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25 novembre 2013

« Chasse aux ténors », ou De quelques étoiles filantes

Classé dans : Littérature, Musique, Médias, Société — Miklos @ 20:52

C’est en lisant un article très enlevé de l’écrivain et journaliste Paul Acker (1874-1915) publié en 1908 dans le quotidien Gil Blas que m’est revenue à l’esprit la récente vidéo qu’on peut voir ici : elle montre la surprenante performance vocale d’un jeune coréen dans un de ces concours truffés de paillettes, de visages savamment ahuris et de bons sentiments qui ont fait la célébrité parfois aussi éphé­mère qu’instantanée de parfaits inconnus a priori peu prédisposés par la nature – on pense à Susan Boyle – ou par les circonstances – ce jeune homme de 22 ans aurait vécu seul, dans les rues, de 5 à 15 ans – à ce genre de succès et dans ce type de répertoire. L’article, émaillé de citations tirées du Madame Bovary de Flaubert, m’a aussi remis en mémoire la performance para­musicale d’un certain ténor – « cette admirable nature de charlatan où il y avait du coiffeur et du toréador » – dont j’avais parlé ailleurs.

«— Oui, mon cher, c’était un soir, je me rappelle. J’errais dans les vieilles petites rues de la ville, habitées par de petites gens, de très petites gens misérables, brocanteurs sans clients, marchands de fruits pourris, matelassiers, chiffonniers. J’étais mélan­colique, presque triste — ainsi j’allais au hasard. Les étoiles parsemaient le ciel. Et, tout à coup, j’entends une voix. Elle chantait, cette voix… Quelle voix et quel chant ! Je n’avais jamais rien entendu de pareil : une pureté, une limpidité, une netteté, un éclat, et avec cela une souplesse, une émotion. Je m’étais arrêté, stupéfait, ravi, bouleversé, et j’écoutais. La voix chantait toujours, oh ! la plus banale des chansons, je ne sais quelle romance pour peintre en bâtiment ; mais qu’importaient les paroles, je ne les entendais pas, je n’entendais que la voix. Enfin, je voulus savoir qui était ce chanteur, je m’approchai. Devant une pauvre boutique de menuisier, un homme chantait. Il pouvait avoir vingt-cinq ans, et avait pour métier de raboter des planches. Je lui parlais, je le félicitai. Je lui dis qu’il avait cent mille francs dans la gorge, que Paris l’attendait. Je revins le lendemain, puis le surlendemain ; enfin je le décidais à m’accompagner. Et voilà comment j’ai découvert ce fameux ténor…

C’est ainsi qu’on raconte l’histoire de tout ténor réputé : on les a toujours découverts par aventure, exerçant d’humbles métiers, ne se doutant nullement du talent qu’ils possédaient. Du moins, c’est ce qu’on dit, et je ne sais pas de ténor dont les débuts n’aient pas une origine merveilleuse. Il en va de même de beaucoup de chanteuses. Delna n’était-elle pas fille d’auberge, et n’est-ce pas le peintre Baudoin qui, se promenant dans la forêt de Meudon, la surprit, jeunesse de quatorze ans, qui roucoulait divinement en plein air ? Heureux artistes ! il y a encore pour eux des fées, et des bons génies. Ils n’ont qu’à chanter, où qu’ils soient, dans une ruelle de province, dans un bois, au creux d’une montagne : la Providence les entend toujours et la Fortune leur vient en chantant.

Du moins, je le croyais ; mais il parait que cela n’est plus. Le ténor se fait rare, presque introuvable. Toulouse même, leur patrie, n’en produit plus. Sans doute, a-t-on fouillé tous les villages, toutes les villes, toutes les campagnes, l’oreille tendue, le souffle retenu, pour saisir soudain une enchanteresse modulation : les villages, les villes, les campagnes ne recèlent plus de ténors. Et on en cherche. Or, pour en chercher, deux journaux, Musica et Comœdia, ont organisé un concours. Des candidats se sont fait inscrire de toutes parts. De premières épreuves en ont éliminé beaucoup : il en restait cependant encore cent vingt-cinq. Ces cent vingt-cinq, un jury vient de les entendre. Quel supplice pour ces honnêtes personnes qui composaient le jury ! ils ont entendu jusqu’à vingt-huit fois la cavatine de Faust, quinze fois l’aubade du Roi d’Ys, douze fois la berceuse de Jocelyn. Comment n’en sont-ils pas morts ! Et le pianiste, qui accompagnait, comment va-t-il, après la torture qu’il a endurée ? a-t-on de ses nouvelles ? son état est-il grave ? Et tout cela inutilement, tant de mesures pour rien. Parmi ces ouvriers, ces employés, ces voyageurs de commerce, ces graveurs, ces ciseleurs, ces photographes, ces électriciens, ces militaires, ces que sais-je encore ? il n’y en avait pas un qui chantât seulement juste, à ce point que le public se tordait de rire, sans pitié.

Ainsi le ténor se meurt. Pour moi, je le regretterai vivement : il m’amusait prodigieusement. Quand, au bord de la scène, devant le trou du souffleur, une main sur le cœur, l’autre vers les frises, il s’emportait en trilles échevelés, sans qu’on comprît un mot de ce qu’il disait, et sans se soucier une seconde de l’acteur ou de l’actrice auquel il était censé s’adresser, je vivais d’exquises minutes. Il n’y avait pas au monde d’être plus conventionnel, plus faux, plus ridicule que le ténor, et pourtant il n’y avait pas au monde d’être plus prétentieux, plus plat, plus pénétré de son importance. Un ténor ! comme le mot seul est vieux, et comme il évoque des opéras et des opéras-comiques surannés, presque grotesques, toute une musique qui enchanta nos pères, et que nous ne pouvons plus justement souffrir. Le ténor, le beau ténor, le fort ténor, qui était la gloire du grand théâtre de Carpentras, la coqueluche de ces dames, et la colère de ces messieurs ! Que de ravages ils auront commis dans les cœurs féminins, non pas même en les conquérant, mais en éveillant en eux, qui jusqu’alors étaient si tranquilles, des rêves d’amour, de poésie, de passion ! Un gros bonhomme qui roucoule, au feu de la rampe, et cela suffit pour qu’une femme s’emballe.

Ah ! Madame Bovary, c’est parce qu’un soir, à Rouen, au grand-théâtre de Rouen, vous avez entendu, dans Lucie de Lammermoor, Edgard Lagardy, ténor. Il portait un pourpoint de couleur brune, et « un petit poignard ciselé lui battait sur la cuisse gauche ». On racontait sur lui de tragiques et belles histoires. Vous vous penchiez pour le voir, égratignant avec un ongle le velours de votre loge ». Vous vous emplissiez le cœur de « ces lamentations mélodieuses qui se. traînaient à l’accompagnement des contrebasses ». Entraînée vers l’homme par l’illusion du personnage, vous tâchiez de vous figurer sa vie, cette vie retentissante, extraordinaire, splendide, et que vous auriez pu mener cependant, si le hasard l’avait voulu. Vous vous seriez connus, vous vous seriez aimés. Avec lui, par tous les royaumes de l’Europe, vous auriez voyagé de capitale en capitale, partageant ses fatigues et son orgueil, ramassant les fleurs qu’on lui jetait ; brodant vous-même ses costumes ; puis, chaque soir, au fond d’une loge, derrière la grille à treillis d’or, vous eussiez recueilli, béante, « les expansions de cette âme qui n’aurait chanté que pour vous seule… » Et c’est parce qu’un soir, vous avez entendu Edgard Lagardy, ténor — « cette admirable nature de charlatan où il y avait du coiffeur et du toréador » — que vous avez aimé M. Léon, étudiant en droit et que vous vous êtes livrée. C’est du ténor qu’est venu tout le mal. Et combien de vos sœurs, dans les préfectures et dans les sous-préfectures, ont ainsi, pour la voix d’un ténor, pris rang dans la longue théorie des femmes adultères. Pauvre cœur de femme, si pauvrement fragile. Comment se fait-il que Jean-Jacques, dans sa fameuse lettre à d’Alembert, n’ait pas songé au ténor ?

Il n’y a plus de ténor, mais il y a toujours des hommes qui voudraient être ténors. Les fabuleuses sommes dont on paie une voix d’or, n’ont sans doute pas médiocrement contribué à produire, à ce concours, tant de candidats. Mais je suis bien sûr que le désir des applaudissements et le rêve de séduire les femmes — des femmes du monde surtout — n’a pas moins entraîné vers le jury tous ces braves gens. Jusqu’alors, ils menaient une vie tranquille et obscure, se contentant d’en « chanter une » à la fin des repas de noces ou d’un banquet politique, ou à la fête des pompiers. Les bravos de leurs concitoyens leur suffisaient : ils étaient une gloire locale : c’est beaucoup. Maintenant ils ont voulu, ils ont espéré être une gloire parisienne, bien plus, une gloire européenne. Après avoir chanté, ils déchantent. Quelle déception, quelle amertume, quelle rancune ! on ne leur a pas rendu justice, »ils ont été la victime d’intrigues, de basses intrigues ; Paris, d’ailleurs, méprise la province. Et tout en ravalant leurs notes fausses, ils prennent place, bien entendu, parmi les incompris, les aigris, les ratés.

Paul Acker, « Chasse aux ténors », Gil Blas, 27 février 1908.


Panthéon Charivarique : Gilbert-Louis Duprez.
Source : Catherine Authier, La naissance du mythe du ténor.

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