Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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18 avril 2010

Le futur de la flotte aérienne

Classé dans : Actualité, Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 22:11

« L’impact des perturbations aériennes causées par un volcan islandais se fera de plus en plus sensible si elles se prolongent (…). Il faut savoir maintenant si le volcan va rester en éruption et s’il continuera de projeter des cendres dans l’atmosphère, dans quelles directions ces cendres seront portées par les vents et combien de temps celles qui sont déjà dans l’atmosphère resteront au-dessus de l’Europe. » — Le Point, 18/4/2010.

Mort et transfiguration, ou, la victoire de la Machine

Classé dans : Danse — Miklos @ 20:29

Cassandre : « Mon grec est clair et pourtant nul ne le croit. »
Le Chœur : « Tous les oracles parlent grec, et tous sont obscurs. »
— Eschyle, L’Orestie.*

On ne pourra pas dire qu’il n’y avait pas eu de témoins : le cinéma – Metropolis de Fritz Lang, Les Temps modernes de Charlie Chaplin, 2001 l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick –, la littérature – Les cinq cents millions de la Bégum de Jules Verne, La Machine à explorer le temps de H. G. Wells – ou la musique – Pacific 231 d’Arthur Honegger, Different Trains de Steve Reich… – relatent depuis la révolution industrielle le combat titanesque entre l’homme et sa création, la Machine, et plus généralement avec le système technicien.

Telle la glaise devenue homme qui a ensuite conquis la Terre, la machine est l’avatar de l’outil destiné à pallier les limitations physiques de l’homme ; cette prothèse s’autonomise, étend son emprise sur l’homme et sur la société, sur le monde matériel puis immatériel : les systèmes financiers, Google… Elle tisse sa toile (« web », en anglais) autour de la Terre, relie les individus en une infinité de réseaux dits sociaux pour mieux les lier et les contrôler, plus subtilement dans le virtuel que la myriade de caméras de surveillance qui se multiplient dans le monde physique, mais accompagnée du même message lénifiant, rassurant et anesthésiant : amitié, sécurité, bien-être, liberté.

On ne sera pas les premiers à imaginer la Ville après la disparition de l’homme. Les rues désertées, parcourues régulièrement de tramways silencieux et vides et de motocrottes automatiques, s’éclairent à la tombée de la nuit. Les étagères de ses épiceries, baignées d’une musique de fond sirupeuse, sont fournies d’aliments tout prêts à la consommation ; ils sont toujours frais, parce que remplacés automatiquement à leur date de péremption. Les portes d’un immeuble s’ouvrent au passage d’un chien errant ; il ne peut franchir le hall où est diffusé un message d’accueil poli à son entrée, n’étant pas reconnu par la caméra dont l’œil balaie imper­tur­ba­blement le seuil. Sur les immenses écrans des cinémas déserts, le même film est projeté en boucle depuis un temps immémorial. Au petit matin, les réverbères s’éteignent, et les kiosques se garnissent de journaux et de magazines qui remplacent ceux de la veille : ils ne contiennent que de la météo et des publicités : depuis la disparition de l’homme, il n’y a plus de nouvelles. Un soleil de plomb fournit imper­tur­ba­blement l’énergie nécessaire aux machines qui n’ont plus besoin de l’homme pour se réparer lorsque l’une d’elles tombe en panne. Tout marche à perfection.

Les spectacles de la Cie 111 ont d’abord concerné la relation de l’homme à la forme abstraite la plus simple, la ligne, puis plus complexe physiquement et métaphysiquement, le tangram. Le plus récent porte bien son titre ambigu, Sans objet : il ne s’agit plus tant de l’objet – inerte et manipulé par l’homme – mais de la machine animée qui a assujetti son créateur après qu’il ait tué son Dieu.

La scène est plongée dans l’obscurité. Une immense bâche sombre est jetée sur un objet informe. Sous la lumière blafarde, elle reluit tel un diamant noir. Puis elle commence à se ramasser, tandis que la chose qu’elle recouvre se déplie, prend de la hauteur et s’élève, entièrement enveloppée comme dans une burqa. Elle oscille, se balance, pivote, entraînant avec elle la toile, se métamorphose tour à tour en un Darth Vader menaçant ou en une reine altière habillée de draperies aux replis sculpturaux, s’incline jusqu’à terre comme en une prière de suppliante.


Un homme entre, puis un autre. Ils retirent péniblement la lourde bâche, qui dévoile d’abord une plate-forme, puis un immense bras articulé rivé au sol, qui n’est pas sans rappeler celui qui surplombe le fauteuil du dentiste : placé sur une base cylindrique, le premier segment, qui, on le verra, peut pivoter sur son axe, se dresser ou se pencher jusqu’au sol. À son extrémité, un autre segment, doté lui aussi de la même indépendance de mouvement. Au bout, une sorte de boîte reliée au bras par un petit cylindre, et capable de s’orienter indépendamment.


Les deux hommes se rapprochent de la chose. Veulent-ils en prendre possession ? Elle s’anime : ce n’est pas un objet ni un bras mécanique qui se plie docilement aux manipulations d’un dentiste, c’est une créature, une mante religieuse maligne et perverse qui va jouer avec ses deux proies. La petite boîte, à son extrémité libre, est sa tête : elle s’en sert pour regarder attentivement, avec ses deux yeux, le monde autour d’elle, la scène mais aussi la salle, qu’elle l’incline d’un air perplexe et cocasse quand elle ne comprend pas. De temps en temps, elle s’arrête et pousse un long soupir pneumatique.


Les deux hommes sont devenus les objets de la créature. Asservis, ils n’ont plus de volonté, leurs têtes semblent s’être fondus dans le bras métallique, tandis que leurs corps exécutent les mouvements qu’elle leur impose, au sol comme dans les airs tels des fétus de paille balancés au gré du vent.


Une fois sa maîtrise sur les humains assurée, la machine s’en prend à leur environnement. Elle penche sa tête jusqu’au sol, et sa bouche se fixe telle une ventouse sur une dalle ou une autre qu’elle soulève sans effort et brandit victorieusement même lorsque les deux humains s’y sont réfugiés et s’y agrippent au prix d’impressionnantes acrobaties. Puis elle redispose méticuleusement ces plaques à son gré, à plat ou à la verticale, tels des paravents ou des murailles. La scène est maintenant parsemée de tombes béantes dans lesquelles les hommes disparaissent et d’où ils ne ressortent qu’au prix d’efforts renouvelés.


La longue chorégraphie s’achève. Les deux hommes ne sont plus que des corps, leurs têtes comme effacées par une cagoule noire qui leur colle au visage.


La bâche s’est transformée en un rideau noir qui sépare la scène de la salle telle une iconostase. Il se fend de haut en bas, et par l’interstice jaillit un rai de lumière intense qui laisse deviner une vision surnaturelle ou transcendante : la machine irradie, elle s’est finalement métamorphosée en un dieu, le dieu de ce monde moderne qui ne sait ou ne peut se résigner à vivre sans le Dieu qu’il a tué.

En sortant de la salle, on se dirige vers le métro. Dans la station, le distributeur de tickets refuse de prendre la carte de crédit, malgré ce qui y est indiqué. On s’adresse à la guichetière :

— Je voudrais acheter un carnet, s’il vous plaît.

— C’est la machine qui vend, Monsieur.

— Mais elle n’accepte pas de carte de crédit.

— Oui, en effet.

— Ne pouvez-vous pas mettre une affiche à cet effet ?

— Non, Monsieur, c’est la machine qui fait tout.

On ne pourra pas dire qu’il n’y avait pas eu de témoins.

Cassandre : « Telle fut la vie : les heures les plus heureuses, des griffonnages à la craie sur une ardoise d’écolier. Nous regardons fixement et tentons de les comprendre. Et puis la chance tourne le dos – et tout est effacé. »
— Eschyle, L’Orestie.*

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* Cités par Alberto Manguel, « La Voix de Cassandre » in La Cité des mots. Actes Sud, 2009.

Toutes les photos sont d’Aglaé Bory et reproduites avec l’autorisation de la Cie 111 que nous remercions vivement non seulement de nous les avoir fournies, mais aussi pour le réenchantement du monde qu’ils nous proposent.

15 avril 2010

Life in Hell : ça ne rigole pas

Classé dans : Actualité, Politique, Société — Miklos @ 0:22


Chaque matin, Akbar enfourche une bicyclette pour une promenade d’une demi-heure et de quelques milliers de kilomètres, parfois plus. Étonnant, dites-vous ? À le voir comme ça, on ne se serait pas douté que… Stupéfiant, même, lorsqu’on apprend qu’il fait du sur-place. Tout s’explique quand on constate que c’est en salle, les yeux rivés sur le mini-téléviseur qui diffuse les programmes de la chaîne Planète : ils lui font visiter la Terre d’un bout à l’autre, du Ténéré à la Mongolie, des déserts d’Australie aux jungles amérindiennes. D’ailleurs, si vous êtes un lecteur assidu des aventures de notre héros, vous n’êtes ni étonné, ni stupéfait :
vous le saviez déjà.

Akbar ne regarde plus Planète : à l’heure de sa balade roborative, la chaîne diffuse des séries, genre épreuves d’endurance quasi initiatiques pour une équipe d’occi­dentaux plongée dans une culture étrangère, de préférence tribale et colorée, émissions dont le principe est parfois trop répétitif (malgré les changements de paysage) et les intentions transculturelles simplistes.

Dorénavant, il se branche sur Public Sénat. Voici qu’il tombe sur Déshabillons-les. Après son passage dans les vestiaires de la salle où il vient justement de se mettre en tenue, Akbar se dit que c’est peut-être la suite ? Eh non, c’est une série de débats consacrés à l’analyse de l’actualité et des comportements de ceux qui la font.

Aujourd’hui, il s’agit de La politique du sourire : qu’exprime un sourire et que cache-t-il, quelle est sa fonction sociale, voire politique ? Comment est-il perçu ? Pour en débattre, quatre experts de ce type de grimace : un spécialiste de l’histoire du corps, de normes et de codes esthétiques (Georges Vigarello au discret sourire), un neurobiologiste spécialiste du cerveau (Sébastien Bohler, au sourire et au regard coquins), un sondeur d’opinion (le très souriant Jean-Daniel Lévy de l’institut CSA) et un psychanalyste (Daniel Sibony, qui vient de publier Les sens du rire et de l’humour, le visage réservé, voire mélancolique ou triste, est-ce du fait de sa connaissance des sombres recoins de l’âme ?).

Aucun humoriste parmi les invités : il ne s’agit pas d’humour, mais de pouvoir et de soumission, de violence et de véhémence, d’atteintes narcissiques et de dénis, de conjurations et de connivences. Le sourire éclatant d’une Roselyne Bachelot souhaitant explicitement à Martine Aubry de se casser la gueule ; le sourire contraint et décalé d’une Ségolène Royal dans son discours de défaite plagié, quant au texte, sur celui de Mitterrand qui lui avait livré le sien d’un air grave et convaincant ; le sourire détendu et amusé d’un Sarkozy visionnant la parodie que fait de lui Laurent Gerra et son sourire carnassier une fois arrivé au pouvoir… Des études ont montré, apprend Akbar, que plus le niveau de testostérone est élevé et plus la position dominante est assurée, moins l’homme sourit. À l’inverse, ceux qui sont soumis y ont recours pour charmer et pour séduire, tel Villepin. Ou, comme l’explicitera Sibony, la femme, qui accueille. Sexuellement. Comme quoi, se dit Akbar, Sibony considère la femme comme soumise à l’homme. Et pourtant il en connaît des qui…

Le sourire est un masque obligé dans une société de plus en plus individualiste où règne la pression d’optimisme, le culte de la réussite et du nous sommes ensemble. Il en devient un outil de déni des problèmes réels. Daniel Sibony conclut ainsi : « Il y a d’un côté le sourire outil de travail, considéré comme outil miracle, et peut-être son utilisation va se moduler et se modérer. D’un autre côté, je crois que la vie politique gagnera beaucoup à se laisser imprégner par ce qui fait vraiment éclater de rire, fait rire réellement, au sens que c’est cocasse, que c’est grotesque, et que peut-être même de petites rigoles de joie peuvent s’infiltrer jusque là. Et la joie, c’est la source du rire la plus éternelle. »

Akbar se demande si un tel spécialiste du sens profond que véhiculent les mots a intentionnellement utilisé « rigole » dans ses deux acceptions… Ce n’est pourtant pas un rigolo, Sibony.

Appliquant ce qu’il vient d’apprendre, Akbar se dit que le niveau de testostérone de l’animatrice doit être très élevé en dépit de son sexe : elle sourit tout le temps, et de sa position dominante interrompt à tout bout de champ ces quatre mâles pour compléter leurs phrases à sa façon à elle et en raccourci, pour fournir elle-même la réponse aux questions qu’elle leur pose ou pour passer la parole de l’un à l’autre. Il n’est pas question de développer une réflexion, on est après tout à la télévision.

Akbar se demande s’il n’est pas préférable qu’il se branche plutôt sur Desperate housewives ou sur Sex and the city, deux séries mentionnées lors de l’émission.

En tout cas, le diagnostic de l’homme non-souriant se confirme expérimentalement sur le terrain : dans les vestiaires, qu’il rejoint après ses efforts physiques à bicyclette et intellectuels à la télévision, il y croise des mâles dominateurs, musclés, muets et le visage figé, quoique déshabillés. Ça ne rigole pas, au sport.

Jeff et Akbar sont les personnages d’une série de bandes dessinées de Matt Groening, qui est aussi le père de la fameuse – et infâme – famille Simpson.

13 avril 2010

Naissance de l’art contemporain

Classé dans : Architecture, Arts et beaux-arts, Photographie, Récits, Sculpture — Miklos @ 2:02

Le refroidissement climatique sur Trafalmadore affecte les éclosions : la population y baisse à vue d’œil, et la menace de la disparition à court terme de cette illustre civilisation qui fait remonter ses racines à la création de l’univers devient réelle. La Reine Mère se résigne finalement à envoyer son meilleur agent, X27 (de son vrai nom, doux comme une caresse, Porfichtoumikdabicroûté), explorer la galaxie à la recherche d’une nouvelle patrie plus accueillante. X27 s’envole dans le navire spatial aux couleurs rouges de la famille royale. Elle est accompagnée des meilleures mères porteuses de l’époque. Inutile de s’encombrer de mâles, ils n’ont plus de fonction reproductrice depuis belle lurette, on ne prendra que le strict nécessaire pour assurer la technique, se dit X27.

Après de longues errances entre soleils et lunes, astéroïdes et trous noirs, les exploratrices quelque peu fatiguées décident de s’arrêter sur la première planète qui se présenterait. Tiens, celle-ci, leur montre X27. Elles s’en rapprochent, et y aperçoivent une immense serre surmontée d’une plate-forme d’atterrissage qui semble correspondre aux dimensions de leur vaisseau. Parfait !, déclare X27, notre avenir est enfin assuré. Le pilote, seul mâle de l’expédition, pose délicatement l’engin après avoir éteint les quatre tuyères bleues.

Le vaisseau est maintenant solidement arrimé. X27 sort en premier. Elle porte haut le globe royal, rouge comme il se doit, destiné à marquer la souveraineté de la Reine Mère sur cette nouvelle terre. Chevauchant une petite navette multicolore, elle fait un rapide tour des environs. Satisfaite de son premier coup d’œil, elle revient vers le navire royal, et tape de sa main contre la paroi pour indiquer à ses occupants qu’ils peuvent dorénavant sortir sans danger.

X27 ordonne au mâle servant de commencer par ériger un abri pour les mères porteuses, ce qu’il s’empresse de faire. On le voit ici en compagnie de l’une d’elles au seuil de la cabane qu’il vient de monter en un tour de main. Puis il s’attelle rapidement au travail qui est sa spécialité sur Trafalmadore, la construction des nids.

Tel un funambule, le grand flandrin se déplace agilement sur les montants externes de la serre. Aux croisements, il enchevêtre, aussi ingénieusement que l’oiseau tisserand de cette planète, des planches qu’il extrait de la soute du vaisseau. Un nid sitôt achevé, une mère porteuse se dépêche d’y déposer ses œufs. Quel soulagement !

Peu de temps après, et plus rapidement qu’à la maison du fait du soleil qui luit sur cette planète, ils éclosent. Est-ce dû au manque de pesanteur lors du voyage, il n’y a, dans ces portées, aucun mâle. Les nouvelles-nées font leur apparition, les yeux encore voilés par le liquide dans laquelle elles ont baigné au cours de la longue traversée de l’espace. On voit ici une femelle à deux têtes : quand elle sera grande, elle sera politicienne, pour sûr.

Les femelles adultes posent leurs bébés sur les montants pour favoriser leur séchage. L’une d’elle, plantureuse comme sa génitrice, fera une excellente mère porteuse. Une autre semble avoir des dispositions pour une vie bien plus… légère. Males will always be males…

Devenues adolescentes, il est temps d’entrer dans la serre. Mères et filles y investissent les étages, se choisissent qui un recoin, qui un piédestal, et se figent jusqu’à la nidification suivante. Le mâle les suit après avoir verrouillé le vaisseau : elles auront besoin de lui la prochaine fois.

11 avril 2010

Trop, c’est trop (et souvent pas assez)

Classé dans : Actualité, Musique — Miklos @ 15:38

Pour qui connaît les interprétations des plus grands guitaristes du XXe siècle Andrés Segovia (qu’on a eu la chance d’entendre en live), Narciso Yepes (très beau coffret de cinq CDs Deutsche Grammophon), Julian Bream (qui a donné son premier récital à 13 ans et que l’on voit ici jouant du luth pour Stravinsky) ou John Williams (dès le double CD Decca, qu’il a enregistré à l’âge de 17 ans…) – on pourrait rappeler aussi Laurindo Almeida ou le couple Alexandre Lagoya-Ida Presti – le récent récital de Filomena Moretti au Théâtre de la Ville (salle des Abbesses) a été parti­cu­lièrement décevant.

Et pourtant le programme comprenait un répertoire connu (transcriptions de Scarlatti et de Bach, une œuvre de Sor) et moins connu (Regondi, Mertz et Barrios Mangoré), tout en évitant curieusement les compositeurs des XIXe et XXe siècles dont les œuvres (transcrites ou originales) se retrouvent plus souvent dans le répertoire de cet instrument, à l’instar des Soler, Albéniz, Villa-Lobos, Granados, Tárrega, Falla ou Turina et bien d’autres. On pense en avoir saisi la raison après le concert.

Qui avait lu attentivement les notes de programme se serait douté de quelque chose : « mais c’est qu’elle privilégie l’expression plutôt que la littéralité, préfère la simplicité chantante à la virtuosité ostentatoire… ». Pour résumer ce qu’on entendu : dans la partie « classique » du programme (trois Sonates pour clavecin de Scarlatti ; la Suite pour luth en mi mineur de Bach et le Grand solo de Sor), l’interprétation hyper-romantique, pleine de rubati excessifs déformant les passages rapides où des notes d’une durée et d’une dynamique égales se trouvent les unes avalées et les autres soulignées, allant jusqu’à la suspension quasi-totale du jeu dans une sorte de ralenti à l’infini souligné par l’expression inspirée de l’artiste, les sons étouffés, comme si les notes étaient curieusement arrondies (et notamment quand jouées du pouce) au lieu du piqué que l’on attendrait. Pourtant, Moretti a la technique : dans la Gigue de la Suite de Bach elle a démontré sa capacité à jouer des passages très rapides avec une égalité sans faille. C’est donc un choix styliste auquel on n’a pas adhéré : malgré la profusion des effets, ce jeu lourd et parfois laborieux manque de subtilité et ne véhicule pas d’expression ; et surtout, il ne chante pas (ou alors il chante à la napolitaine, style qui ne convient pas particulièrement à ce répertoire). C’est tout l’opposé de celui d’un Yepes, Bream ou Williams, sobre et pourtant réellement expressif.

Les autres œuvres (Rêverie de Regondi, Fantaisie hongroise de Mertz et Sueño en la floresta de Barrios Mangoré) correspondaient bien mieux à ce style, étant elles-mêmes romantiques à souhait. L’expressivité de Moretti ne détonnait pas, et sa capacité à varier la coloration du son (que ce soit en jouant au-dessus de la rosace ou plus près du sillet de chevalet, en effleurant ou pinçant les cordes) était appréciable. Par contre, Asturias (Leyenda), transcription du cinquième mouvement de la Suite española pour piano d’Isaac Albéniz qu’elle a donné en rappel, méritait de plus rigueur et dans l’interprétation, même si ce passage de virtuosité a été (évidemment) accueilli par les applaudissements frénétiques du public. L’inter­prétation – au piano, le dirait-on ? – qu’en donne Alicia de Larrocha est, osons le dire, d’une telle perfection qu’il est difficile après d’en écouter d’autres sans les mesurer à cette aune. Et celle-ci ne s’en rapprochait pas.

Si le jeu de Moretti était caricaturalement féminin, celui de Jean-Efflam Bavouzet au piano, dans un précédent récital au Théâtre de la Ville (qui écrit son prénom avec un seul f), nous a frappé parfois littéralement comme sa contrepartie caricaturalement masculine : puissant, martelé, brutal. Tous deux sont dans l’exubérance, mais autrement.

Si la Sonate n° 6 de Prokofiev se prêtait mieux à ce style (et c’est apparemment dans le romantique tardif et dans le post romantique que Bavouzet est apprécié), ce n’était certainement pas le cas de la Sonate n° 31 de Haydn : le touché était clair, les notes détachées (presque comme au clavecin, mais alors on y préfère de loin une Christine Schornsheim, qu’on a entendu précédemment) et la structure parfois polyphonique bien explicitée, mais la dynamique romantique, les rubati, la pédale trop présente et surtout le martèlement ne correspondaient pas au style de l’œuvre. La musique de Haydn n’a rien d’efféminée ni de macho. Le critique du Guardian a d’ailleurs trouvé que l’enregistrement de l’intégralité des Sonates de Haydn par Bavouzet sonnait plutôt comme du Ravel…

Quant à Ravel, justement : l’interprétation qu’a donné Bavouzet du Gaspard de la nuit lors de ce concert semblait détacher les notes comme au scalpel ; elles en devenaient métalliques, parfois criardes. Le piano – on en était peut-être trop près – semblait avoir un problème d’accord. On aurait apprécié plus de délicatesse, plus de mystère…

C’était le rappel qui correspondait finalement le mieux à ce style de jeu : il s’agissait de la Toccata de Jules Massenet, œuvre d’une grande virtuosité technique (que l’on peut entendre ici interprétée par Aldo Ciccolini) que le compositeur avait écrite pour la pianiste Aimée-Marie Roger-Miclos. La critique d’un récital qu’elle avait donné à New York en 1903 trouve que son jeu, grossièrement bruyant et alternant violemment les sons forts et doux, était fort peu musical ; s’il passait bien dans les œuvres plus superficielles, il manquait singulièrement de profondeur dans le Carnaval de Schumann et était trop rapide et excentrique dans trois œuvres de Chopin. Quant à Bavouzet, il a enlevé cette Toccata de salon avec tout le panache et l’énergie qu’elle requiert.

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