Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 mars 2013

Rabbi on Bicycle

Classé dans : Judaïsme, Photographie, Société — Miklos @ 23:22


Wishful glance.
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Then there is the tale of a girl being held against her will in the red-light district. Mounting his bicycle (which was the Rabbi’s mode of travel early in the twentieth century), he pedaled to the brothel, barged in the front door, brushed past the best-known Madam in town, marched upstairs, and found the half-nude girl. Her clothes had been taken so that she would not run away. The Rabbi wrapped her in a blanket and took her out of the bordello. He marched through downtown Galveston, guiding the bicycle with one hand and holding the girl with the other. Stopping at a clothing store, he ordered the startled saleslady: ‘Fit her out from head to foot.’ Then he took the girl back to her home and eventually found her a job.”

Rabbi Henry Cohen II: Kindler of Souls. Rabbi Henry Cohen of Texas. University of Texas Press, 2007.

One day, more than 25 years ago, word came to Henry Cohen that a man named Demchuk, a Russian, lay in a Galveston jail and had sent for him. The prisoner, Cohen found, was desperate. He had been mixed up in revolutionary activities in Russia and had escaped as a stowaway. Now Demchuk had been arrested and was to be deported. Inevitably, in Russia, he would face a firing squad. The immigration officer in Galveston could do nothing. Washington would do nothing. Yet something had to be done quickly.

With a quick resolve, Henry Cohen stepped in at the store of a friend. ‘I’ve got to have $100!’ he barked. ‘Don’t ask me why! I’ve got to have it—quick!’ He got it. People in Galveston have learned that when Henry Cohen says he needs money, it’s in a good cause. Rabbi Cohen jumped on his bike, pedalled swiftly to the station, stopping only to buy a toothbrush. He knew a train was pulling out in a few minutes. He bought a ticket to Washington and checked his bike in the baggage car. Landing in Washington, Cohen pedalled down Pennsylvania Avenue to the Department of Commerce and Labor. ‘I’m sorry, Dr. Cohen,’ said the Secretary. ‘I’ve reviewed the case and the man has to be deported. We can’t make exceptions.’ Rabbi Cohen turned away, his heart sick.

Then, with sudden decision, he strode out of the office and made for the White House. Rabbi Cohen even then was well known in Washington and, within an hour, he was telling his story to President Taft. The President, too, said, ‘No exceptions,’ and added, trying to soothe Rabbi Cohen, ‘You Jews are a wonderful people. I don’t know of any people who will do as much for your own race and creed as you do.’

‘My own creed!’ said Cohen. ‘What do you mean, Mr. President? This man is not a Jew! He’s a Greek Catholic!’

President Taft jumped as if Cohen had shot him. ‘A Greek Catholic! Do you mean to say that you came all the way from Texas to intercede for a Greek Catholic?’

‘Certainly,’ said Rabbi Cohen. ‘He’s a human being, isn’t he?’

Taft turned and rang for a secretary. ‘Take a telegram to the immigration office in Galveston: “Release Demchuk in the custody of Rabbi Henry Cohen.” ’

Returning to Galveston, Cohen got Demchuck a job at his trade in a boiler works. Demchuk did well, earned money, then through friends got his family out of Russia.”

Webb Waldon, “The Busiest Man in Town”, The Rotarian, February 1939.

A rumor reached Rabbi Cohen one day that a man in a Texas prison, Sidney Porter by name, had been wrongfully convicted. The rabbi investigated, and appealed to the Governor. Many months passed. Then one morning a man at Cohen’s door, with a satchel in his hand, asked hesitatingly: ‘Are you Rabbi Cohen?’ Reassured, the man fell on his knees, tears streaming down his face. ‘I am Sidney Porter,’ he said, ‘I can’t do anything now to pay you for what you’ve done for me. But I’m a writer. I’ll write things to help your people.’ Then he departed.

Years later, O. Henry, whose real name was Sydney Porter, wrote a story about a Southern rabbi who secured the release of a wrongfully convicted man.”

Webb Waldon, “The Busiest Man in Town”, The Rotarian, February 1939.

8 mars 2013

« La critique est aisée et l’art est difficile. » (Frédéric II le Grand, Épitre XIX. À Darget. L’apologie des Rois)

Classé dans : Peinture, dessin — Miklos @ 2:14

Gustave Coquiot (1865-1926), écrivain et critique d’art (et incidemment secrétaire de Rodin – au sujet duquel il a écrit un livre –, collaborateur de Jean Lorrain et ami de Huysmans), a publié sur la fin de sa vie un petit ouvrage intitulé Des Gloires déboulonnées, dans lequel sa plume au vitriol s’en prend avec virulence à dix peintres, qu’il dit avoir choisi sans haine, « dix idoles ou dix noms représentatifs de la fragile gloire qu’accordent de médiocres juges, à la sollicitation des marchands. […] Aujourd’hui, – que les marchands, que les amateurs soient ou non d’accord avec moi – les dix idoles, statues déboulonnées, chancellent et menacent de choir au souffle du plus léger vent de justice. »

Si, parmi les dix cibles de sa plume, certains de ces artistes sont tombés dans l’oubli, on ne peut que sourire au fiel qu’il déverse sur « ce tabellion pète-sec, couard » de Degas. Il en profite pour éreinter au passage le « réalisme terre à terre sans aucun lyrisme » de Zola, le « profil de rate, si amère » de « la pointue Yvette Guilbert » ou sur ces « gouines » de danseuses et « batraciennes » de baigneuses, et s’étendre longuement, très longuement, sur la splendeur des bordels et des putains – ici comme là, expression d’un profond mépris de la femme –, se voulant peintre par l’écrit d’un naturalisme sublime. Mépris aussi pour une grande partie de l’œuvre de Degas, de même qu’« incoercible aversion » pour celle de Gustave Moreau, tout à l’opposé de la profonde appréciation que son ami Huysmans avait exprimée quelques années auparavant à l’égard de ces deux peintres dans Certains : « Ce peintre, le plus personnel, le plus térébrant de tous ceux que possède, sans même le soupçconner, ce malheureux pays », dit-il de Degas, qu’il qualifie d’iconoclaste, tandis que Coquiot le traite d’académiste…

On peut se demander, à la lecture des compliments dithyrambiques que ce critique accorde à « l’art élégant et stylisé » de Raoul Dufy tandis qu’il exprime son mépris pour le chic de Degas (auquel il reproche en même temps de montrer le sordide tel quel sans une once d’esthétisation, de charme ou de poésie), s’il n’avait finalement, pour une raison quelconque, un parti pris négatif à son égard qui n’a rien à voir avec son œuvre.

G. Coquiot : « Degas » (extraits)

Un auteur que je connais aussi bien que moi-mêmeIl s’agit peut-être de Certains de Huysmans. a publié un livre consacré à ce peintre pompier et « moderniste ». Je reviens sur ce cas ; car il est vivement intéressant.

On me dit : « Allons ! ne vous appesantissez pas sur ce Degas, d’abord mal parti avec ses compositions historiques ; et ne voyez en lui qu’un des peintres de la vie moderne, – une sorte de précurseur tout de même ! »

Soit !… Notons seulement – et définitivement – que les conservateurs de nos musées – ces indécrassables cuistres – n’achetèrent, aux ventes Degas, que les lamentables « pannes » inspirées par l’histoire ancienne et la préhistoire.

Mais, c’est entendu, tenons-nous en au peintre de la vie moderne. Quels sujets a-t-il représentés, d’abord ?

Des blanchisseuses et des repasseuses ? Tous les sujets étant à représenter. Degas fait-il oublier Daumier ?

On sait ce que ce dernier a « tiré » des blanchisseuses de l’île Saint-Louis, qu’il apercevait de la fenêtre de son humble atelier. Des fantômes de haute allure ; des femelles devinées au poids des jupes et que de pesants sacs de linge ployaient. Des visions de nuit sur des fonds de maisons. Comme des « remontées·» du fond des eaux de blocs mouvants et confus… Et ces femelles traînent encore des gosses accrochés à la jupe, au tablier, à un coin du sac de linge. Et les fonds sont en silhouettes, avec des yeux éteints. C’est la nuit, la fin de journée ; le travail monte des berges au repos.

Degas prend le même sujet et en fait des illustrations pour un roman de Zola ; c’est le même réalisme terre à terre, sans aucun lyrisme. C’est de l’image de calendrier ; c’est de la photographie directe, de l’anecdote étroite. Degas n’entre même pas dans la boutique pour en saisir l’ensemble : les repasseuses injuriant de mots obscènes les devants de chemises d’homme ; le mari de la patronne, étalé sur une chaise, tournant ses pouces ou ronflant. Il passe devant les vitres ; il jette un coup d’oeil ; il a cru voir, cela lui suffit ; et il rentre chez lui pour dessiner de chic ces repasseuses qui lui font peur.

C’est qu’il est, au demeurant, une sorte de tabellion pète-sec, couard, – un bourgeois timoré. Ruskin aurait reniflé les jupes de ces femelles travailleuses ; Degas, lui, est trop, trop peu curieux pour oser seulement s’en approcher ; – et il s’en tient a ces courtes images, à ces pauvres croquis qui enchantent les amateurs.

Chez les modistes, Degas veut peindre tout un salon ; et il reste encore sur le seuil. Il sait qu’il est incapable de faire un « portrait » de modiste, un véritable portrait ; il tient au tableau proprement dit ; mais il n’ose pas encore pénétrer dans cette volière, où jacassent et piaillent première, vendeuse, la patronne et la bête redoutable, orageuse, agressive, féroce : sa Malfaisance La Cliente !

Et, simplement, sans esprit, sans grâce, sans ce tour de doigts de la vendeuse, qui vous fait tout d’un coup crier de plaisir, hennir de joie, à la voir ployer un fil de laiton, le dresser, l’assouplir, Degas dessine et il peint des galurins vulgaires, sots et pesants. Est-ce donc là une des prouesses du vrai peintre de la vie moderne ?

Maintenant, voici le Cirque ; c’est-à-dire toute la drôlerie, toute la fantaisie, toute la souplesse, toute la force de l’Homme et de la Femme. Voici les chevaux, les singes, les chiens, les lions, les éléphants, tous les animaux.. Contemplez la téméraire, la belle Mauricia de ThiersFemme de l’auteur. Artiste de cirque (la femme-bilboquet) et femme politique. et le génial Little TichComédien de music-hall et clown anglais.. Accourez danseuses de corde, clowns, écuyères ! Qu’ils se redressent les ronds de papier qu’on crève ; qu’elles voltent et virevoltent les torches en feu des jongleurs et des antipodiens ! Balancez le trapèze volant et roidissez la barre fixe. Et, là-haut, la musique fracassera, rotera, éructera des borborygmes, des fla et des ra.

Tout ce tapage, toutes ces lumières, toute cette chair vivante, ardente, toutes les odeurs de la sueur des muscles et de la fange des bêtes, quelle frénétique valériane pour un vrai peintre de la vie moderne ! Nuits du Paris actuel et de la Rome d’hier. Degas plonge dans ce chaos, dans cette ivresse, dans ce fond d’enfer, dans cet abîme où tourbillonnent toutes les tempêtes ; – et il en rapporte un seul, un unique tableau : une acrobate qu’on hisse – par la mâchoire – vers le cintre ! Et voilà le peintre dont on nous a rebattu les oreilles ! Voilà le légendaire grognon que l’on nous représentait tapi dans son logis de la rue Victor-Massé, à Paris, – et y parachevant d’incomparables et puissantes œuvres ! Voilà l’idole sur laquelle les amateurs de la « première heure » s’étaient jetés comme des poux sur des épidermes mal tenus ! Eh bien ! continuons à la contempler, cette idole !

Elle nous a donné encore des images du café-concert, mais quelles images ! En oubliant de dessiner les vrais portraits, qui eussent été représentatifs d’une époque ; en laissant à. Lautrec – son prétendu disciple – le soin de réaliser une œuvre plus aiguë, plus pittoresque, plus complète. Et, pourtant, Degas allait à la Scala, à l’Eldorado. à l’Alcazar d’hiver, à l’Eden-Concert, à la Pépinière, à Ba-ta-clan, à l’Époque, aux Ternes, et même à Belleville et à la Villette.

Quand venait l’été, on le voyait, aussi fidèle, à l’Horloge, aux Ambassadeurs et à l’Alcazar d’été, où il bavardait avec le directeur, le brave Ducarre.

Oh ! les chers souvenirs sur ces joyeux cafés-concerts, qui avaient si bien l’air d’établissements de bains très calmes et très roses.

Une idée charmante avait décrété leur installation dans les fleurs, au milieu de pelouses très anglaises.

Aussi bien, faire revivre, par exemple, les trois concerts d’été des Champs-Élysées, c’est donner des décors et des fonds plus caractéristiques aux croquis et aux pastels de Degas.

[Longue digression d’une dizaine de pages sur les prostituées et chanteuses de caf-conc’.]

Or, qu’a-t-il fait de tous ces pitres, Degas ?… Sans doute, dans ce domaine, il est assez· souvent curieux, attachant. Il a dessiné, pastellisé quelques aspects de caf-conc’, – quelques gueules canailles, quelques caractéristiques gestes et quelques pittoresques gambades. Mais, c’est encore du travail fait à l’atelier, de chic, trop de chic.

Pour les chanteuses de cafés-concerts, Degas, peut-être, eût pu réaliser de caractéristiques portraits, s’il n’eût préféré encore – par amour du poncif – s’en tenir à des visages tout faits ; – visages qu’il « enlaidissait » toujours, mais sans observer attentivement et scrupuleusement chacune des chanteuses qui posait devant lui.

Cependant, quelle tentation de dessiner vraiment une Paula Brébion, une Bonnaire, une Amiati ou une Thérésa ! Voyez comment Lautrec a interprété, lui, Yvette Guilbert. Quelle suite de lithographies pointues et uniques !

Ah ! j’en veux à la paresse, à la nonchalance de Degas, quand je songe à l’étourdissante gaîté de cette Bonnaire, au cran de Paula Brébion. Sans doute les chanteuses dessinées par Degas ont une vulgarité parfois éloquente ; elles ouvrent une bouche en trou de four et elles miment de singuliers gestes ; elles sont souvent bien dans la « gouape » du texte idiot qu’elles chantent ; – ces textes que tissaient, dans des sous-sols de cabarets, les Blondelet, les Sermet, les Cabillaud et les Pradels. Sans doute, aux Champs-Élysées, le soir, sous les globes lumineux, Degas a réalisé des gueules de ventouseuses, des visages aux crins ébouriffés de· guenipes soulardes ; certes, il a su nous présenter des filles dont les yeux sont acides et les nez en trous de puits ; assurément – et il eût été bien coupable en ratant cela, – il a reproduit des gestes de mains qui ouvrent d’imaginaires braguettes et redressent des hampes ; enfin, il a été. Quelquefois, bousculé, violé par la nature, un puissant photographe de trognes de fonds de meublé ; mais je le répète, une Brébion, une Bonnaire, c’étaient, elles, des Majestés du café-chantant, des Impératrices de la chanson ; et les dessiner, les peindre, dans tout leur caractère, ah ! quels visages à dresser, à glorifier, à planter devant la niaiserie béate d’une Joconde !

Lui, Degas, qui employa le pastel ou l’huile, louons-le, ici, d’avoir le plus souvent, pour ces chanteuses, usé du pastel de préférence à l’huile. Il a pu ainsi « sabrer » des hachures, échapper à la sévère correction qui le reprenait toujours de ses peintures. Il a eu ainsi parfois des audaces subites de dessin et de couleur. Il écrasait le pastel friable, il le promenait sous son doigt, il revenait en traits de force, il soulignait une tare, un stigmate, une ride ou un pli profond ; – .ce qu’il n’aurait jamais osé avec la palette, – la palette sacrée qu’il tenait de ses anciens maîtres.

Le crayon qui creuse, le pastel qui, du coup, accuse son accent, c’est avec ces deux moyens·là, seulement, en effet, qu’on pouvait retenir, fixer un épileptique moment de la chanson que secouaient de la croupe une Mlle Violette et une Mlle Gillette. Ah ! pourquoi ? pourquoi Degas ne nous a-t-il pas laissé les véritables portraits de ces deux Paulus-femelles ?

C’est que, j’y insiste, Degas « reprenait » tout à l’atelier, froidement, sagement, ne comptant que sur son métier, bien appris, pour se tirer d’affaire ; tandis que Lautrec, par exemple, avec quelle divination, avec quelle sûreté, il silhouettait, sur place, ses définitives, ses caractéristiques arabesques.

Oui, c’est un fait acquis : Degas aima trop l’atelier – et le travail·de chic. Ainsi, habitant en face du bal Tabarin, il me conta une fois -en s’en vantant presque – qu’il n’avait jamais mis les pieds dans ce bal agité. Et, comme j’en restais tout ébahi, – car, enfin, j’avais devant moi un « peintre de la vie moderne » – il m’avoua – ô Guys ! – que n’importe quel « modèle » pouvait poser en repasseuse ou en chanteuse de café-concert. Et cela, c’était son affirmation présomptueuse.

Nous voilà loin, n’est-ce pas, de l’observation sincère et directe sur nature ? et cela nous ramène au temps où les modèles italiens – hommes et femmes – attendaient, autour de la. vasque Pigalle, le moment d’aller – chez un peintre académique – figurer le père Anchise, une Cérès, un bandit de la Calabre ou un moissonneur à la manière de Léopold Robert.

Degas ne cachait point du reste sa méthode de travail. Les racines de l’académisme étaient chez lui trop profondes pour qu’il pût se libérer entièrement, absolument, marcher, enfin, net de toute entrave, et n’observer que la vie, toute la vie, coûte que coûte. J’ai pensé souvent que s’il eût écrit, il eût puisé toutes ses observations dans ces gros dictionnaires qui contiennent tant de sottises ; et maintes fois, d’ailleurs, aux dernières années de sa longue existence, ne lui arriva-t-il pas d’appeler les filles de son quartier : des’ « lorettes » ?

Au fond, comme il détestait la vie moderne dans ses inventions les plus neuves, les plus aptes à tout modifier ; comme il sacrait sans cesse contre l’électricité et tout le machinisme ; comme il exécrait un train-express ou, simplement, un ascenseur, fût-il le plus lent et le plus sûr ; je ne vois pas trop pourquoi Degas ne s’en est pas tenu à des peintures de tout repos, à des dessins conventionnels, le tout réalisé entre les quatre murs d’un atelier à l’abri de tout, silencieux et endormi, dans une rue morte ; – quelque chose, par exemple, comme l’atelier de feu Jean-Paul Laurens, rue Cassini ?

Voyons, à présent, comment Degas a interprété les chevaux de courses et les jockeys.

Disons-le tout de suite : malgré le cheval-mannequin qu’il avait tous les jours sous les yeux, dans son atelier ; malgré les croquis pris très certainement à Longchamp, Degas n’a jamais su dessiner ni un cheval ni un jockey.

Je sais, je sais bien que les rats de bibliothèque, conservateurs aux estampes et autres écrivains en chambre le louent, au contraire, sans hésitation, d’avoir « magnifiquement représenté les pur-sang et les cavaliers (sic) qui les montent », en nommant, pour le surplus une casaque une veste et une toque une casquette ! Mais cela me laisse totalement impassible.

Les chevaux, dessinés par Degas, sont des chevaux d’attelage, – et les jockeys, des cochers de fiacre !

Je sais, je sais encore aussi bien que quiconque – cela m’a coûté assez cher pour l’apprendre ! – qu’avant la venue en France du singe américain Tod SloanCélèbre jockey américain, fondateur du Harry’s Newy York Bar à Paris., les jockeys montaient long, c’est-à-dire les jambes descendues. Mais, cependant, cela n’allait pas jusqu’au rigide enfourchement d’une pincette. Chez Degas, ce n’est même plus une pincette, c’est l’à-califourchon d’un cocher qui ramène son cheval à l’écurie ; et le pur-sang, avec une corpulence pareille, dans cette forme-là, parcourrait les 2.000 mètres d’une course en dix minutes bien comptées. Jockey-cocher et pur sang-cheval de coupé. Donc rien à voir, à première vue, avec les véritables courses.

À seconde vue, comment qualifier des tableaux aussi indigents ? Mais la photographie, la merveilleuse photographie donne des ensembles autrement impressionnants, autrement mieux composés que les peintures de courses que nous a encore « coupaillées » Degas. Car, on sait qu’il aima couper ses personnages, ses décors, jusqu’à produire chez l’être le moins sensible un agacement durable. Ce sont ces « coupures-là » que les thuriféraires appellent quand même « une suite d’inventions picturales touchant au génie ! »

Lisons maintenant les titres de ces peintures ou pastels.

Un premier titre, par exemple : L’entraînement.

Vous croyez, peut-être, que c’est un groupe de chevaux, montés par des lads, et galopant dans une allée d’Achères ou de Chantilly ? Non, ce sont des chevaux au repos, ne sachant que faire, et montés par des hommes pesant au moins individuellement 80 kilos et vêtus en tenue de course ! Quelle vérité ! Cela n’empêche pas les rats de bibliothèque de déclarer unanimement : « Ce tableau- là est encore parfaitement observé ! » Simplement !

Un second titre : Avant le départ ! C’est le même groupe de chevaux aux jambes raides, les uns la tête basse, les autres s’enlevant péniblement, tandis que les jockeys devisent entre eux, tranquillement, comme au bar. Bien entendu, pas de starter en vue ! Cela est encore de la meilleure observation !

Troisième titre : Faux départ ! un cheval galope, « ventre à terre » comme disent les « pe· lousards ». Mais, à défaut de l’observation patiente et directe, la précieuse photographie n’a donc rien appris à Degas ? Il est ridicule, allons, de s’en tenir toujours aux courses dessinées par Géricault et les imagiers anglais ; ces courses où le galop des chevaux est représenté par les jambes antérieures allongées parallèlement en avant et par les jambes postérieures allongées en arrière dans le même parallélisme inflexible.

Tout, dans cette série des courses que nous devons à Degas, est de la même saveur.

À l’opposé, Lautrec est encore, occasionnellement, dans ce monde contrasté des courses, un véridique et singulier interprète des chevaux, des propriétaires, des entraîneurs et des jockeys.

Au demeurant, Degas ne récolte que ce qu’il mérite. Amoureux du chic, il lui arriva de faire poser des « modèles » et d’autres jeunes femmes camouflées en jockeys. Rien n’est plus visible. Moins heureux que Cézanne, qui, privé de « modèles » à Aix, peignit quelquefois des nus d’après des gravures du Magasin pittoresque, – aventure de peintre que l’on n’eût pas connue, s’il ne l’eût pas lui-même divulguée ; il a lourdement laissé voir, lui, Degas, sa supercherie.

Par contre, un nouveau venu, pourrait-on dire, en pensant à l’« ancêtre » Degas ; – un jeune peintre – qu’il me plaise de le nommer, ici, en passant, Raoul Dufy, a, du monde des courses, tiré, comme Lautrec, d’extraordinaires et subtiles lithographies.

Ceux qui ont la bonne fortune de posséder ces rares estampes tressaillent de joie à voir avec quel art inattendu, élégant et stylisé, Dufy rassemble, dans un coin de pesage, propriétaires, chevaux, jockeys et filles, – ces autres pouliches de luxe. Rien n’est plus brillant, mieux observé, plus léger et plus fleuri. Une chaise même est dessinée comme un véritable objet du turf. Et les chevaux sont racés, d’une sveltesse musclée, d’une souplesse bondissante. Regardez aussi comment les jockeys sont placés à cheval ; comment ils se tiennent, les cuisses horizontales, sur les épaules des pur-sang. Tout est fringant, ici ; tout est observé de la manière la plus aiguë, la plus caustique. Quels vêtements coupèrent de meilleure façon les tailleurs à la mode ? Qui représenta avec plus de verve les singes-jockeys, toque basse, enfouis dans l’enveloppement d’un cover-coat ? Et, pour tout dire, quel est le dessinateur qui, des courses, nous offre, somme toute, œuvre plus charmante et plus significative ?

Degas, trop rapide observateur sur les champs de courses, Degas alla avec plus de ténacité, il est certain, chez les danseuses. Il y alla encore toutefois, avec sa manie de s’en tenir au déjà vu ; – parce que, rentré chez lui, il se mettait tout de suite à compléter, à pastelliser des croquis trop vite pris pendant des classes de danse, des répétitions ou en suivant les « variations » des ballets.

Et il eut l’autre manie de vouloir composer encore des « tableaux », lui qui s’était révélé si inférieur dans ses compositions historiques.

Or, ce n’est pas, ces· tableaux de danseuses, ce qu’il y a de plus estimable également dans l’œuvre de Degas.

Voyons, en effet, Le foyer de la danse. Toutes ces danseuses, dans cette vaste salle nue, composent ce que donnerait une excellente photographie ; rien de plus. Le tableau est correct, figé ; il s’équilibre bien ; mais un adroit photographe eût réalisé aisément la même mise en scène. La répétition d’un ballet (sur la scène, dans un décor linéaire strictement arrêté) est du même ordre exact.

Oui, vraiment, il est impossible, devant une reproduction photographique de ce second tableau, de ne pas penser encore que l’on a sous les yeux une photographie faite directement, les danseuses toujours bien placées par un metteur en scène avisé. La classe de danse représente enfin la même architecture ressassée ainsi, que les mêmes danseuses, vues comme autant de poupées bien disciplinées, qui savent se grouper au commandement, de la meilleure manière.

Degas, le pastelliste des danseuses !… Ah ! certes, il les a dessinées par centaines, ces filles aux jambes musclées, si le reste ne se muscle pas ! S’il faisait des croquis à l’Opéra, beaucoup de danseuses professionnelles posaient aussi chez lui, même des petits rats.

Toutes ces danseuses, petites et grandes, retrouvaient dans son atelier la barre ronde qui fait le tour des classes de danse. A cette barre, Degas se faisait répéter des centaines de mouvements, de gestes et d’attitudes. Aussi il est incontestable que si l’on accorde un intérêt à cette profession de danseuse, personne n’en dévoilera mieux et plus avant que Degas, les multiples exigences. Enfin, in corrigea souvent les écarts plastiques dus à la presque seule culture physique des jambes.

Degas était trop, en effet, le fervent admirateur de Dominique Ingres – qui, lui, adora les gros bras et les pleines poitrines, à l’imitation de son maître Raphaël ! – pour laisser aux bras et aux gorges trop de maigreur. Il « s’en tira » en ne musclant pas trop les mollets et les cuisses.

Dans ce nouvel ensemble de son œuvre, ce que l’on ne manque pas de reprocher à Degas, c’est sa marotte qui se perpétue : « l’enlaidissement » des visages. C’est qu’il cherchait toujours si peu à faire des « portraits véritables ». Dans sa hâte de produire, on ne le voit pas, en effet, penché sur une danseuse, – comme Cézanne sur un portrait à peindre. Pendant que Cézanne consacrait une centaine de séances à peindre le portrait de sa propre femme, Degas hachurait presque une centaine de pastels. On s’explique alors tant de visages toujours pareils de danseuses. Et la « laideur », ainsi que le vulgaire l’entend, apportait une trop courte recherche du « caractère ». Ce qui comptait pour Degas, – ce dont il se satisfaisait, c’était l’éclat, le brillant des chairs qu’offre la danseuse, baignée dans la cruelle lumière des projecteurs.

Souvent, pour tant de mouvements à dessiner – ah ! quel supplice est comparable à la danse ! – Degas se contentait du fusain, qui, dans ses mains, voltigeait, – n’avait plus aucun rapport avec la pointe fine du crayon à la mine de plomb, fignolant un petit portrait à la manière d’Ingres ; et ce fusain, une fois écrasé, entré dans le papier, tachant, griffant, cernant, Degas, parfois, le rehaussait d’accents de pastel ; puis, au vaporisateur, il fixait le tout, – gardant toujours le tenace souci de bien conserver ses moindres dessins.

Un certain nombre de ses pastels témoigne de son désir d’invention. Beaucoup d’autres « commercialisent » ces danseuses. J’entends toutes les danseuses au bouquet, toutes les’ étoiles saluant, toutes les danseuses qui posent exprès pour l’acheteur, tout le banal, tout le déjà vu appliqué à d’autres « sujets ». Le public, naturellement, est invinciblement attiré vers ces pastels qui deviennent si aisément l’attrait du salon d’un amateur.

Toutefois, soyons juste. Souvenons-nous d’un groupe de trois danseuses, debout devant une glace et devant un mur. On devine, rien qu’à les regarder, que personne au monde – ni professeur mâle, ni professeur femelle – ne tirera jamais rien d’elles, pas le plus petit espoir d’une pirouette à peu près exécutée ; – et cela pince de joie les côtes. Ces trois filles, en costume de danse, – on se demande, en vérité, pourquoi ? – ont l’air si teigne, si mal embouché – et offrent des gorges si creuses, si décharnées, sous des faces si en gueules de gargouilles, que l’on ne sait, après un moment de contemplation, ce qu’il faut admirer le plus : ou le chef d’orchestre qui oblige, le soir, de telles gouines à sauter – ou ces carcasses qui se désossent dans un ballet, tout fleuri de violons et de hautbois ?

Voici un autre pastel, rare. Trois danseuses, encore, bondissent comme des petites folles ; – et si deux d’entre elles se croisent les bras, la troisième les élève, en anse de panier, au-dessus de sa tête. Cette troisième est de face pleine, une attrape-la-lune ; les deux premières tiennent de l’Andalouse de Belleville et doivent déchirer à pleines dents les filandreux hommages des abonnés. Ce pastel-là, – comme le précédent – est du bon, de l’excellent Degas. Par ces pastels-là, il est peut-être, quoique chancelant, assuré de vivre quelque temps. Nous sommes loin de toutes les anecdotes antérieures, concernant ses modistes, ses repasseuses et ses chevaux de course. Ici – Dieu en soit loué ! – Degas oublie enfin tout à fait la tradition ; et, délivré de ce joug, il rue, il se cabre devant la nature. Quel dommage qu’à ce moment-là, il n’ait pu recommencer sa vie !…

Ses « Nus », certes, le feront mieux durer.

Degas rechercha de préférence les femmes grasses. Chez ces femmes-là, il n’y a pas tout le temps ce rappel du squelette qui ne peut séduire que les hommes atteints de vampirisme. Lianes élancées, disent-ils ; – mais, en même temps, saillie des os, de tous les os, les anguleux, les ronds et les pointus.

Raphaël, Rubens, Rembrandt et Ingres ont repoussé les jeux d’osselets et les jeux de côtes, détestables également à ces hommes qui, s’armant naturellement, préfèrent les limonières aux haridelles.

[Longue digression sur les attraits physiques des femmes grasses.]

Degas a dépensé une telle verbe dans la représentation de ses « Nus » que Huysmans (relisez ses enthousiastes pages consacrées à Degas dans Certains) veut absolument qu’il y ait là le fait d’une tenace cruauté à l’égard de la femme. Verve outrancière, quelquefois, soit ! Mais Degas n’avait pas les mêmes raisons – littéraires – d’avilir cette amoureuse de l’eau. Huysmans s’en est donné à cœur joie ; mais Degas, plus simplement, s’est contenté de déshabiller son « modèle », de lui faire prendre toutes les poses que le bain et la toilette réclament.

J’avoue que si l’on aime la femme, on se régale de tous ces dos, de toutes ces fesses, de tous ces ventres baignés, essuyés, frottés. Ici des croupes se lèvent, offrant, tout béant, le sexe ; là, c’est une femme assise sur le rebord d’une baignoire qui s’essuie les jambes, pendant que le rachis bombe et que les seins se gonflent comme de petites outres pleines. Ici, une boulotte s’essuie les cheveux ; et sa peau se capitonne, prend les fossettes des cuirs des vieux carrosses. Une autre baigneuse, les jambes ouvertes, reste dans la pose comme une vive batracienne. Une autre encore, couchée sur le ventre, s’écrase et arrondit ses fesses ; mais serrées, fermées à n’y pas glisser la main. Celle-ci enjambe une baignoire ; celle-là, sur ses reins, aplatit une lourde éponge saturée d’eau. Et toutes ces baigneuses sont peut-être « grenouillardes » ; mais, à coup sûr, Degas les a dessinées trop rondes, trop replètes, – et, d’autre part, il a tenu si peu compte des visages ! – pour voir en lui, décidément, un farouche tortionnaire de la femme.

Même celle qui chevauche un bidet apparaît comme une batracienne apprivoisée, si sa main gauche fourrage avec entrain dans la toison. Une terrible Satane, non pas, comme l’écrit Huysmans ; mais une bonne fille, toute joyeuse, un peu frémissante de cette eau tiède qui lui réchauffe le bas-ventre. Et cette autre baigneuse qui s’étire comme au soleil, est-elle assez satisfaite d’ouvrir à fond ses jambes ? Une autre fait ruisseler encore toute une pluie sur son ventre, sourit et se ploie. Rien n’est plus simple, rien n’est plus le contentement d’une femme à se réjouir de l’eau. En vérité, Huysmans va loin en invoquant tous les Satans, toutes les Satanes, les Succubes et les Incubes, pour commenter ces beaux tétons, et ces larges fesses qui se baignent et plongent – et qui, le plus souvent, dans un atelier, ne peuvent en mimer que le simulacre.

Les nus de Degas !… Oh ! Huysmans, c’est tellement plus simple, tellement plus naturel, une femme qui se baigne. Je l’appellerais, moi, celle-là, une batracienne ; et, en bonne part, je vous le jure ; car je sais, je sais qu’il y a beaucoup de femmes et de filles qui ont horreur de l’eau. Mais, n’est-ce pas, d’hier, la religion très catholique, apostolique et romaine, qui est cause de cela ? Rappelez-vous, vous, les femmes élevées dans les couvents ! II ne fallait .pas songer à votre sexe ; que dis-je ? à peine vous permettait-on d’humecter votre museau. Quelle honte, c’était, dans une petite ville·de’ province, une femme qui se lavait tout entière ; et le « bidet » y était inconnu !…

oOo

En résumé, ces « Nus » constituent le préférable ensemble de l’œuvre de Degas, – dessinateur que l’on a trop exhaussé.

Si j’ai porté la main sur cette actuelle idole, c’est qu’elle est encore toute rayonnante de ses dorures – et de l’effrénée spéculation des marchands. La présomptueuse statue tient encore bon ; mais, qu’on le veuille ou non, elle est déboulonnée. Le temps la remettra sur un socle modeste ; pendant que Lautrec, – le disciple, dit-on, – sera installé, à sa plus légitime place, sur une stèle plus haute et plus noble.

7 mars 2013

Un roman d’actualités

Classé dans : Actualité, Histoire, Littérature, Photographie, Politique, Société — Miklos @ 1:41

« Les romans de Gaston Leroux n’ont rien perdu de leur charme désuet ni ses nouvelles de leur éclat mystérieux. » — Miklos, La musique qui tue, 2005.

La mort – la Mort – est omniprésente chez Gaston Leroux : c’est une grande dame en noir au parfum envoûtant dont on n’aperçoit que l’ombre, accompagnée d’une musique lancinante, celle du violon du Fantôme de l’Opéra au cimetière de Perros-Guirec éclairé à minuit par la lune d’une « lumière qui ne pèse rien », celle de la vielle qui joue « la chanson qui tue », ou encore du crapaud qui sort de la bouche de la Carlotta, bouche « créée pour l’harmonie, cet instrument agile qui n’avait jamais failli, organe magnifique, générateur des plus belles sonorités, des plus difficiles accords, des plus molles modulations, des rythmes les plus ardents, sublime mécanique humaine à laquelle il ne manquait, pour être divine, que le feu du ciel qui, seul, donne la véritable émotion et soulève les âmes ».

Le principal protagoniste de ces fascinants romans est l’attachant reporter – on dirait journaliste investigateur, de nos jours – Rouletabille, qui enquête sur les morts qui frappent notamment les femmes qu’il aime – sa mère, sa femme… – et d’autres affaires mêlant souvant le sordide au politique voire au diplomatique. Son ami Sinclair est le Dr Watson d’un bien plus sympathique Sherlock Holmès que celui de Conan Doyle – après tout, il tient aussi un peu d’un Arsène Lupin – mais tout aussi « raisonnable ».

Dans Le Crime de Rouletabille – dont on sait bien, avant même d’avoir ouvert le livre, qu’il ne peut en être l’auteur, ce qui n’empêche pas de dévorer avidement ce roman à rembondissements qui ne manque pas d’humour (la scène de pickpocket dans le train de nuit est hilarante tout en ne ménageant pas le suspense) –, le voici accusé de l’assassinat de sa femme : « Ivana Vilitchkov, d’une étrange beauté, appartenait à l’une des plus illustres familles de Sofia, qui avait été mêlée de façon atroce aux malheurs tragiques de Stamboulof et de ses amis. Tous ces incidents sont connus. Tous les journaux ont reproduit le récit des scènes sanglantes qui, en marge du conflit des Balkans, avaient été comme le sinistre prologue d’une radieuse union consacrée à la Madeleine au milieu du Tout-Paris. »

L’actualité de l’époque – on est en 1921 –, y est à peine voilée. C’est en 1895 que Stepan Stamboulof, ex-premier ministre de Bulgarie, est assassiné à Sofia. Le nom du personnage de la courtisane-espionne Théodora Luigi résonne comme celui de Mata Hari, exécutée quatre ans auparavant, tandis que celui du comte de Mornac évoque sans peine celui du duc de Morny, l’intrigue du roman se déroulant à Deauville.

Mais en lisant aujourd’hui ce roman, on peut aussi être frappé par certaines descriptions qui ne sont pas sans ressembler à des événements contemporains. En voici quelques passages.

L’affaire DSK

En réalité, Roland Boulenger a-t-il eu du génie ? Nous le saurons peut-être prochainement. Je l’ai toujours cru un peu faiseur. Assurément il ne savait point être simple. Il était trop bel homme et avait la parole trop fleurie. Son charme était certain. Les femmes en raffolaient et ses conférences auxquelles elles ne comprenaient rien étaient le rendez-vous des élégantes, comme au temps de Caro. Avec cela, il était très mondain, ce qui ne l’empêchait pas de travailler douze heures par jour. Son esprit d’invention se répandait dans tous les domaines. C’était là son crime.

[…]

Roland Boulenger qui n’était guère plus âgé que sa femme, avait eu et continuait d’avoir les plus belles aventures du monde. Il ne perdait son temps en rien : chacun savait cela et Thérèse (c’était le nom de Mme Boulenger) n’ignorait point que son époux menait de pair le travail et le plaisir. Il n’y mettait point toujours de la discrétion. Elle était la première à en sourire, et si elle souffrait, cela ne se voyait guère. À une allusion un peu trop précise de ses amis qui tentaient de la plaindre, elle répondait : « Oh ! moi, il y a longtemps que je ne suis plus qu’un pur esprit ! J’aime Roland pour son intelligence et pour son grand coeur d’honnête homme. Le reste n’a pas d’importance, c’est des bêtises ! »

[…]

Roland Boulenger survint. Il paraissait plein d’entrain et ses yeux brillaient d’un éclat nouveau. Il était vraiment beau, d’une beauté mâle, intelligente et pleine d’une forte séduction. Je l’enviai. Celui-là faisait souffrir les femmes.

L’affaire Pistorius

« Thérèse avait le moyen, par la femme de ménage, de pénétrer dans la villa. Les autres ont peut-être entendu ouvrir la porte et se sont peut-être trouvés tout à coup devant Thérèse. Il faut admettre que ces trois personnages étaient dans un état à ne mesurer ni leurs gestes ni leurs paroles. Dans son cauchemar d’opium, Roland s’est-il cru menacé ou a-t-il cru que Théodora l’était, ce qui me paraît plus normal ? Le bruit fait à la porte par Thérèse l’avait certainement fait venir avec son revolver… et il ne fait plus de doute, hélas, que le revolver a servi… Il est même à présumer que s’il n’a servi que deux fois c’est que Thérèse le lui a arraché des mains peut-être… Quand l’agent est arrivé, Roland venait de refermer la porte peut-être… quand il a entendu l’agent, il l’a rouverte !… sûrement… »

[…]

– Le drame, quoi que tu en dises, continua Ivana, paraissait tellement simple que l’enquête la plus sommaire pourrait dès lors le résumer. Elle fut encore plus rapide qu’on ne pouvait l’espérer et c’est tout juste si le commissaire central posa, dans le particulier, si l’on peut dire, deux ou trois questions à Thérèse qui avait retrouvé sa pleine connaissance et qui confirma qu’elle s’était trouvée en présence d’Henri II. « Il était fou ! a-t-elle dit, je ne lui en veux pas ! » À la suite de quoi le commissaire eut une longue conversation avec Roland et je crois bien que l’on est en train de s’entendre pour bâtir de toutes pièces un accident… Ces messieurs de la police et du parquet qui sont enfermés en ce moment dans une pièce du premier étage y travaillent…

Deauville alors comme maintenant

« Mon cher Sainclair, j’allais chez toi. Nous t’emmenons à Deauville.

– À Deauville ! m’écriai-je, Ivana qui aime tant la vraie campagne… Je ne vois pas Ivana à Deauville. Elle déteste les snobs ! »

[…]

Le soir, après dîner, nous allâmes au Casino. On était en pleine saison. C’était une folie. Où donc tous ces gens trouvent-ils tant d’argent ? Mais vous pensez bien que je ne vais pas faire le censeur ni découvrir une salle de baccara. Dans le privé, j’ai vu en quelques coups de cartes passer des centaines et des centaines de mille francs. Mais ce qui me stupéfiait le plus, c’était la richesse des toilettes des femmes et leur tranquille indécence. Je sais bien que je suis vieux jeu, vieux Palais, tout ce que l’on voudra, mais il y a des limites à tout.

La nature humaine

Ce n’était pas pourtant un méchant homme, ce M. HébertLe juge d’instruction dans l’affaire., et comme on dit, il n’aurait pas fait de mal à une mouche, bien qu’il eût envoyé pas mal d’assassins à la guillotine, mais il trouvait tout naturel qu’un mari trompé tuât autour de lui comme un sauvage ! C’est extraordinaire, comme, par certains côtés, nous tenons encore à l’âge des cavernes.

[…]

Ainsi le joli monsieur qui accompagnait La Candeur n’était autre que l’illustre Vladimir !… dont j’avais entendu tant parler… qui avait partagé avec les deux reporters de si curieuses aventures au cours de la guerre des Balkans… Un très joli garçon, d’une moralité au-dessous de tout, mais brave et capable d’un dévouement à toute épreuve, lui aussi, pour Rouletabille. Enfin je n’ignorais pas que dans le moment, veuf d’une vieille dame millionnaire qui avait trahi ses espérances lors de l’ouverture du testament, il courtisait, pour le bon motif, une jeune artiste endiamantée du théâtre des Capucines, éblouie par le chic d’un fiancé qui prétendait descendre d’une des plus nobles et des plus riches familles de Kiev à laquelle la paix du monde et la ruine du bolchevisme allaient incessamment rendre son antique prospérité. En attendant, Mlle Michelette des Capucines lui payait ses cigarettes.

La presse

Les journaux tirèrent encore, ce jour-là, des éditions spéciales, à profusion. Les petits canards du soir s’en donnèrent à cœur-joie, inventant les incidents les plus plaisants et les plus grotesques, donnant des détails aussi extraordinaires que précis sur la façon dont Rouletabille s’était débarrassé de ses gardiens. Le Courrier de cinq heures affirma qu’on avait vu Rouletabille se promenant en plein boulevard sans être inquiété. Le Paris laissa entendre que rien de tout cela ne serait arrivé sans la complaisance du gouvernement qui avait tout intérêt à ménager, non point le reporter de L’Époque, mais L’Époque même, journal à très gros tirage ? Quand à L’Époque, ce journal relatait les faits sans aucun commentaire.


La presse en action.
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1 mars 2013

Eh, Facebook, « Cible ratée : attention dérive imminente »

Classé dans : Actualité, Progrès, Sciences, techniques, Économie — Miklos @ 0:12

Cette interpellation (la partie entre guil­le­mets), fort joliment illustrée par l’image ci-contre, est le sous-titre d’un billet intitulé Gestion de projets en com­mu­ni­cation qui pose une question fort pertinente : « Mais a-t-on pensé à tous les éléments ? Qu’en est-il du public cible ? »

Avant que de montrer pourquoi Facebook devrait en prendre de la graine, on signalera à l’auteure de ce texte qu’il y a justement un élément auquel elle n’a pas pensé : l’orthographe de son texte… Voilà où le bât blesse : elle écrit « Voilà souvent où le bas blesse » (et on serait étonné d’apprendre que son bas en nylon, même filé, la blesse).

Venons-en à Facebook. Les deux copies d’écran ci-dessous montrent, à gauche, trois publicités juxtaposées vantant d’un côté de gros et juteux sandwiches à la viande de… bon, impossible de le déterminer au pif et de l’autre comment perdre du poids, et, à droite, trois publicités elles aussi juxtaposées apparaissant quotidiennement sur la page d’un abonné gay de moins de 40 ans. L’un comme l’autre de ces abonnés rapportent qu’il ne leur sert à rien d’indiquer leur manque d’intérêt pour ces publicités, elles reviennent à l’identique à haute fréquence, genre, lavage de cerveau. Quant à la cible, peu importe : dans la masse, il y aura toujours suffisamment qui mordront à l’hameçon.

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