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10 juillet 2011

Le sourire du chat

Classé dans : Littérature, Nature, Sciences, techniques — Miklos @ 3:33

« Le chien, — quelle drôle de bête ! — a sa sueur sur sa langue et son sourire dans sa queue ». Victor Hugo, L’Homme qui rit.

Après avoir parlé des larmes du cheval et du rire de la vache, il fallait rendre justice au sourire du chat qui apparaît et disparaît dans ces pages.

Chez l’homme, il peut être calculé ; on a donné ailleurs les clés pour distinguer le franc sourire de celui du faux ami.

Chez l’animal, on doute qu’il puisse l’être, même si, selon Jane Goodal, le sourire du singe se rapproche de [celui de] l’homme : c’est uniquement de l’expression de plaisir qu’il s’agit là. « Nous pouvons avancer, écrit Darwin1, que le rire en tant que signe de plaisir fut connu de nos ancêtres avant qu’ils fussent dignes du nom d’homme. En effet, un grand nombre d’espèces de singes font entendre lorsqu’ils sont contents un son saccadé analogue à notre rire et souvent accompagné de claquements de mâchoire ou de bouche et leurs lèvres sont retirées en arrière et en haut, leurs joues se plissent et leurs yeux brillent » Ils sont donc anatomiquement capables d’effectuer cette grimace que l’on appelle sourire. Ludovic Carreau, chez qui on a trouvé cette citation2, poursuit : « Reste à savoir si le rire du singe exprime la même chose que le nôtre ; s’il est, comme chez l’homme, le reflet d’une âme épanouie, l’écho sonore d’une pensée joyeuse dans une expansion nouvelle et imprévue de son activité, ou une simple grimace par où se dégage le trop plein de l’énergie physique, — ce qu’on pourrait appeler une gambade du visage. »

Quant au chien, animal expressif s’il en est, il doit se servir d’autres moyens pour exprimer son plaisir : on ne manquera de renvoyer à la citation (correcte, contrairement à ce qui circule sur l’internet) en exergue. On ne doute pas que ce signe soit réellement l’écho d’une pensée joyeuse dans une expansion nouvelle et imprévue de son activité, pour reprendre la grille d’analyse de Ludovic Carreau, ce n’est pas uniquement une gambade de la queue : il est vraiment content et ne peut s’empêcher de l’exprimer ainsi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les chiens ne peuvent jouer au poker.

Chez les félins c’est l’inverse, comme l’explique le Chat de Cheshire à Alice : “You see, a dog growls when it’s angry, and wags its tail when it’s pleased. Now I growl when I’m pleased, and wag my tail when I’m angry” (« Un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue quand il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. ») Mais ce chat-là est aussi capable d’exprimer son plaisir tout aussi silencieusement que le chien : il sourit (aucun rapport avec le fait que sa proie favorite soit la souris). C’est la première chose qu’Alice remarque lorsqu’elle l’aperçoit pour la première fois assis sur la branche d’un arbre. The Cat only grinned when it saw Alice. It looked good-natured, she thought. La traduction classique (et, dit-on, autorisée) d’Alice par Henri Bué en 1869 y voit une grimace, ce qui est (à notre avis) un contresens, c’est bien d’un sourire qu’il s’agit. Et c’est ce qui restera du Chat quand il disparaîtra pour la dernière fois – il n’a de cesse d’apparaître et de disparaître soudain en pleine conversation avec Alice, ce qui la déroute (et non pas l’amuse, comme l’écrit la Wikipedia) au point qu’elle lui dit finalement “I wish you wouldn’t keep appearing and vanishing so suddenly : you make one quite giddy!” –, suspendu en l’air pendant un certain temps.

Les traces de ce sourire, et plus généralement de l’œuvre, dans la Wikipedia sont pour le moins curieuses. Voici d’abord un extrait de la version intégrale de la traduction de Bué :

Ensuite, pour ceux qui s’intéresseraient au Chat de Cheshire, la WP (qui l’appelle Chat du Cheshire contrairement à l’usage en français que nous avons adopté) cite une source selon laquelle cette faculté de disparaître en ne laissant que le sourire (et non pas d’apparaître et de disparaître, comme elle l’écrit) « est inspiré[e] de la tradition du fromage de Cheshire (ou Chester), modelé selon la légende en forme de chat souriant et consommé à partir de la “queue” (talon), ne laissant petit à petit que le “visage” ». On a cherché cette « légende » et ce semble bien en être une mais pas comme le pense la WP : Speaking of animals: a dictionary of animal metaphors, de Robert A. Palmatier (1995), cite trois théories qui visent à expliquer l’expression Grin like a Cheshire Cat (sourire comme un chat de Cheshire), dont celle du fromage serait la troisième (pour autant qu’elle existe), aucune ne paraissant plausible à l’auteur de ce dictionnaire :

Enfin, l’article que consacre la WP à notre chat nous informe que, dans le film de Walt Disney consacré à ce fort beau conte, l’animal entonne une chanson dont les paroles sont tirées de l’extraordinaire poème absurde – et oulipien avant l’heure – « Jabberwocky », qui fait, lui, partie d’une autre œuvre de Carroll, De l’autre côté du miroir. La traduction de la première strophe qu’on y donne est celle du film (du sous-titrage ?) qui est loin d’être la plus intéressante. Pour le plaisir, on citera en concluant celle de Henri Parisot (1946) :

Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’allouinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les verchons fourgus bourniflaient.

(et non pas dans l’orthographe qu’en donne la WP, qui est une autre traduction de Parisot et non pas celle de 1946 pourtant citée dans la WP, et qui en diffère en plusieurs endroits).


1 Expression des émotions, p. 392.

2 Études sur la théorie de l’évolution aux points de vue psychologique, religieux et moral. Hachette, Paris, 1879.

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