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28 mai 2005

Pour ceux qui aiment le baroque (III)

Classé dans : Théâtre — Miklos @ 13:23


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La musique avait redécouvert cette période, saturant ad nauseam le marché du disque d’œuvres élégantes jusqu’au maniérisme (dont certaines méritaient pourtant le repos éternel), en donnant parfois dans des excès d’une illusoire authenticité qui ne prend pas en compte le simple fait que la culture musicale et l’environnement sonore ne sont plus ceux de l’époque ; il n’y a pas de retour en arrière, comme le constate tragiquement l’ange de l’histoire, de Walter Benjamin. Il y a, heureusement, des exceptions.

Qui n’a entendu parler de Shakespeare, de notre trio Corneille — Molière — Racine ou de Cervantes, Calderón et Lope de Vega, à défaut de les avoir vus et lus ? Le baroque était avant tout l’âge du théâtre. De son aspiration universelle, on a surtout connu la grandeur historique, la simplicité rustique (enfin, le rusticisme d’un Poussin) et le réalisme urbain (celui de la bourgeoisie ou de la noblesse : il faudra attendre Balzac ou Zola pour représenter ceux qui n’ont pas le loisir d’avoir des loisirs), et que résume fort bien la réplique de Polonius à Hamlet : “ Ce sont les meilleurs acteurs du monde pour la tragédie, la comédie, le drame historique, la pastorale, la comédie pastorale, la pastorale historique, la tragédie historique, la pastorale tragico-comicohistorique; pièces sans divisions ou poèmes sans limites (…). Pour concilier les règles avec la liberté, ils n’ont pas leurs pareils.”

Ce n’est que plus récemment qu’un certain baroque, le subversif, le pervers et le cruel et qui ne se réduit pas à Sade, a fait discrètement son apparition sur nos planches et nos écrans, celui des mœurs de ce temps-là et de tous temps vu à travers inversions et travestissements, masques et miroirs, celui de la fuite infinie sur place devant le vertige du vide cosmique et de celui des sentiments, celui des labyrinthes dans lesquels on veut s’égarer et où l’on se retrouve toujours face à soi-même ou à son double : celui d’un William Congreve (Ainsi va le monde), celui qui annonce puis accompagne l’âge des Lumières, préfigurant les catharsis des révolutions et des guerres, de la lutte des classes et de la psychanalyse à travers la représentation délicate et subtilement crue des maux et merveilles de l’époque.

Il y a un retour au baroque, non pas uniquement vers ses œuvres, mais dans la représentation et dans l’écriture contemporaines, et pas qu’au théâtre (Meurtre dans un jardin anglais en est un parfait exemple à l’écran), où le génial metteur en scène colombien Omar Porras (dont j’ai parlé à plusieurs reprises) offre une lecture baroque des œuvres de Durrenmatt ou de Stravinski-Ramuz.

Et maintenant, j’ai eu la chance de voir Le Balcon, de Jean Genet, au Théâtre de l’Athénée — Louis Jouvet à Paris, dans une mise en scène glorieusement ba­ro­que de Sébastien Rajon, par la troupe acte6 et le gé­nial Michel Fau, que cer­tains ont pu déjà ad­mi­rer chez Olivier Py, par exem­ple, et qui est un familier de Genet. Je ne con­nais­sais de Genet que les quel­ques pages que j’avais dé­vo­rées ado­les­cent, avec un mé­lan­ge de fas­ci­na­tion et de ré­pul­sion pour cette ri­tua­li­sation d’une se­xua­lité omniprésente et que je crai­gnais dé­vo­ran­te, ou plutôt, pour le sexe en tant que rituel mor­ti­fère. C’est du moins ce que j’en avais perçu alors, et je n’avais plus repris cet auteur, d’autant plus que ses prises de position (ou ses goûts) poli­tiques ne fai­saient rien pour me le ren­dre sym­pa­thique (mais ce n’est pas ce qu’il cher­chait, bien au contraire), ni alors ni aujourd’hui.

La pièce se passe dans un bordel, huis clos où se ré­fu­gient, pour un moment, des personnages falots à la vie insi­gni­fiante, pour y tenir les rôles des trois piliers de la société, de toute société, que sont l’Église (l’évê­que), la Loi (le pro­cu­reur) et la Guerre (le gé­né­ral), sous le re­gard sé­vè­re et bien­veil­lant de la Reine (la ma­que­relle, jouée de façon extra­or­di­naire par Michel Fau). Ils y repré­sentent une société parfaite dans son ordre établi et ses rapports de force où l’on ne sait pas tou­jours qui est le maî­tre et qui est l’es­clave, au travers de scé­narios sado-maso­chistes réglés comme du papier à musique, face à des miroirs qui leur renvoient leur image rêvée à l’infini ; même les sentiments, les déclarations d’amour ou de tendresse font partie de ce jeu, ici (mais dehors aussi ?) il n’y a de réel que le jeu, conception éminemment baroque du monde. Pendant ce temps, dans un contre­point tout aussi musical, la société d’où ils vien­nent s’écroule au dehors, dans une révolte dont on entend les échos jusque dans les chambres les plus capi­ton­nées et qui ne fait irruption que par l’entre­mise du chef de police qui, comme Dieu, n’admet aucune repré­sentation, ce dont il souffre éper­dument. Fera-t-il sortir ces pantins vers la “vraie vie” pour qu’ils y assument à regret ce qui n’était pour eux qu’un jeu, ou n’est-ce là aussi qu’une partie de ce scénario qu’ils ne maîtrisent pas, une mise en abîme infinie sur une scène où chacun est, tour à tour, acteur et metteur-en-scène ?

Malgré ce rejet des trois ordres qu’il critique avec lucidité et ironie décapante, Genet s’y soumet, finalement, dans son désir maladif d’être accepté par cette société même au prix d’une abjection dont il aura fait montre dans sa vie réelle ; on ne sait plus où est ce réel et où est le fantasmé, et, comme sur une bande de Moebius ou une bouteille de Klein, ce monde clos du bordel ressemble furieusement au mon­de extérieur, là où se joue la co­mé­die hu­mai­ne vue comme une souffrance christique répétée de génération en génération dans un monde vide de sens, à la structure si paradoxale, où ne règne que la force. Baroque et absurde se rejoignent ici dans une vision contemporaine déboussolée, sinon désespérée (même si chez Genet il n’y a pas de réel sespoir, puisque ses personnages n’ont pas le luxe de l’espoir, mais uniquement celui du rêve, parfois). Koltès fera dire à un de ses personnages : “il n’y a pas de règles, il n’y a que des moyens, que des armes”. Et Hamm, dans Fin de partie de Beckett : “Moments for nothing, now as always, time was never and time is over, reckoning closed and story ended.”

La troupe acte6, composée de jeunes acteurs talen­tueux qui a déjà à son actif plusieurs pièces baro­ques, réussit là une rare per­for­mance, que la pré­sence de leur “sociétaire honoraire” Michel Fau cou­ron­ne glo­rieu­sement. Il joue la ma­que­relle et la Reine, pa­thé­tique ou digne, humaine et sym­bo­lique, atten­drie et cal­cu­la­trice d’une telle façon qu’on ne voit plus l’homme mais le person­nage, comme Omar Porras l’avait été dans le rôle de la Vieille Dame de Durrenmatt. Chaque person­nage dans cette pièce est d’ailleurs un arché­type, et le maquil­lage (visages peints), les cos­tumes (uni­for­mes déri­soires ou gran­dio­ses) comme la mise en scène (un jeu de cache-cache entre scène et salle, sol et ciel, réa­lité et miroir) leur don­nent une dé­me­sure, celle de pièces d’un jeu d’échecs cosmique, qui parle direc­te­ment à l’in­cons­cient. On aime ou on déteste, j’ai adoré le spectacle (et déteste toujours autant son auteur).

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  1. merci pour ce trés joli compte rendu .. j’avais vu la critique de Libération.. toujours prompte à voler au secours de ce genre de pièce mais je dois dire que j’ai bien aimé le rapprochement avec le baroque .. Je ne suis pas un fan de Genet et encore moins du balcon mais c’est certainement la pièce qui se prête le mieux au délire car elle joue sur l’ambiguité de l’identité.. comme Amphitryon ..a ce propos, il y a le trés beau texte de Meyer sur le tragique et le comique qui est sorti au pUF, en quadrige..

    Commentaire par zopiros59 — 29 mai 2005 @ 20:37

  2. Je savais qu’il y avait une critique dans Libé, mais je n’ai pas voulu la lire avant de voir la pièce et de me faire mon opinion. Maintenant je vais essayer de la retrouver, pour voir ce que d’autres en disent.

    Je ne pense pas que ce soit une pièce sur le délire, mais sur la question de l’identité : existons-nous en deçà du rôle que nous tenons (et par lequel on nous perçoit), ou est-ce que ce rôle nous est imposé (par le hasard, par un agent externe – commissaire de police ou Dieu) et nous définit-il ainsi, est-ce un jeu ou la réalité, ou est-ce que la réalité n’est qu’un jeu (d’échecs cosmique) ?

    Dans un entretien, Borges disait: "Je crois que cette phrase "la vie est un songe" est strictement réelle. Seulement, il faut se demander s’il y a un rêveur, ou s’il s’agit simplement d’un… comment dire ? un _se rêver_. C’est-à-dire s’il y a un rêve qui se rêve… le rêve est peut-être quelque chose d’impersonnel, comme la pluie par exemple, ou comme la neige, ou comme le changement de saisons. C’est quelque chose qui arrive, mais cela n’arrive à personne ; ce qui veut dire qu’il n’y a pas Dieu, mais qu’il y aurait ce long rêve que nous pouvons aussi appeler "Dieu", si nous voulons.

    Commentaire par miklos — 30 mai 2005 @ 21:43

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