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19 juin 2008

Tirer la langue ou la raccourcir ?

Classé dans : Langue, Progrès, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 4:38

Notes tironiennes Système de sténographie en usage chez les Romains et dans le haut Moyen Âge, inventé par Tiron, l’affranchi de Cicéron. — Trésor de la langue française.

Sténographie Écriture abrégée utilisant des signes conventionnels, destinée à transcrire la parole à mesure qu’elle est prononcée. — Trésor de la langue française.

« 2b or nt 2b, dat is da q » — Shkspr.

En novembre 2006, l’Autorité de qualification néo-zélandaise (NZQA1) avait annoncé que les élèves du secondaire pour­raient utiliser des SMS lors des exa­mens nationaux, tant que leurs réponses seraient intelligibles et démon­treraient une compré­hension du sujet ; une exception à cette auto­risation concer­nerait les épreuves destinées à vérifier leur connais­sance de la langue et de la litté­rature. Cette décision révo­lu­tionnaire est pourtant bien plus conservatrice que celle de l’organisme correspondant en Écosse (SQA) qui, une semaine auparavant, avait déclaré que ceux de ses élèves qui répondraient à des questions concernant William Shakespeare, Wilfrid Owen ou John Steinbeck en utilisant ce langage seraient notés pour autant que les réponses fussent correctes.

Il serait injuste de réduire le SMS à un épiphénomène des nouvelles technologies : la nécessité d’écrire toujours plus rapidement (pour transcrire une parole au fur et à mesure d’un discours ou par raison des matériaux et des encres utilisés dans l’écriture) et/ou sur une surface contrainte ou réduite (dans les manuscrits sur parchemin dont il fallait respecter les marges, par exemple) a toujours existé et conduit à utiliser des abréviations de tous ordres : omissions de lettres (souvent voyelles, mais aussi consonnes), confusion de lettres ou de groupes de lettres ayant des sonorités proches, fusion de groupes de lettres en un signe simplifié (à l’instar du tilde au Moyen Âge) : « Comme dans l’Antiquité, les scribes du xvie siècle disposent, outre les sigles, de trois moyens habituels pour abréger les mots : les abréviations par suspension, par contraction ou par usage des signes particuliers, les notes tironiennes. »2 Les manuscrits de cette époque-là sont autrement plus difficiles à déchiffrer qu’un SMS contemporain, ainsi que le montrent les exemples ci-dessous tirés d’une correspondance épiscopale datant de 14962 :

D’ailleurs, on retrouve certains de ces types d’abréviations aussi dans des textes imprimés, tel celui-ci qui date de 1612 :

(où ingeniiq; abrège ingeniique, etc.).

Si le terme de sténographie remonte, en français, à 17923 – et en anglais à 16024 –, sa définition ne convient-elle pas parfaitement à ce phénomène finalement banal des temps modernes ? Ici aussi, rien de neuf sous le soleil : les réactions qui ont suivi les déclarations des ministères en question rappelaient, par leur virulence, les débats récurrents autour de la réforme de l’orthographe. Les langues ne cessent d’évoluer d’une époque à la suivante, d’un milieu social à l’autre : doit-on résister à, prendre acte de, ou devancer ces changements ? Notre ministère va-t-il rajouter au programme des écoles les célèbres fables que nous avions appris dans notre enfance dans une novlang du xxie siècle : le corbô É le renar, le ch’N É le rozô, la grenou’ye ki v’E se f’R Ø’6 gro ke le b’Ef, la 6’gal É la foumi, le lou É l’aÑô, lê 2 kok’, le labour’Er É sê enfan5… ?

S’il le fait, ce ne sera pas une innovation : la Ville de Montréal propose sur son site, depuis plusieurs années, un « akey ki s’adrês o pêrsone ki on dê z’inkapasité intélêktuêl ». Je me demande si cette « ortograf altêrnativ », encore plus pleine d’accents et d’apostrophes que l’ortographe « normale » (cf. le rajout d’un circonflexe dans personne sans aucun rapport phonétique avec la perte du ne final), en rend la lecture plus aisée à ceux qui ont des difficultés à lire. Voici leur explication, qui est loin de me convaincre :

En plus de simplifier le texte, l’ortograf altêrnativ réduit la complexité de l’écriture. Cette façon différente d’accéder à la communication écrite mise sur une correspondance orthographique stable entre les lettres (graphèmes) et les sons (phonèmes). L’ortograf altêrnativ utilise seulement 35 correspondances graphèmes/phonèmes alors que l’orthographe conventionnelle en compte plus de 4000.

Imaginez la difficulté de saisir des messages SMS en cette ortograf altêrnativ qui prétend « réduire la complexité de l’écriture »… On peut douter que les prescripteurs de cette orthographe arriveront à leurs fins : la langue ne se laisse pas faire et ne va pas forcément dans le sens qu’on veut lui imposer, comme on l’a vu par exemple pour l’espéranto. En tout cas, le phénomène SMS intéresse évidemment les linguistes : le CENTAL (centre de traitement automatique du langage de l’université catholique de Louvain) a lancé un projet de recherche, Faites don de vos SMS à la science ! ;-) (souriard y inclus, bien évidemment), concernant « la linguistique, la sociolinguistique et les aspects liés à l’ingénierie linguistique et à l’enseignement ». Deux ouvrages ont déjà été publiés dans ce cadre.

Quoi qu’il en soit, rien n’est perdu. En déambulant ce soir dans la rue, je me trouvais à quelques pas d’un jeune homme qui avançait tout en envoyant un SMS. M’apercevant du coin de l’œil, il se tourne vers moi et me demande :

— « “Chère inconnue”, ça s’écrit c, h, e, r, e avec un e ? »

Ne sachant s’il voulait écrire chère inconnue ou cher inconnu, je lui réponds :

— « Si c’est pour un homme, non. Si c’est pour une femme, oui. »

Si l’on pouvait être surpris ou amusé par l’incertitude grammaticale qu’il éprouvait (il n’avait pas de doute sur le genre de la personne), il était finalement fort encourageant de constater l’effort qu’il faisait pour écrire correctement. Même en SMS.


1 Agence nationale chargée de l’évaluation et de la qualification des écoles en Nouvelle-Zélande et d’assurer la qualité des programmes éducatifs offerts par les écoles publiques et privées et des examens qui y sont administrés.
2 Gabriel Audisio et Isabelle Bonnot-Rambaud : Lire le français d’hier. Manuel de paléographie moderne xve-xviiie siècle, Armand Colin, 1991. Cf. la définition de notes tironiennes en exergue.
3 Selon le Trésor de la langue française.
4 Selon le Oxford English Dictionnary. C’est la date à laquelle John Willis publiera la première édition de son manuel de sténographie, The Art of Stenographie. Whereunto is annexed a direction for steganographie. Cet étonnant personnage consacrera aussi un ouvrage à la mnémotechnique, The Art of Memory : So Far Forth as it Dependeth Upon Places and Ideas. Écrire rapidement et mémoriser sont deux compétences fort utiles dans le développement intellectuel, or rien n’est moins sûr que les nouvelles technologies contribuent à la seconde.
5 In Phil Marso : la font’N j’M ! Les fables de La Fontaine en PMS (la Phonétique Muse Service), Megacom-IK, Paris.

6 commentaires »

  1. Le Guardian publie aujourd’hui deux articles consacrés aux SMS. Dans l’un d’eux, le linguiste David Crystal montre, d’une part, que le phénomène d’abréviation de la langue (anglais, en l’occurrence) est bien plus ancien, et, d’autre part, qu’il peut susciter une créativité littéraire intéressante du fait même des contraintes ; il fait l’analogie avec le sonnet, nous ne pouvons nous empêcher de penser à l’Oulipo (ni à ce qu’on avait écrit à propos de la création sous contraine dans d’autres domaines artistiques). Il va jusqu’à affirmer que c’est une méthode qui développe les compétences d’écriture et d’orthographe chez les enfants.

    Dans un autre article, les écrivains Will Self et Lynne Truss décrivent leur attitude ambivalente face à ce mode d’écriture : ils l’utilisent, mais sans abréviations, à l’exception de Lynne Truss qui n’en n’utilise qu’un seul, LOL, auquel elle attribue consciemment la signification – erronnée – de Lots of love (en réalité, il signifie Laughing out loud).

    Commentaire par Miklos — 5 juillet 2008 @ 10:32

  2. [...] on ne veut y parler, son clavier exerce nos pouces comme ceux des autres primates supérieurs et simplifie enfin notre langue. Il soulage les mamans qui peuvent à tout instant appeler leurs bambins de 7 à [...]

    Ping par Miklos » Le 22 à Asnières — 31 décembre 2008 @ 1:22

  3. [...] On avait signalé à nos fidèles lecteurs la curieuse initiative de la Ville de Montréal qui propose sur son site un « akey ki s’adrês o pêrsone ki on dê z’inkapasité intélêktuêl ». Pour ne pas être en retard sur la Nouvelle France, la capitale de l’ancienne fait évoluer l’orthographe sur les panneaux de ses institutions. On peut voir ci-dessus la nouvelle façon d’épeler « accès » (à l’entrée du musée d’Art moderne au palais de Tokyo), qui n’est pas sans rappeler le glissement (en sens inverse, toutefois) de l’orthographe (correcte) du mot « événement » vers « évènement ». Un pas en avant, un pas en arrière ! [...]

    Ping par Miklos » Après Montréal, Paris utilise l’ortograf altêrnativ — 28 août 2009 @ 16:03

  4. [...] temps où la vitesse de la communication ne primait pas sur la forme (ni sur le contenu, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire), ces figures de style [...]

    Ping par Miklos » « Ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? », ou, l’Oulipo avant l’Oulipo — 13 mai 2011 @ 13:50

  5. [...] cap du milliard de messages convenus vœux sincères et originaux –, on ne peut s’empêcher de rappeler à nos chers lecteurs les ravages l’influence de l’utilisation des SMS sur l’orthographe en général, avec preuve [...]

    Ping par Miklos » L’intriguante ortographe du Figaro — 2 janvier 2012 @ 0:14

  6. [...] — Miklos @ 0:44 Une minute est chère, et pour la ménager, Jusqu’aux syllabes même, il faut tout abréger. […] Boileau dit seulement en ses instructions : « Soyez vif et pressé dans vos [...]

    Ping par Miklos » Playdoyers pro SMS — 22 avril 2012 @ 9:18

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