Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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21 novembre 2009

Murs

Classé dans : Photographie — Miklos @ 11:37


« Laisse, je te dis, c’est mon mur. »
— Jean-Paul Sartre, Les séquestrés d’Altona, 1959.


« C’est ta peinture, mais c’est mon mur. Et si tu fais des murs peints de cinquante mètres carrés, tu ne penses quand même pas que ça peut rester privé. » — Michel Rio, La remise au monde, 2002.

19 novembre 2009

Une phrase-promenade

Classé dans : Littérature — Miklos @ 23:43

« S’il est un homme tourmenté par la maudite ambition de mettre tout un livre dans une page, toute une page dans une phrase, et cette phrase dans un mot, c’est moi. » — Joseph Joubert (1754-1824), Pensées, « L’auteur peint par lui-même ».

«Parfois seulement, quand la bourrasque lançait la nuée dans les vallées, et que les brumes remontaient le long de la forêt, et que les voix se réveillaient sur les rochers, tantôt pareilles aux échos d’un tonnerre évanoui dans le lointain, puis s’appro­chant de nouveau dans un grondement formidable, avec les accents d’une sorte de chant d’allégresse sau­vage qu’elles auraient voulu dédier à la terre, et quand les nuages revenaient au galop comme un troupeau hennissant de cavales farouches, et que le soleil s’y frayait un passage et s’avançait, glaive étincelant tiré sur les neiges, ouvrant par-dessus les sommets et jus­qu’au fond des vallées une voie aveuglante et claire à la lumière, ou quand la bourrasque chassait la nuée vers le bas, et y crevait un pan de lac d’azur, puis que le bruit du vent mourait au loin et que montait du plus profond des gorges, et des cimes des sapins, comme un bourdonnement de berceuse et de cloches, quand une rougeur légère grimpait discrètement dans le bleu intense, et que de petits nuages passaient sur des ailes d’argent, et quand tous les sommets lumineux et étin­celants dominaient vastement le pays de leurs contours précis et immuables : alors c’est une déchirure qui lui traversait la poitrine, il s’immobilisait, suffoquant et le corps ployé vers l’avant, la bouche et les yeux grands ouverts, pensant qu’il allait aspirer en lui la bourrasque, tout étreindre en lui-même, puis s’éten­dait, et son corps recouvrait la terre, s’enfouissait dans l’univers, et c’était une jouissance qui lui faisait mal ; ou bien, il s’immo­bilisait et posait sa tête dans la mousse et fermait les yeux à demi, et tout s’en allait alors, loin de lui, la terre se dérobait sous lui, elle deve­nait aussi menue qu’une étoile errante» et s’immergeait dans un fleuve tumultueux dont les eaux claires défilaient sous son corps. Mais ce n’étaient là que des instants ; il se relevait ensuite, lucide, calme et ferme ; comme s’il n’avait vu passer qu’un jeu d’ombres : il ne se souvenait de rien.

— Georg Bücher, Lenz. Éditions Points, n° P1667, 2007. Trad. Jean-Pierre Lefebvre.

15 novembre 2009

Avant le commencement d’Europeana était le verbe

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 11:46

Une bibliothèque numérique qui ne contienne pas que des livres

« Comme le montre l’emprise de Google, le patrimoine en question ne se limite pas à l’écrit – ce qui se reflète d’ailleurs dans la variété des collections de la Bibliothèque nationale de France – il sera donc inévitable à terme d’articuler un tel projet avec celui de l’accès aux autres fonds : estampes, cartes, musique, film. Là aussi s’impose une réflexion qui prendrait en compte ce futur. » (23 février 2005)

C’est le cas d’Europeana. Se distinguant de Google Books qui ne contient que des livres, c’est un portail qui fournit l’accès à des livres, des images fixes et animées et des enregistrements sonores. Mais la musique en est encore la parente pauvre à deux égards au moins : peu d’enregistrements (le problème des droits, que la Commission européenne veut enfin aborder), et pas de distinction pour la notation musicale (les partitions) : dans le modèle actuel, une partition imprimée sera indexée « texte », tandis qu’une partition manuscrite sera identifiée comme une « image fixe ».

Une bibliothèque 2.0

« Le numérique est un des avatars de l’écrit ; dans sa forme actuelle, il a tendance à supprimer la médiation. Mais les techniques offrent des moyens de la réintroduire autrement ; certaines bibliothèques fournissent des services d’accès à distance par courriel, mais rien n’empêche d’envisager d’autres modes de mise en relation de lecteurs avec des bibliothécaires et avec d’autres lecteurs (…). » (23 février 2005)

« Envisageons une bibliothèque offrant une interface de ce type : les lecteurs peuvent communiquer, le cas échéant, entre eux, pour échanger des conseils, collaborer sur un travail commun. Un documentaliste de service est aussi présent : le lecteur ayant besoin d’aide dirige ainsi son avatar vers celui du documentaliste et l’interroge (à l’aide du clavier ou via un microphone) ; le documentaliste répond de la même façon et déplace éventuellement son propre avatar pour guider le lecteur vers une section de la bibliothèque. À la différence des représentations anthropomorphiques utilisées dans certaines interfaces dont l’intelligence n’excède pas celle d’un robot mécanique, il s’agit d’une mise en rapport avec une compétence humaine bien réelle : là est peut-être une des clés d’une certaine (ré)humanisation de l’informatique. » (mai 2000)

On peut en voir ici et là les prémices : la Médiathèque de l’ESC Lille (médiation en ligne), les quelques réseaux sociaux autour du livre : Libfly (échanges autour des bibliothèques personnelles des internautes), Points communs (site de rencontre par affinités culturelles…).

La bibliothèque numérique : plus qu’un portail, un fonds en réseau

« Je verrai bien la bibliothèque européenne du futur sous forme d’un réseau dynamique permettant le raccordement de bibliothèques petites et grandes – certifiées, c’est essentiel (autant pour la « validité » des fonds que l’adéquation technique) –, avec leurs fonds numérisés (qu’ils auraient constitués selon leurs propres critères), s’intégrant facilement dans un maillage (utilisant probablement des protocoles de type OAI plutôt que Z39.50) qui offrirait, entre autres outils, recherche dans les contenus et accès réparti (DOI ?) à l’ensemble des fonds ainsi disponibles, de façon répartie. » (17 mai 2005)

« On pourrait envisager ainsi un dispositif dans lequel chaque bibliothèque nationale faisant partie de ce réseau, ayant numérisé ses fonds propres dans des formats compatibles4, en ait le contrôle5, au lieu d’avoir à les transférer à une tierce partie qui en aurait la maîtrise, comme Google le souhaiterait pour son projet. Quant à cette bibliothèque virtuelle, elle offrira des modes d’accès, de présentation de collections et de contextualisation des ouvrages6, de recherche dans les métadonnées et dans les contenus eux-mêmes7. » (24 mars 2005)

Dans sa version actuelle, Europeana utilise effectivement le protocole OAI afin de récupérer les informations (métadonnées) concernant les documents numérisés chez ses partenaires. Elle permet donc de les localiser si on en connaît un bout du titre ou de l’auteur : c’est donc bien un (vaste) portail. Mais contrairement à Google Books, Europeana n’indexe pas les contenus : il est donc impossible d’y retrouver un livre contenant un mot ou une phrase souhaitée. C’est en ce sens qu’Europeana n’est pas (encore) une bibliothèque numérique. Cela tient à deux facteurs indépendants : la version actuelle est un prototype, Europeana version 1.0 étant prévu pour 2010 ; mais surtout, c’est la problématique des droits d’auteur (que Google aborde, comme on le sait, tel un corsaire) : variable d’un pays à l’autre, elle peut ne pas autoriser la récupération par Europeana de fichiers numériques (par exemple : des livres) stockés chez ses partenaires pour les indexer en texte intégral. Il y aurait bien une alternative technique – que chaque partenaire effectue cette indexation et ne fournisse que les indexes à Europeana au lieu des fichiers – mais cela nécessiterait des développements chez chacun des partenaires, ce qui est exclu. À moins… à moins que le droit n’évolue dans le sens qui offrirait à des bibliothèques, physiques et numériques, des exceptions qui permettraient un bien meilleur partage des ressources culturelles, sans léser les ayants droits, mais sans léser non plus les lecteurs ni faire peser un poids financier insupportable sur les bibliothèques.

Europeana comme garantie de l’accès au patrimoine culturel numérisé

« Ce danger – de concentration dans les mains d’une entreprise à visées purement commerciales (voire financières) – concerne aussi les contenus numériques culturels patrimoniaux. Ainsi, le projet de numérisation des fonds universitaires par Google créera une “bibliothèque numérique universelle” dans son propre réseau, qui ne pourra être indexée par d’autres moteurs de recherche. Cette concentration est inquiétante à un autre égard, que j’avais déjà soulevé en 1999 : “imaginez un embargo d’une grande puissance sur une plus petite, qui aurait pour effet de lui couper l’accès aux réseaux…”. » (13 février 2006)

« Ce genre de problème [les erreurs de numérisation, les erreurs dans les métadonnées] démontre, s’il le fallait, que le numérique ne doit pas être considéré comme l’unique moyen de conservation à long terme : la préservation de l’original est primordiale. Il démontre aussi le danger d’une stratégie de numérisation qui voudrait éviter, pour des raisons d’économie, de numériser un document qui l’aurait déjà été ailleurs : imaginez qu’un hapax se trouve dans la page d’un livre mal numérisé, mais dont il n’existerait qu’un seul et unique exemplaire numérique : il sera impossible de trouver ce mot. Raison de plus de l’importance de l’existence de bibliothèques numériques concurrentes… » (14 novembre 2009)

Les arguments invoqués alors et hier à l’encontre du monopole et de l’exclusivité de Google sont d’autant plus valables aujourd’hui, et justifient, s’il le fallait, l’effort important que fait l’Union européenne pour fournir, non pas un service concurrent à Google, mais une ressource – probablement surtout complémentaire – reflétant le patrimoine culturel européen dans sa variété et dans sa richesse. On lui souhaite de réussir à s’imposer comme référence incontournable, aux côtés des quelques autres grandes références disponibles sur l’internet, qu’elles soient publiques ou privées.

L’individu contre le collectif

Classé dans : Théâtre — Miklos @ 0:26

Ô malheureux citoyens, quel est votre délire ? Croyez-vous les ennemis éloignés ? pensez-vous que les présents des Grecs soient jamais exempts de perfidie ? Est-ce ainsi que vous connaissez Ulysse ? (…) je crains les Grecs, même dans leurs offrandes. Timeo Danaos et dona ferentes. — Virgile, Énéide II 49.

Philoctète de Heiner Müller, qui se donne ces jours-ci dans la salle des Abbesses du Théâtre de la Ville, met en scène un conflit irréductible, celui qui oppose la raison d’État et l’intérêt – fut-il vital – de la personne.

D’une part, Ulysse, personnage éminemment politique : il se débarrasse de Philoctète en l’abandonnant sur une île déserte parce que l’odeur de la plaie de sa jambe incommode ses marins au point de les empêcher de mener sa flotte à bon port ; dix ans plus tard, il ira l’y rechercher, convaincu qu’il est que l’arme invincible que possède le banni et sa capacité à mener les armées lui sont absolument nécessaires pour vaincre Troie. Toutes les valeurs sont abolies face à cette ultime valeur, la survie de sa nation. Pour cela, il vole, il ment, il se renie. Il est même disposé à se laisser tuer par Philoctète, si cela peut assurer la victoire de son camp.

De l’autre, Philoctète, animé par sa vérité, envahi par un esprit de vengeance inextinguible qui le ronge comme la gangrène sa jambe. Voilà dix ans qu’il rampe sur son îlot, qu’il est comme lié à la terre dont il ne peut s’élever du fait de son infirmité et menacé par les vautours tournoyants qui n’attendent que sa mort pour le dévorer, tel Prométhée accroché à son rocher, un aigle lui dévorant le foie. Il hait Ulysse et les Grecs, veut la mort de l’un et la défaite des autres. Voilà dix ans qu’il n’a pas entendu d’autre voix humaine que la sienne propre. Quand celle de Néoptolème frappe ses oreilles, il est déchiré entre la nostalgie pour cette langue perdue qui est la sienne et sa détestation de ce qu’elle représente.

Néoptolème, fils d’Achille, est trop jeune pour avoir connu le conflit qui déchire les deux autres protagonistes et très influençable. C’est pourquoi Ulysse l’a choisi et le coache pour qu’il réussisse dans sa mission : à l’aide de quelques mensonges bien choisis qu’il inculque à son messager, il convaincra Philoctète de les accompagner avec son arme. Néoptolème est un personnage falot, inexistant : animé de bonnes intentions, il n’a pas assez de caractère pour résister aux manipulations – politique d’Ulysse, et affective de Philoctète – et fait fi de ce en quoi il affirme croire – l’honneur, la vérité – selon ce que ces deux maîtres du verbe souhaitent. Il sert d’instrument au premier – Ulysse, invoquant la raison d’État, exige de lui que « pour notre cause tu ne te ménages pas (…). Et autre chose, qui devrait t’importer plus que la vie. Que ton discours subtilise l’arc de ses mains » –, de miroir au second – « Tu as deux yeux, montre-moi mon visage », lui demande Philoctète qui ne s’est pas regardé depuis dix ans, ce qui compte pour lui c’est son image, sa vengeance – et de canal de communication entre les deux ennemis.

Il n’est finalement pas surprenant qu’il finisse par se révolter : ce sera la révolte du faible, il poignarde Philoctète, la voix de sa conscience. Ulysse, en fin politique, réagence immédiatement sa stratégie en fonction des circonstances imprévues : il avait besoin de Philoctète vivant, il s’en servira mort : « Si le poisson n’est pas tombé vivant dans nos filets, mort, il peut nous servir d’hameçon. » S’il faut pour cela créer un mythe, il le fera : « Nous dirons que les Troyens nous avaient devancés, qu’ils voulaient retourner cet homme contre nous. Lui se montra sous son visage grec et il le tuèrent pour sa fidélité. » Il n’en est pas à un mensonge près. Néoptolème veut s’approprier le raisonnement d’Ulysse et menace de le tuer : « Si ça marche sans lui, ça marche sans toi. » Mais le maître démonte la logique infantile de son pâle élève d’une phrase : « On accorde peu de crédit à la parole d’un seul [témoin] et aucune à la tienne. » L’affaire est réglée.

Marc Berman est un saisissant Ulysse qui fait froid dans le dos : d’une détermination absolue, cette machine à penser sait manipuler toute la gamme des expressions pour arriver à ses fins. Maurice Bénichou est un émouvant Philoctète usé par la bataille quotidienne pour suivre mais toujours dévoré par sa rancune et placé devant un autre conflit insurmontable : quitter enfin son îlot en se rendant à son ennemi, ou continuer à y pourrir, littéralement. Néoptolème (Marc Barbé dont le jeu correspond bien au personnage, insignifiant) l’en sortira en l’envoyant sur une troisième voie, celle des Enfers. Le texte, splendide (et fort bien traduit) allie intelligence, finesse et humour (le comic relief qu’on trouvait déjà dans les tragédies de Shakespeare), politique et psychologie. Sa trame minutieuse fait penser à une magnifique dentelle, où chaque point contribue à la perfection de l’ensemble.

14 novembre 2009

Une bibliothèque, c’est fait pour…

Classé dans : Livre, Sciences, techniques — Miklos @ 16:46

Et véritablement aussi ce n’est pas la quantité de Livres, qui fait l’excellence & le prix d’une Biblio­thèque : mais c’est leur bonté : Ce que Sénèque exprime très-bien dans sa 45e Épistre, où il dit, Non referi quam multos Libros, sed quam bonos habeas. C’est-à-dire, il n’importe pas d’avoir beaucoup de Livres, mais il importe de les avoir bons. — Traité des plus belles biblio­thèques de l’Europe, par le Sieur Le Gallois. À Paris, 1685.

…lire, même si elle est numérique. Ou du moins, consulter des livres, parce que – on le reconnaîtra volontiers – le livre de poche est un objet bien plus commode qu’un clavier-écran-souris, question ubiquité et portabilité (dans le métro, debout agrippé d’une main et le livre dans l’autre, dans sa chambre allongé sur le dos sous sa couette ou en plein désert sans prise électrique à 300 km à la ronde pour le recharger, il n’en a pas besoin), visibilité (même en plein soleil sur la plage) et maniabilité.

Il est certains livres qu’on ne lit en général pas de la première page au dernier, tels les encyclopédies ou les dictionnaires (sauf si on est habité du vertige de la liste). Ils sont aussi pour la plupart moins maniables qu’un livre de poche (même si certains ont été réduits à cette taille). On les utilise autrement : l’amateur de la sérendipité ou du heureux hasard les ouvre au hasard, passe d’un terme à un autre à la façon que permet l’hypertexte ou les feuillette « à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces descousues » (Montaigne, Essais). Un autre y recherche un mot précis – et c’est surtout là le grand apport des bibliothèques numériques, du moins lorsqu’elles indexent le contenu des ouvrages qu’elles contiennent : il suffit d’y rechercher le mot ou la phrase désiré pour que le livre s’ouvre à la page qui le contient.

On a déjà parlé ici à plusieurs reprises des deux principales bibliothèques numé­riques comprenant des ouvrages en français, Google Books et Gallica (Europeana n’est pas à strictement parler une bibliothèque numérique : c’est un portail vers des contenus numérisés qui se trouvent ailleurs). On a récemment comparé leurs volumétries, leurs couvertures et leurs fonctionnalités respectives.

Aujourd’hui, on a comparé l’accès que fournissent ces deux services à un même ouvrage, l’édition de 1827 du Nouveau dictionnaire des origines, inventions et découvertes dans les arts, les sciences, la géographique, le commerce, l’agriculture, etc., indiquant les époques de l’établissement des peuples, des religions, des sectes et institutions religieuses, des lois, des dignités ; l’origine des différentes coutumes, des modes, des monnaies, etc., ainsi que les époques des inventions utiles et des découvertes importantes faites jusqu’à ce jour (on ne résiste pas au plaisir de donner le titre dans son intégralité) de Noël et Carpentier.

Pourquoi cet ouvrage ? Eh bien, précisément à cause de la conférence qui s’est tenue hier à l’auditorium du livre, dans la série consacrée à Umberto Eco autour du vertige de la liste, et qui avait réuni autour de lui l’artiste Claude Closky, le poète et romancier Nanni Balestrini et la chanteuse Donatienne Michel-Dansac (dont la façon de dire des listes – ou de ne répéter qu’un seul mot, OK, dans un dialogue désopilant – était particulièrement musicale, enjouée et intelligente). Le lendemain, on a cherché dans Google Books des ouvrages du XVIIe s. qui parleraient de listes, et on y a trouvé un livre (bilingue, en français et en latin) particulièrement intéressant : L’Univers en abrégé où sont contenus en diverses Listes, presque tous les Noms des Ouvrages de la Nature, de toutes les Sciences, & de tous les Arts, avec leurs principaux Termes, par le P. F[rançois] P[orney] de la Compagnie de Jesus, publié en 1684. L’amateur de listes ne peut qu’être comblé (temporairement : c’est une soif infinie). L’auteur a l’ambition de décrire tous les domaines de la connaissance, physique et métaphysique. Chaque chapitre commence par un dialogue :

— Qu’est ce que la Terre ?

— La terre est un Élément très-sec, très-pesant, & froid, qui est immobile en son tout & le centre du monde.

— Quelle est la figure de la Terre ?

— Elle est ronde.

— Comment peut-elle estre ronde avec tant & de si hautes montagnes ?

— Les montagnes n’estant que comme de petites verruës, à l’égard de la grandeur de son Globe, n’empéchent pas qu’elle ne soit ronde.

— Quelle est la grandeur du Globe de la Terre ?

— Elle a de circuit sept mille & cinq cens lieuës de France.1

— Quelle est la profondeur de la Terre ?

— Elle a de diamètre, c’est à dire, de profondeur, en la perçant de part en part en droite ligne ; elle a, dis-je, deux mille & quatre cents lieuës ; & jusqu’à son centre, qui est son demi-diamètre, elle en contient mille & deux cents.

— Quelles sont les productions de la Terre ?

— Les Animaux, les Arbres, les Plantes, les Pierres, les Métaux.

S’ensuivent les listes qui détaillent ces « productions ». On se délectera particulièrement en lisant les nombreuses entrées pour le terme cheval (autant, sans doute, que pour le terme neige chez les Inuits) :

Cheval hongre, chatré. Cheval étalon. Cheval nain. Petit Cheval. Cheval de course, coursier. Cheval de change. Cheval de main. Cheval de poste. Cheval de relais. Cheval de carrosse. Cheval de charette. Cheval de coche. Cheval de male, à porter male, malier. Cheval rétif. Cheval fort en bouche. Cheval qui ruë, qui regimbe. Cheval ombrageux. Cheval qui bronche. Cheval qui secoüe. Cheval qui se couche. Cheval poussif. Cheval amaigry. Cheval bondissant. Cheval indompté. Cheval bay, de couleur rouge obscur. Cheval bay chatin. Cheval bay-brun. Cheval bay-doré. Cheval pie, blanc & noir, ou blanc & de quelqu’autre couleur. Cheval gris pomelé. Cheval isabelle. Cheval alezan, ou roux. Cheval roux alezan, de couleur de feu. Cheval alezan-brûlé, alezan obscur. Cheval aubère, de couleur grisâtre, ayant de grandes taches noires. Cheval rubican, d’un poil meslé de blanc & de rouge pâle. Cheval baillet, de poil roux, tirant sur le blanc. Cheval savre, ou saur (le même qu’alezan).

Si vous ne comprenez pas quelque terme de cette liste, sa traduction en latin ne manquera pas d’illuminer votre esprit.

On ne pouvait que s’interroger sur l’auteur d’un tel ouvrage, François Porney. Internet, toi qui sais tout, dis-moi donc qui était-il ? Pas de réponse, ni dans Google Books, ni ailleurs. Google Books signale des dictionnaires plus tardifs qui en mentionnent le nom ou citent le titre de son dictionnaire, tandis que le catalogue de la bibliothèque nationale d’Australie fournit les dates auxquelles il a vécu (1618-1673) et une liste de ses œuvres traduites en anglais et publiées aux XVIIIe et XIXe siècles. C’est tout.

C’est en cherchant le titre de son dictionnaire, L’Univers en abrégé, qu’on a trouvé le Nouveau dictionnaire des origines – non pas qu’il en parle mais parce que ces premiers mots du titre font partie d’un poème de Dominique Ricard que les auteurs citent dans leur définition de sphère :

Je chante dans ces vers la sphère et son usage :

Du savoir et de l’art ingénieux ouvrage,

Son ensemble, formé par des cercles divers,

A nos yeux étonnés fait mouvoir l’univers.

Quels sublimes esprits, dans leurs savantes veilles,

De ce monde abrégé conçurent les merveilles,

Et des cieux, dans leur vol, atteignent la hauteur,

Surent en découvrir la forme et la grandeur. (…)

C’est donc cet ouvrage dont nous comparons maintenant une page dans les versions qu’en proposent Google Books et Gallica (voir ici les copies d’écran auxquelles nous nous référons).

Google Books affiche le texte original (en mode image) de façon à ce qu’il occupe environ 50% en largeur et 80% en hauteur de la fenêtre du navigateur ; il est parfaitement lisible2 (et Google propose la possibilité de zoomer pour l’agrandir selon que de besoin, un mode « plein écran » qui fait disparaître le menu de gauche et réduit encore plus la zone supérieure, et un mode double page, lui aussi lisible). Le titre (ou du moins ses dix premiers mots, il est fort long) et l’auteur sont affichés sur une seule ligne au-dessus du texte. Plus haut, une case permet de lancer une nouvelle recherche dans toute la bibliothèque numérique. À gauche, une case permet d’effectuer des recherches dans l’ouvrage affiché, et de revenir aux informations (métadonnées) le concernant.

Gallica affiche le texte de façon à ce qu’il occupe 16% de la largeur de la fenêtre et 36% de la hauteur. À cette échelle, il est illisible. 37% de la fenêtre (en largeur) est vide. Des zones – en haut, à gauche (c’est là qu’est affiché une partie du titre et le nom du premier auteur et le lien vers la notice complète) et à droite, offrent des fonctionnalités parfois redondantes (navigation par pagination à gauche, que l’on peut effectuer aussi à l’aide de la petite case indiquant le numéro de la page affichée – pour les pages numérotées) ou inutiles (navigation par vignettes, dans ce type d’ouvrage non illustré où elles se ressemblent toutes). Le mode « pleine page » (appelé ailleurs « plein écran » et équivalent à celui de Google Books) agrandit la zone – y compris le vide qui l’entoure – tout en faisant disparaître la plupart des fonctionnalités des zones qui entourent la page. Le résultat, meilleur, n’est toutefois pas comparable en qualité à celui du mode normal (non zoomé) de Google Books. Gallica propose des liens explicites (« permaliens ») vers l’ouvrage ou vers la page affichée (dans la zone de droite).

La comparaison des « modes texte » dans les deux versions est intéressante : Google Books propose, à chaque écran, le texte correspondant à cinq pages de l’original, et préserve la mise en page au niveau des paragraphes, tandis que Gallica propose le texte page par page, en préservant la mise en mage au niveau des lignes du texte. La qualité de la reconnaissance est aussi différente – si Google Books n’affiche pas le taux, on peut tout de même constater que le résultat est assez bon ; Gallica indique, en haut de page, que « le texte affiché peut comporter un certain nombre d’erreurs » – c’est le cas – et que « le taux de reconnaissance (…) est de 68,19%. »

Pour paraphraser le Sieur Le Gallois, on conclura qu’il n’importe pas d’avoir beaucoup de livres dans une bibliothèque numérique, mais il importe de les avoir bien numérisés.


1. La circonférence de la Terre était connue assez précisément depuis l’Antiquité : elle avait été déterminée par Ératosthène de Cyrène. La mesure qu’en donne Porney – sept mille cinq cent lieues de France – est curieuse, puisqu’il découlerait la lieue de France valait pour lui 40.000/7.500 = 5,3 km, ce qui se rapproche bien plus de la lieue marine (5,5 km) que de la lieue de France (unité variable, qui valait alors un peu moins de 4 km).

2. Google Books n’est pas parfait : on a cite ailleurs des cas de métadonnées particulièrement curieuses, et l’on peut voir ci-dessous deux pages de cet ouvrage dont la numérisation a échoué (avec pour preuve flagrante, pour celle de gauche, que le tourne-page était humain). Mais en général, la qualité est au rendez-vous. Ce genre de problème démontre, s’il le fallait, que le numérique ne doit pas être considéré comme l’unique moyen de conservation à long terme : la préservation de l’original est primordiale. Il démontre aussi le danger d’une stratégie de numérisation qui voudrait éviter, pour des raisons d’économie, de numériser un document qui l’aurait déjà été ailleurs : imaginez qu’un hapax se trouve dans la page d’un livre mal numérisé, mais dont il n’existerait qu’un seul et unique exemplaire numérique : il sera impossible de trouver ce mot. Raison de plus de l’importance de l’existence de bibliothèques numériques concurrentes…

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