Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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21 mai 2008

N’en faisons pas tout un film

Classé dans : Cinéma, vidéo, Littérature, Sciences, techniques — Miklos @ 22:19

האומר דבר בשם אומרו מביא גאולה לעולם
Qui rapporte une parole au nom de celui qui l’a dite, apporte la délivrance au monde.
— Ordre Nezikin, Traité des Pères, VI:6,
Ordre Moed, traité Megilah 15a

La Wikipedia française consacre ½ ligne au scénariste britannique Jack Pulman (décédé en 1979) surtout connu pour le feuilleton télévisé I, Claudius (Moi, Claude Empereur) tourné en 1976 et basé sur le roman éponyme et sur sa suite Claudius the God de Robert Graves, biographie de ce conquérant tous azimuths (de l’Angleterre à la Palestine), tyran, mari d’Agrippine, père adoptif de Néron et oncle de Caligula.

La filmographie (partielle) fournie dans l’article mentionne un autre de ses scénarios, celui de Portrait of a Lady, et redirige vers la fiche consacrée au film qu’en a fait Jane Campion en 1996… Or le scénariste du film de Campion était une scénariste, l’australienne Laura Jones, tandis que Pulman (décédé en 1979) avait adapté ce célèbre roman de Henry James pour un feuilleton télévisé de six épisodes, réalisé en 1968 par James Cellan Jones. Ce n’est pas la même chose.

En ce qui concerne un autre de ses scénarios, Jane Eyre, la WP dirige cette fois vers la page qu’elle consacre au non moins célèbre roman de Charlotte Brontë, et où sont mentionnés les films qui s’en sont inspirés : on retrouve bien la série télévisée à laquelle Pulman a participé. Mais lorsque l’on consulte la page consacrée à son réalisateur, Delbert Mann, on s’aperçoit que le lien indiqué dans sa filmographie pour ce titre mène vers une page inexistante…

Quant à la biographie de Henry James, elle mentionne que « The Portrait of a Lady est souvent considéré comme une conclusion magistrale de la première manière de James » tout en redirigeant vers la fiche consacrée au film de Campion. Elle ne consacre aucune page au roman de James, pourtant autrement plus important que celui de Charlotte Brontë qui y bénéficie d’une page. Pour quelqu’un qui chercherait des informations sur l’œuvre en question, la WP ne fournit qu’un résumé (d’ailleurs fort mal écrit) de ce film, où Henry James n’est mentionné qu’à propos du scénario, ce qui est un comble.

13 mai 2008

Mais qui est donc Jérémie Golfier ?

Classé dans : Sciences, techniques — Miklos @ 4:07

« Si l’on savait où le loup passe, on irait l’attendre au trou. » — Proverbe savoyard.

« Confiance : Croyance spontanée ou acquise en la valeur morale, affective, professionnelle… d’une autre personne, qui fait que l’on est incapable d’imaginer de sa part tromperie, trahison ou incompétence. » — Trésor de la langue française.

« “Elementary, my dear Watson, elementary,” murmured Psmith. »1 — P.G. Wodehouse, Psmith, Journalist, 1915.

En février 2007, la Wikipedia française voyait la naissance d’une nouvelle entrée consacrée à Jérémie Golfier, et rédigée à partir d’un poste situé à l’université de Savoie. Selon son auteur – appelons-le donc le petit Savoyard –, il s’agirait d’un acteur de cinéma né à Annecy en 1986 qui s’illustre depuis 2005, selon une autre main2, « dans le montage et dans la réalisation de canulars et de pièges en tous genres qui l’ont mené jusqu’à Londres ». Notre petit Savoyard doit bien le connaître, puisqu’un mois plus tard il corrige le lieu de naissance, le remplaçant par Ambilly (la plus petite commune de Haute Savoie, selon la WP) et rajoute l’information selon laquelle « Il est connu pour ses sauts d’humeur et son attitude de girouette ». Une troisième main s’empresse de préciser que « par malheur la fin du séjour [à Londres] à (sic) en partie été gaché (re-sic) par le comportement égoïste de certains de ces (re-re-sic) petits camarades d’escapades ». Plus rien d’intéressant à signaler jusqu’en janvier 2008, date à laquelle une autre main (qui avait rajouté 20 kgs au poids officiel du joueur de rugby Fero Lasagavibau du stade Aurillacois) a contribué l’adresse MySpace du groupe de jazz-funk de notre héros. C’est hier que tout se précipite : la totalité du contenu de la page est effacée, puis, dans la foulée réinstaurée, et réeffacée, cette fois par un utilisateur s’identifiant comme « Jeremie.golfier ».

Cette biographie temporairement disparue mentionnait que le jeune Golfier avait figuré dans Godzilla, ce que mentionne aussi la page que la WP consacre à ce célèbre film. Problème : ce n’est que dans ces deux pages que l’on trouve cette information, tandis que l’excellente base de données sur le cinéma Internet Movie Database ne cite pas son nom dans la distribution détaillée qu’elle fournit en indiquant « verified as complete ». Elle ne le cite d’ailleurs dans aucun des autres films mentionnés dans la biographie de notre célèbre inconnu. On notera aussi que c’est notre petit Savoyard (auteur de la biographie originale de Jérémie Golfier) qui avait rajouté cette précision dans la page Godzilla. Il s’intéresse d’ailleurs à toutes sortes de sujets que traite la WP, où il apporte des modifications subtiles ; ainsi, à propos de l’« Évaluation de l’élève présentant un trouble anxieux » (on se souviendra qu’il officie à partir d’une université – dont il corrige la page dans la WP –, et qu’il aura aussi laissé sa trace dans celle consacrée à l’auto-handicap, anticipation d’un échec scolaire), il supprime une espace dans la mention bibliographique entre la virgule et la date qui suit, quand bien même les règles de la typographie préconisent sa présence. Il laissera de ses traces dans d’autres pages consacrées au cinéma (il écrira à plusieurs reprises de l’acteur, producteur, réalisateur et scénariste Thomas Langmann qu’« il est une grosse andouille française »), mais aussi au football (en rapport avec l’OGC Nice) et à l’athlétisme, à une petite commune de Haute Savoie (ce n’est pas pour rien qu’on l’a nommé le petit Savoyard) et enfin à la politique : Gaston Flosse (à propos duquel il supprime toutes les mentions de ses démêlés avec la justice), Georges Fenech (sur son implication « dans différentes affaires de justice »), l’UMP (où il efface, puis remet, les paragraphes consacrés à la « délicate question de la succession de Nicolas Sarkozy à la tête du mouvement ») et enfin à Édouard Balladur, à propos duquel il indique qu’« il adore les péages, ça lui rappelle des souvenirs “made in Chamonix” ! ».

Si les voies (et les voix) de la WP sont parfois curieuses ou surprenantes (sans avoir rien de bien mystérieux), on lira sans doute avec plus de profit Diderotiana, ou Recueil d’Anecdotes, Bons Mots, Plaisanteries, Réflexions et Pensées de Denis Diderot ; suivi de quelques morceaux inédits de ce célèbre encyclopédiste publié par Cousin d’Avalon3 en 1811. On y lit, p. 23-24 :

Quoi qu’il en soit, Diderot ne laissa pas étouffer son génie sous les épines que ses imprudences et celles de quelques-uns de ses collaborateurs avaient semées sur sa route ; tour à tour sérieux et badin, solide et frivole, il donna, dans le temps même qu’il travaillait à l’Encyclopédie, quelques productions qui semblaient ne pouvoir guère sortir d’une tête encyclopédique ; ses Bijoux Indiscrets, 2 vol. in 12, sont de ce nombre ; l’idée en est indécente, et les détails obscènes sans être piquans, même pour les jeunes gens malheureusement avides de romans licencieux ; il a rarement tiré un parti avantageux des scènes qu’il imagine ; il n’y a pas assez de chaleur dans l’exécution, de fines plaisanteries, de ces naïvetés heureuses qui sont l’âme d’un bon conte ; une pédanterie philosophique se fait sentir, même dans les endroits où elle est entièrement déplacée, et jamais l’auteur n’est plus lourd que lorsqu’il veut paraître léger.

Aurions-nous affaire à de nouveaux Diderots ? Quant à la réponse à la question posée au début de notre long parcours de l’univers encyclopédique 2.0, on en trouve une ici, qui a le mérite de l’originalité et de la stabilité. Son auteur a d’ailleurs contribué son opinion à l’article de la « vraie » WP consacré aux théories de l’évolution, où il qualifie les adultes américains d’incultes. Et ceux qui soutiennent qu’une image vaut mille mots pourront toujours jeter un œil .


1 La célèbre phrase, attribuée à Sherlock Holmes s’adressant à son compagnon le Dr. Watson, a en fait été prononcée par Psmith (« P » silencieux, rajouté par le personnage pour donner du caractère à son nom), héros de quatre romans de P.G. Wodehouse, à l’intention du sous-éditeur Billy Windsor. Wodehouse est l’auteur de nombreux romans à l’humour très british, et qui, à l’instar des fictions d’Agatha Christie, donnent l’image d’un Royaume Uni immuable et figé dans une sorte d’image d’Épinal d’avant guerre (la première) malgré les longues années de leurs carrières littéraires respectives.
2 Ou, tout du moins, à partir d’un ordinateur situé ailleurs. Il se pourrait que ce soit notre petit Savoyard qui ait été aux commandes.
3 Auteur de nombreux recueils de ce genre (appelé « les Ana »), parmi lesquels on trouve les Bonapartiana, D’Alembertiana, Fontanesiana (M. de Fontanes), Grégoireana (M. Le Comte Henri Grégoire), Grimmiana, Moliérana, Pironiana (Alexis Piron), Staëlliana (Madame la Baronne de Staël-Holstein)…

12 mai 2008

Tradutore traditore

Classé dans : Langue, Peinture, dessin, Sciences, techniques — Miklos @ 1:26

Si la traduction s’élève parfois au niveau de l’art – on en a parlé ailleurs –, elle n’a souvent qu’une fonction, celle de palliatif des tristes conséquences de la construction de la tour de Babel, dont on a récemment vu au Kunsthistorisches Museum de Vienne l’époustouflante représentation qu’en a donné Brueghel – qui est après tout un autre genre de traduction, de la langue de la Bible (qu’il avait sans doute lue déjà traduite) à celle de la toile : son attention autant pour l’ensemble que pour la myriade des plus microscopiques détails, tableaux dans le tableau, peut d’ailleurs illustrer ce qu’est le travail du grand traducteur, fidèle à tous les niveaux du texte tout en en donnant sa propre représentation dans la langue cible. Voyons ce qu’en dit Dominique Bouhours (dont on avait lu les remarques acérées à propos de larigot et d’étymologies fantaisistes) :

Sur tout je me persuade que la précipitation est dangereuse en ce mestier-là. Ceux qui composent le plus de livres, ne sont pas toûjours les meilleurs Ecrivains ; & ce que Quintilien a dit de sa Langue1, se peut dire de la nostre. Ce n’est pas en écrivant viste, que l’on apprend à écrire bien ; c’est en écrivant bien, que l’on apprend à écrire viste.

L’exemple de M. de Vaugelas en vaut mille, si je ne me trompe. Vous sçavez, Messieurs, que tout habile qu’il estoit en nostre langue, il fut plusieurs années sur la traduction de Quinte-Curce, la changeant, & la corrigeant sans cesse ; & j’ay leû avec étonnement dans l’histoire de l’Académie2, qu’après avoir veû quelque traduction de M. d’Ablancourt, il recommença tout son travail, & fit une traduction toute nouvelle. Mais ce qui m’a le plus surpris, & ce qui devroit confondre les faiseurs de livres, c’est que dans cette derniére traduction, il se donna la peine de traduire la plupart des périodes en cinq ou six manières différentes.

Aussi je ne m’étonne pas aprés cela, que son ouvrage ait esté admiré de tout le monde, & que M. de Balzac mesme, qui n’estoit pas grand admirateur des ouvrages d’autruy, ait dit de bonne foy, que l’Alexandre de Quinte-Curce estoit invincible, & celui de Vaugelas inimitable.

Pour moy, Messieurs, je vous confesse que j’en suis charmé ; & que plus je lis cette admirable Traduction, plus j’y découvre de beautez. C’est, à mon gré, un chef-d’œuvre en nostre Langue, & je pense que l’on ne peut se rendre parfait dans l’éloquence Françoise, sans suivre les Remarques & imiter le Quinte-Curce de M. de Vaugelas.

Dominique Bouhours, Doutes sur la langue françoise
Proposez à Messieurs de l’Académie françoise
par un gentilhomme de province
. Paris, 1675.

C’est par des traductions sur un autre genre de toile que nous clorons ces remarques. L’utilisation de la machine pour effectuer des traductions automatiques est un rêve qui date, selon John Hutchins, du xviie siècle3, et qui n’a pu commencer à prendre corps qu’avec l’invention de l’ordinateur, ce qui a été le cas peu après la seconde guerre mondiale, et en intégrant les avancées scientifiques dans des domaines tels que la cryptographie et la théorie de l’information de Shannon. Si la traduction est un domaine d’une rare complexité4, son informatisation l’est bien plus : elle ne se limite pas au choix d’un mot dans un dictionnaire, mais nécessite la compréhension du texte (en d’autres termes, sa sémantique). Considérez ces deux phrases en anglais :

Time flies like an arrow.
Fruit flies like a banana.

(attribuées à Groucho Marx). Elles illustrent la nécessité d’une information sémantique pour pouvoir déterminer que, dans la première, time est le sujet, flies est un verbe à la troisième personne du singulier et like une préposition, tandis que dans la seconde, le sujet est fruit flies, flies étant ici un substantif au pluriel (de fly), et like le verbe au pluriel. Ainsi, la première signifie « le temps vole comme une flèche » (et non pas « les moucherons du temps aiment une flèche »), et la seconde « les moucherons des fruits aiment une banane » (et non pas « le fruit vole comme une banane »). Il faut « savoir », entre autre : que les fruits ne volent pas (sauf si un conjoint vous jette une banane à la tête), que, d’ailleurs, le temps non plus sauf dans cette métaphore en anglais (qui correspond au tempus fugit en latin, tout aussi métaphorique), et qu’il existe des mouches de fruit et pas de mouches de temps.

C’est la raison pour laquelle les systèmes conçus pour un corpus de textes bien définis – le droit, la recherche pharmaceutique, l’industrie pétrolifère pour ne citer que ceux qui bénéficient de soutiens conséquents pour leur importance économique et stratégique – sont en général plus efficaces que ceux destinés à traduire tout type de texte : on peut leur fournir ce niveau de connaissance (à l’aide d’ontologies informatiques, par exemple), ce qui n’est pas faisable pour l’ensemble des domaines de l’esprit humain. Certains systèmes généralistes sont disponibles sur l’internet, tel Babel Fish d’Altavista6, qui utilise, comme d’autres traducteurs informatiques, la technologie de traduction Systran développée depuis les années 1960 (et qui avait été mise à disposition sur le réseau Minitel…).

Un développement original dans son approche est celui du traducteur de Google, qui ne se base pas uniquement sur des règles et des dictionnaires, mais aussi sur un corpus gigantesque de traductions « humaines », celui de textes bilingues officiels des Nations Unies : ceci lui permet d’« apprendre » des usages de traduction en se servant de cette multiplicité d’exemples en contexte. Mais dans le meilleur esprit du Web 2.0 il permet aussi à l’usager ayant fait appel à ce service de suggérer une meilleure traduction, ce qui est souvent nécessaire : sa traduction en anglais de l’expression ce plagiat antisémite produit (en mauvais anglais) un contresens : The anti-plagiarism, un anti-plagiat7… On peut se demander toutefois si ce genre d’intervention ne fera pas aussi appel à des vandales, tels ceux qui, régulièrement, défigurent, parfois avec humour, la Wikipedia, sans pour autant être détectés parfois pendant de longues semaines.8

Et enfin, on ne peut passer sous silence le traducteur dans le vent (de l’actualité), qui nous a donné ceci. À l’arvoïure !


1 Citò scribendo non fit ut benè scribatur; benè scribendo, fit ut citò. (Note de l’auteur)
2 P. 498. (Note de l’auteur)
3 E. F. K. Koerner et R. E. Asher (eds.), Concise history of the language sciences: from the Sumerians to the cognitivists, p. 431-445. Pergamon Press, Oxford, 1995. Cet extrait est disponible en ligne. Le site Machine Translation Archive, réalisé par John Hutchins, vise à réunir l’ensemble des textes (articles, livres…) publiés en anglais sur la traduction automatique. On y trouve quelques textes (pour l’un d’eux, le sommaire uniquement, pour raisons de respect de copyright) de Peter Toma, l’inventeur de Systran, dans lesquels il décrit sa longue carrière (débutée en 1956) dans ce domaine.
4 Cf. Umberto Eco, Dire presque presque la même chose. Expériences de traduction. Grasset, Paris, 2007.
5 Même les traductions que nous avons exclues seraient envisageables dans un certain genre de texte, humoristique, poétique, de science-fiction…
6 L’un des tous premiers moteurs de recherche, inventé par Digital Eq. Corp. en 1995, et qui avait proposé bien avant d’autres plus célèbres aujourd’hui des modes de recherche novateurs. François Bourdoncle, le père du récent moteur de recherche français Exalead qui devrait être utilisé dans le projet Quaero, avait travaillé comme chercheur chez Altavista.
7 Il se peut que la traduction ait changé lorsque vous cliquerez sur le lien signalé, si un lecteur intéressé aura pris la peine de suggérer une autre traduction, en passant la souris sur le texte problématique.
8Ainsi, l’article sur l’Ordre de la Toison d’or, que nous avons consulté après notre retour de Vienne, indique à ce jour que « Les collections médiévales de l’ordre (…) sont exposées au musee de Margot, à Vienne.kokok ». Inutile de préciser qu’un tel musée n’existe pas, ok ok ? L’historique des modifications de cet article montre qu’un abonné de Wanadoo à Dijon s’est attaché à corriger ainsi le nom du musée, dont la version précédente était musee de Monoprix. Nous ne citerons pas les inventions précédentes qui se sont succédées depuis le 2 avril, date où l’on trouvait encore le nom correct, celui du Schatzkammer. Inutile de se fatiguer à corriger, le lutin reviendra sous une autre adresse. Quand le ver est dans la pomme…

7 mai 2008

« La vérité est ailleurs » : chez Google et dans la Wikipedia, par exemple

Classé dans : Sciences, techniques, antisémitisme, racisme — Miklos @ 1:09

Lors de la soirée thématique consacrée aux Bréviaires de la haine, Arte a diffusé un documentaire de Barbara Necek, La vérité est ailleurs, consacrée aux Protocoles des Sages de Sion. Ce plagiat antisémite du Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu1, rédigé à la fin du xixe s., décrit un prétendu complot juif destiné à dominer le monde. On en connaît depuis les années 1920 l’auteur – un Russe (pays où circulent encore aujourd’hui des accusations de meurtre rituel à l’encontre des Juifs) – et ses motivations, ce qui n’a pas empêché ce livre de connaître un succès qui ne se dément pas, et en particulier dans les cercles négationnistes et néonazis, ainsi que dans le monde arabe, outil de propagande et d’endoctrinement de thèses haineuses. Will Eisner a relaté l’histoire de ce faux dans une bande dessinée remarquable, publiée peu de temps avant sa mort, et préfacée par Umberto Eco.

Le documentaire de ce soir en citait quelques passages, qui retentissaient avec le triste écho des événements de la Seconde guerre mondiale : comment, en les entendant, pouvait-on croire à un quelconque fantasme de domination juive, lorsque ce texte décrit de façon prémonitoire le plan mis en œuvre par les nazis ? Gouvernement central et fort, intensification des forces militaires et de police, suprématie d’une race forte, exploitation des tarés, suppression de l’initiative personnelle et sacrifice des individus au droit du pouvoir – et destruction de tout ce qui serait un obstacle à ce plan. Pour tout esprit sensé et connaissant un tant soi peu les réelles blessures de l’histoire, c’est le produit des vœux profondément destructeurs d’un individu malade de haine antijuive, que d’autres ont pu réaliser pendant un temps : qui veut noyer son chien l’accuse de la rage…

Interdit à « la circulation, la distribution et la mise en vente » en France depuis 1990, il n’est pas étonnant de le retrouver diffusé sur l’internet. Son hébergement à l’étranger en soi n’est pas illégal, mais c’est le fait qu’il soit accessible sur des écrans en France qui l’est : cela participe de cette diffusion interdite. Quand c’est le fait d’individus ou de groupes – souvent anonymes lorsqu’il s’agit de Français – acquis à ces thèses racistes, il est souvent difficile de faire appliquer la loi.

Ce qui est plus curieux, c’est d’en voir la diffusion du contenu assurée par Google2 ou par la Wikipedia française – toutes deux accessibles sur le territoire français. Que l’une ou l’autre soient une société ou un organisme établi à l’étranger ne change rien au fond. Que la première ait choisi de supprimer de ses services accessibles en Chine des contenus « sensibles » là-bas et ne le fasse pas ici3 est aussi compréhensible : après tout, le marché potentiel en Chine est tellement plus important qu’ici, où de toute façon la majorité des surfeurs est acquise à Google. Quant à la seconde, on sait qu’elle a revendiqué avec succès, devant les tribunaux français, le statut d’hébergeur et non pas d’éditeur4 : mais ceci ne suffirait par à l’exonérer de responsabilité sur la diffusion de ces contenus interdits, d’autant plus qu’elle revendique le fait d’offrir « serveurs [et] bande passante ». Comme sa présidente affirme aussi sa volonté « à ne pas conserver les contenus illégaux », on ne doute pas qu’une fois cette information parvenue à leurs yeux, ils « mettront un point d’honneur » à l’examiner, après avoir constaté que, dans ses propres pages, la WP sait l’existence de cette interdiction, tout en en fournissant l’adresse de sa version dans Wikisource. Il est d’ailleurs curieux que cette dernière – l’un des projets Wikimedia – choisit d’exclure tout texte qui viole une loi, celle du copyright, mais pas une autre (telle l’interdiction de publication).


1 Pamphlet politique de Maurice Joly publié en 1864 à l’encontre de Napoléon III.
2 Dans sa bibliothèque numérique, en version anglaise, dans un document annoncé comme accessible uniquement en extraits, mais que l’on peut lire intégralement. Il s’agit d’une récente réédition de la traduction originale du document en anglais en 1920. C’était encore récemment aussi le cas pour un ouvrage explicitement négationniste d’un Turc, qui a aussi l’insigne honneur d’être un ardent promoteur de créationnisme islamique, et qui a récemment arrosé des écoles, des universités et des centres de documentation français d’un ouvrage de 800 pages consacré à cette thèse.
3 Encore faudrait-il comparer ce qui est comparable : là, il s’agit de contenus qui véhiculeraient des contenus susceptibles de mettre en cause les principes mêmes du régime, ici il ne s’agit « que » d’un ouvrage de propagande raciste à l’encontre d’une minorité.
4 Suite à la diffusion dans ses pages d’informations diffamatoires à l’encontre de trois employés d’une société française.

18 avril 2008

Carpe à la russe

Classé dans : Cuisine — Miklos @ 15:31

1 carpe de 700-800 gr.
1 grande carotte coupée en rondelles
1 oignon moyen coupé en rondelles
1 tomate coupée en tranches
1 cuiller à café de sucre
1 cuiller à soupe d’huile
2 cuillers à soupe de vinaigre
1-2 feuilles de laurier
quelques grains de poivre anglais (piment de la Jamaïque ou quatre-épices)

Écailler la carpe et ôter les ouïes, la débiter en tranches moyennes, garder la tête et la queue.
Bien rincer, saler et mettre au réfrigérateur pendant 24h.
Disposer dans une grande cocotte ovale en fonte en alternant des couches de carottes, de tomates, d’oignon et de carpe (les poser à l’horizontale).
Rajouter le vinaigre, l’huile et la feuille de laurier.
Couvrir à ras d’eau.
Fermer la cocotte et porter doucement à ébullition. Laisser mijoter à très petit feu en vérifiant régulièrement que l’eau de cuisson n’ait pas trop réduit.
Au bout de 3h30, goûter et rajouter du sel si besoin.
Après 7h de cuisson, rajouter le poivre anglais.
Poursuivre la cuisson encore une heure.
Laisser refroidir entièrement avant de sortir délicatement les tranches de poisson avec une spatule. Mettre au réfrigérateur.
Servir avec du raifort.

Poisson de rivière, la carpe était naturellement un mets commun des populations d’Europe centrale et orientale. Selon une tradition juive séculaire1 (et non pas une prescription), il était méritoire de consommer du poisson aux repas du Sabbath. Il était naturel que la carpe devint l’un des plats traditionnels de fête du judaïsme ashkenaze2. Sa chair délicate (ou fade, selon les opinions…) et la quantité impressionnante de petites et grandes arêtes en compliquent sérieusement une préparation classique (lever les filets, par exemple). De ce fait, plusieurs types de recettes plus pratiques se sont développés. La longue cuisson de la carpe à la russe (qui n’est pas sans rappeler celle du gigot de sept heures – dont la fonction était de rendre plus tendre la viande d’animaux âgés…) a pour avantage de confire les arêtes et de les rendre aussi tendres que la chair. Or celle-ci étant déjà très tendre, il est important de s’assurer d’une cuisson très douce pour éviter l’effritement des tranches.

Un autre type de préparation a produit ce qui est connu génériquement en yiddish sous le nom de gefilte fisch, ou poisson farci3 : la chair est moulue et mélangée avec du pain, ce qui a pour avantage de réduire les petites arêtes en poussière et d’allonger la farce avec un ingrédient encore meilleur marché que le poisson, et ainsi de nourrir plus de personnes avec le même poisson. Cette farce est réintroduite dans le poisson vidé, ou carrément servie sous forme de croquettes.

Les populations modestes ne pouvaient se permettre le luxe de jeter des parties moins nobles d’un animal ou d’un légume comestible : ce n’est pas pour rien qu’on appelle le croupion « sot-l’y-laisse » ou que Geppetto dit à Pinnochio, qui refuse de manger une poire non épluchée ou son trognon : « Dès le plus jeune âge, en ce bas monde, il faut s’habituer à manger de tout. On ne sait jamais ce qui peut arriver, car tout est possible. ». Les juifs ashkenazes mangeaient aussi les queues et les têtes des poissons. Avec l’humour qui les caractérisaient, ils prétendaient que ces dernières rendaient plus intelligents, argument équivalent au « mange ta soupe, tu grandiras ».

On raconte qu’un juif et un Polonais4 se trouvaient dans un train traversant la Pologne. À l’heure du déjeuner, chacun déballe ce que lui a préparé sa femme. Le Polonais aperçoit, dans le papier quelque peu graisseux de son compagnon de voyage, des têtes de hareng. Il l’interpelle :

– « Juif, on dit que manger ces têtes ça rend plus intelligent, c’est vrai ? », demande-t-il.

– « Peut-être que oui, peut-être que non… », répond le juif talmudiquement.

– « Tu me les vendrais ? », demande le Polonais après un court moment de réflexion.

– « À voir… », répond le juif évasivement, sans décourager ni encourager le Polonais, et se préparant à déguster la première tête.

Le Polonais, inquiet de voir la disparition annoncée de la nourriture miraculeuse, engage une rapide négociation, renchérit devant le silence de l’autre, et finalement achète le tout à un prix assez conséquent. Après avoir mangé le tout, il attend un bon moment. Ne sentant aucun changement particulier, il dit à son compagnon de voyage :

– « Dis-donc, c’est drôlement cher, pour des têtes de poisson !

– Tu vois, ça a eu de l’effet, tu deviens intelligent… ! »

“Carp are very long-lived: the pond in the garden of Ema­nuel College, Cam­bridge, con­tained a Carp that had been an inha­bitant of it more than seventy years; and Gesner has men­tioned an instance of one that was a hundred years old. They are also extre­mely tena­cious of life, and will live for a great length of time out of water.” — William Bingley, Animal bio­gra­phy, or, Pop­ular zoo­logy; Illus­tra­ted by Authen­tic Anec­dotes of the Eco­nomy, Habits of Life, Ins­tincts and Saga­city, of the Animal Crea­tion, vol. III. London, 1829.Pour en revenir à la carpe : c’est un poisson très vivace : W. Bingley (1774-1823) parle d’une carpe ayant vécu plus de 70 ans dans l’étang du jardin de l’Emmanuel College à Cambridge, et mentionne Gesner, qui avait cité le cas d’une carpe centenaire. Mieux encore : l’Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers de Diderot et d’Alembert, écrit, à l’article Accrois­sement : « On voit des carpes chez M. le Comte de Maurepas, dans les fossés de son château de Pontchartrain, qui ont au moins cent cinquante ans bien avérés, & elles paroissent aussi agiles & aussi vives que des carpes ordinaires. ». La légendaire longévité de celles du Grand Canal de Fontainebleau les ferait remonter à un passé historique que nous aurions tous aimé connaître sans finir dans une marmite en fonte. Cette vitalité se manifeste aussi de façon parfois impressionnante : j’ai vu à plusieurs reprises une tête de carpe, plus d’une heure après sa séparation du corps, ouvrir et fermer la gueule… Muette comme une carpe, peut-être, mais expressive ! Quant à son poids, il atteindrait des records tout aussi légendaires (180 kgs.). Il est, en tout cas, préférable d’acheter une carpe de taille moyenne (jusqu’à 1,5 kg. ; plus grosse, elle est parfois – selon la saison – remplie d’œufs allant parfois jusqu’à la moitié de son poids ; ils sont comestibles, mais bien moins goûteux que la chair).


1 Citée dans la Mishna, recueil de textes rabbiniques remontant au IIe s.
2 Originaire de, ou établi principalement en Europe centrale et de l’Est (Russie, Pologne, Hongrie, Allemagne).
3 Contrairement à ce qu’affirme la Wikipedia française – qui fournit aussi une transcription fantaisiste du terme en russe – et une traduction correcte en hébreu – on se demande bien pourquoi, le terme étant en yiddish), il n’y a pas de viande dans le gefilte fisch : la tradition juive préconise la séparation de la consommation du poisson et de la viande « à cause du danger » (on suppose que c’est le danger de tomber sur des arêtes tandis qu’on pense manger de la viande).
4 Expression ironique ou péjorative, selon l’intention du locuteur, qui signifie « un Polonais juif et un Polonais non-juif », quel qu’ait été le nombre de générations depuis lequel la famille du premier se trouvait dans le pays du second.

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