de Balzac, L’Épicier. 1840.

« Il n’y a pas épicier qui ne sache fort bien qu’il est loin d’avoir fait de l’or avec ses marchandises quand il a donné à leur valeur la forme prix ou la forme or en imagination, et qu’il n’a pas besoin d’un grain d’or réel pour estimer en or des millions de valeurs en marchandises. Dans sa fonction de mesure des valeurs, la monnaie n’est employée que comme monnaie idéale. Cette circonstance a donné lieu aux théories les plus folles. Mais quoique la monnaie en tant que mesure de valeur ne fonctionne qu’idéalement et que l’or employé dans ce but ne soit par conséquent que de l’or imaginé, le prix des marchandises n’en dépend pas moins complètement de la matière de la monnaie. La valeur, c’est-à-dire le quantum de travail humain qui est contenu, par exemple, dans une tonne de fer, est exprimée en imagination par le quantum de la marchandise monnaie qui coûte précisément autant de travail. Suivant que la mesure de valeur est empruntée à l’or, à l’argent, ou au cuivre, la valeur de la tonne de fer est exprimée en prix complètement différents les uns des autres, ou bien est représentée par des quantités différentes de cuivre, d’argent ou d’or. Si donc deux marchandises différentes, l’or et l’argent, par exemple, sont employées en même temps comme mesure de valeur, toutes les marchandises possèdent deux expressions différentes pour leur prix; elles ont leur prix or et leur prix argent qui courent tranquillement l’un à côté de l’autre, tant que le rapport de valeur de l’argent à l’or reste immuable, tant qu’il se maintient, par exemple, » dans la proportion de un à quinze. Toute altération de ce rapport de valeur altère par cela même la proportion qui existe entre les prix or et les prix argent des marchandises et démontre ainsi par le fait que la fonction de mesure des valeurs est incompatible avec sa duplication.

Karl Marx, Le Capital, livre premier, I.3.

The Blog of Miklos • Le blog de Miklos