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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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31 janvier 2011

Le réveil

Classé dans : Récits — Miklos @ 3:30

« Heureusement pour l’homme, tout est songe, illusion dans la vie : c’est un sommeil plus ou moins profond, que l’accoutumance nous rend supportable, et dont nous ne sommes désabusés qu’à l’époque où il va cesser. . . Lorsque nous sommes près de sortir du monde, lorsque notre âme se dégage de ses liens de chair, de soudaines illuminations lui découvrent quelquefois toutes les chimères de ce long rêve, que nous appelons l’existence. » — Jules-Joseph Virey, article « Homme », Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle. Paris, 1803.

L’homme émergeait lentement de la béate léthargie que lui avait finalement procurée la morphine dès l’instant où l’infirmier avait commencé à la lui injecter. Il se raidissait intérieurement à la pensée que les douleurs lancinantes, insupportables, qui l’avaient torturé sans répit, que la gêne induite par les sondes qui le pénétraient de toutes parts allaient revenir, que chaque minute de cette souffrance incessante durerait une éternité, que le temps s’arrêterait à nouveau de passer, ponctué uniquement par le goutte-à-goutte.

Le souvenir de ce calvaire remontait à sa conscience, il imaginait déjà commencer à en ressentir les prémices. Il constata avec surprise qu’il n’en était rien : son corps reposait apaisé sur le confortable matelas de sa chambre d’hôpital. Sa narine n’était plus distendue par le tube qui descendait dans sa gorge, l’empêchant de parler et de déglutir. Il se dit qu’il ne s’était pas senti si bien depuis longtemps.

À travers ses paupières encore lourdes du long sommeil dont il hésitait à sortir, il perçut que la chambre commençait à s’éclairer. Le soleil devait se lever, et un rayon caressait doucement son visage. Il ouvrit les yeux. Il ne vit d’abord que les contours flous de la pièce et des bords du rectangle lumineux que dessinait la fenêtre voilée dans le mur qui lui faisait face. Graduellement les lignes se précisaient. Quand il put distinguer et reconnaître les motifs du rideau, il laissa son regard errer, d’abord à gauche – la porte, puis la table de nuit curieusement vide, – ensuite en face – le pied du lit où était accroché son dossier médical –, et enfin à droite, là où se trouvait un fauteuil toujours vide.

Mais maintenant il était occupé : sa mère y était assise calmement, les mains posées sur les genoux ; elle le regardait avec une affection attentive, un léger sourire se dessinait sur ses lèvres au fur et à mesure qu’elle le voyait reprendre vie. Son père était debout derrière le fauteuil. Ses épaisses lunettes magnifiaient une larme qui, grossissant à la commissure de l’œil, commençait à s’en détacher et à glisser discrètement le long d’une ride de sa joue.

Cela faisait longtemps qu’il ne les avait vus. Son père était mort près d’un quart de siècle plus tôt et sa mère n’avait tardé à le suivre. Aujourd’hui ils avaient pourtant l’air bien vivants et en bonne santé, ni plus jeunes ni plus vieux qu’ils ne l’étaient dans ses souvenirs. Ils lui avaient tant manqué ! se rendit-il compte à cet instant. Depuis leur décès, il lui était arrivé de se surprendre en train de penser, à un tournant important de sa vie, tiens, je vais leur en parler ce soir, ils m’écouteront, eux ; ils partageront ma joie ou ma tristesse même s’ils n’en comprendront pas vraiment les causes, ils sauront m’encourager, me réconforter, me consoler ; puis il réalisait avec une sensation de vide quasi cosmique qu’il ne les verrait pas ce soir-là ni aucun autre soir.

Il se racla la gorge comme pour s’assurer que la sonde ne l’encombrait plus, mais surtout pour surmonter l’émotion croissante, le bonheur qui l’envahissait tout entier comme la morphine l’avait fait en son temps. Il voulait leur raconter tout ce qu’il n’avait pu leur dire, les mots se pressaient déjà à ses lèvres en désordre, ils voulaient tous sortir en premier. Ses yeux s’embrumaient, son front se plissait, on aurait dit un petit enfant rentrant après une longue journée à l’école et avide de parler de tout ce qui s’était passé, dans la classe, dans la cour, ses joies et ses chagrins.

Finalement, il arriva à prononcer « Maman… » d’une petite voix rauque. Sa mère leva l’index vers sa bouche, et répondit doucement « Chuuuuut… ». Elle se leva avec difficulté – elle avait donc toujours ses rhumatismes, pensa-t-il – se rapprocha de son fils, lui caressa doucement la joue et, posant la main sur son front, rajouta : « Dors, maintenant. Tu n’as plus à avoir peur, nous sommes ici. »

Il se rendormit.

25 janvier 2011

Quand on range sa bibliothèque

Classé dans : Histoire, Humanités, Littérature, Livre — Miklos @ 3:11

Émile Deschanel : « Quand on range sa bibliothèque »
À bâtons rompus, variétés morales et littéraires
Paris, 1868

Un savant allemand, J.-J. Mader1, dans son amour pour les bibliothèques, a voulu leur créer des titres de noblesse et faire remonter l’origine des collections de livres jusqu’avant le déluge. Dans une dissertation intitulée : De Scriptis et Bibliothecis antediluvianis, il a cherché à démontrer qu’à cette époque déjà les hommes, qui étaient fort instruits dans tous les arts, possédaient des bibliothèques. Adam imposant des noms à tous les êtres, Seth et les fabuleuses colonnes sculptées par lui, enfin le prétendu livre d’Enoch, tels sont les faits qui lui ont servi de base pour échafauder ce paradoxe.

La bibliothèque dont il est le plus anciennement fait mention dans l’histoire proprement dite, est celle que le roi égyptien Osymandias2 avait placée dans son immense palais de Thèbes. Sur la porte de cette bibliothèque on lisait ces mots : Pharmacie de l’âme.

Pisistrate3 fonda chez les Athéniens la première bibliothèque publique. Xerxès, lorsqu’il s’empara d’Athènes, en fit enlever et transporter en Perse tous les livres. Longtemps après, le roi Séleucus Nicanor les rendit aux Athéniens.

Les Grecs qui se rendirent célèbres par les collections de livres qu’ils avaient formées furent, entre autres : Polycrate, tyran de Samos, Euclide l’Athénien, Nicocrate de Chypre, le poète Euripide, et surtout Aristote, dont la bibliothèque, après avoir appartenu à Théophraste et à Nélée, fut achetée par Ptolémée Philadelphe.

La plus fameuse bibliothèque de l’antiquité fut celle d’Alexandrie, fondée par Ptolémée Sôter, mort 283 ans avant notre ère. Encore s’en fallait-il beaucoup sans doute qu’elle ressemblât au British Museum ou aux bibliothèques de Paris.

Un savant homme et homme d’esprit4 disait : « La Seine est un fleuve qui coule entre quatorze bibliothèques ; à savoir : la bibliothèque de l’Arsenal, la bibliothèque du Jardin des Plantes, la bibliothèque Polonaise ; les bibliothèques de la Ville de Paris, de la Cour de cassation, des Avocats ; la bibliothèque Mazarine, la bibliothèque de l’Institut, du Louvre, du Conseil d’État, de la Chambre des députés, et la bibliothèque des Invalides, — sans oublier la bibliothèque de Charenton, sur les bords de la Marne. — O les bords heureux et charmants , s’écrie Jules Janin, qui contiennent tant de science ! Il faut compter aussi pour une bibliothèque, la plus utile et la plus clémente de toutes, la ceinture des quais, chargée de livres, de très-beaux et de très-bons livres, déchus de leur première splendeur, qui viennent chercher sur ces remparts un ami, un hôte, un sauveur. On peut dire, à coup sûr, sans faire une épigramme, qu’il y a plus de bel esprit, de sage philosophie et d’atticisme, répandus sur le parapet des quais de Paris5, que dans tout le reste de la France. Avec un peu de zèle et de soin, très-peu d’argent surtout, vous trouverez, dans ce Campo-Santo des vieux livres, tous les poèmes, toute l’histoire et tout le théâtre. Il abonde en facéties, recherches, contes, romans, traités de toute espèce ; et des sermons tant qu’on en veut. La théologie y coudoie l’histoire, et l’histoire, à son tour, y est débordée par les mathématiques. Tout ce qui s’est pensé, écrit, rêvé, parlé, discuté parmi nous, se rencontrerait du quai Voltaire au parapet du Pont-Neuf. »

« Un bon livre est un bon ami, » disait Bernardin de Saint-Pierre6. Et l’avantage est que de ces amis-là on peut remplir plus qu’une petite maison. Le désavantage est que, si l’on quitte la maison, ces amis-là ne vous suivent pas facilement. Lorsqu’il ne s’agit que de meubles, trois déménagements, dit le proverbe, valent un incendie7 ; lorsqu’il s’agit de livres, deux déménagements équivalent à tous les incendies du monde. Ni le patriarche Théophile ni le farouche Omar n’avaient besoin de faire brûler à deux reprises la bibliothèque d’Alexandrie ; ils n’avaient qu’à la faire déménager. C’est peut-être pour cette raison que la Bibliothèque de Paris ne peut se résoudre à changer de place, quoiqu’elle en manque absolument.

Les plus graves événements pour Bayle8 furent ses déménagements (en 1688 et 1692), qui lui brouillaient ses livres et ses papiers.

Quelle débâcle, en effet, lorsque l’on est forcé de faire voyager une bibliothèque ! que de volumes perdus en route ! que d’exemplaires dépareillés ! quelle ruine !

Et pourtant il faut qu’ils nous suivent lorsque nous changeons de pays ! On ne travaille bien qu’avec ses livres à soi. Un pauvre homme dépensait en livres le prix de son dîner. « Mais, lui dit quelqu’un, si vous lisiez ces livres à la Bibliothèque ? — Je ne peux lire, répondit-il, que les livres que j’ai achetés. »

Seulement, les livres à soi, on les prête ; et, les livres prêtés, on les perd ! Livre prêté, livre perdu, c’est un proverbe9. Aussi admire-t-on la devise de Grollier10 : Grollieri et amicorum. « Ces livres sont à Grollier et à ses amis. » Il faut reconnaître, du reste, que ce Grollier est une exception : les bibliophiles n’aiment pas à prêter leurs livres.

Un jour que Gaspard Schopp11 priait. Gifanius12 de lui prêter un manuscrit de Symmaque, Gifanius lui fit cette réponse : « Me demander de prêter mon Symmaque, monsieur ! mais c’est comme si l’on me demandait de prêter ma femme ! » Perinde est atque uxorem meam utendam postulare !

On avait prêté à Victor Cousin13, lorsqu’il était ministre de l’instruction publique, un beau manuscrit de Malebranche. On le lui fit redemander inutilement, à plusieurs reprises ; il fit longtemps la sourde oreille ; si bien qu’à la fin on mit en campagne un homme presque aussi considérable que le ministre lui-même auquel il était chargé de réclamer formellement le manuscrit précieux. Alors Cousin refusa de le rendre. « Mais enfin, dit l’intermédiaire, ce manuscrit est à M…., qui vous l’a prêté ; il le réclame, il en a le droit. — Mon cher N…, répondit majestueusement le grand éclectique, il a son droit ; mais j’ai ma passion ! » Oncques ne rendit le manuscrit.

Le cardinal Passionei14, ayant pris à son service un bibliothécaire ignorant, disait à un de ses visiteurs, étonné d’un pareil choix : « Ma bibliothèque est mon sérail ; je la fais garder par mon eunuque…. »

Le fait est qu’on est dégoûté d’un livre banal, comme d’une femme banale.

On ne lit bien que dans ses livres à soi. On contracte mariage avec eux.

« Amis, disait Scaliger15, voulez-vous connaître un des grands malheurs de la vie ? eh bien, vendez vos livres ! »

L’honnête Patru16 s’étant vu forcé de vendre sa bibliothèque, le brave Boileau la lui acheta et la lui paya, en le priant de la lui garder jusqu’à sa mort.

L’impératrice Catherine de Russie fit la même chose pour Diderot. Lorsque celui-ci voulut marier sa fille, le seul enfant qui lui restât de quatre qu’il avait eus, il ne vit d’autre moyen de lui donner une dot que de vendre sa bibliothèque. L’impératrice Catherine, ayant été informée de ce projet, acheta la bibliothèque au prix de quinze mille livres, mais à la condition que Diderot la garderait sa vie durant, et elle lui donnait une pension de mille francs pour en être le bibliothécaire.

« Cette pension, oubliée à dessein, dit Mme de Vandeul, fille de Diderot, ne fut point payée pendant deux ans. Le prince de Galitzin (l’ambassadeur de Russie qui avait arrangé l’affaire) demanda à mon père s’il la recevait exactement ; il lui répondit qu’il n’y pensait pas, qu’il était trop heureux que Sa Majesté impériale eût bien voulu acheter sa boutique et lui laisser ses outils. Le prince l’assura que ce n’était pas sûrement l’intention de l’impératrice, et qu’il se chargeait d’empêcher un plus long oubli. En effet, mon père reçut quelque temps après cinquante mille francs, afin que cela fût payé pour cinquante ans. »

Diderot voulut aller remercier en personne l’impératrice à Saint-Pétersbourg. Elle l’y reçut avec toute la grâce imaginable. Elle essaya même de l’y retenir pour toujours, et lui fit des offres brillantes ; mais Diderot les refusa.

Étudier dans les Bibliothèques publiques, c’est vivre à l’auberge ; on a affaire aux livres de tout le monde, livres plus ou moins souillés, maculés ; on n’en peut user qu’à son tour, après ou avant tel ou tel lecteur ; ils passent par toutes les mains ; ils ne s’attachent pas à vous, on ne s’attache pas à eux ; on vit avec eux d’aventure, au jour le jour, dans un commerce banal et sans intimité. Mais, quand on retrouve ses livres à soi, ceux qu’où connaît depuis sa jeunesse et depuis son enfance, ceux qu’on a conquis au collège par son travail, ceux qu’on a amassés peu à peu par livraisons avec le fruit de ses épargnes, avec ses semaines d’écolier, quel vrai plaisir ! quelle joie vive ! comme on les fête ! comme on les reconnaît ! On les a feuilletés cent fois ; on a fait ici une corne, là une marque de crayon, là un cri d’admiration sympathique, là une réfutation véhémente ; partout on a laissé quelque chose de soi, de son cœur ou de son esprit ; un papier, un brin d’herbe, un parfum d’autrefois ! On retrouve parmi les feuillets mille souvenirs endormis, qui tout à coup se réveillent. Les voilà donc ces livres, dont on fut tant privé ! On voudrait les embrasser tous, on embrasse du moins son Homère. Justement le voici qui vous tombe sous la main !

Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle !

Mais tous les autres sont là, en monceau, sur le parquet : comment s’y reconnaître? On les contemple longtemps ainsi, mea regna17 ! Puis on commence à les trier peu à peu, à les grouper deçà delà. On fait le relevé de ses pertes. Pour aller des uns aux autres à travers la chambre, on en forme des plates-bandes, séparées par des allées. Ces allées n’ont pas la régularité ennuyeuse des jardins royaux de Le Nôtre ; ce sont plutôt celles d’un jardin anglais plein de mouvement et de caprice. Dans cette première opération, dans ce débrouillement du chaos, où l’on joue le rôle du démiurge, on ressent déjà des plaisirs bien vifs. On revoit successivement toutes ces vieilles connaissances, tous ces vieux compagnons de misère ou de gloire. On leur dit un mot à chacun, chacun vous répond quelques lignes. Cela dure plusieurs jours. Mais combien, hélas ! manquent à l’appel !

Les voilà groupés à peu près. Il faut, secondement, les ranger en bon ordre sur les rayons de la bibliothèque. Mais qu’appelle-t-on le bon ordre ? et comment doit-on les classer ? Sujet important de méditations, qui se représente à chaque déménagement, et dont la solution, à chaque fois, varie. Donnera-t-on le pas à la littérature, ou à la science ? La littérature enchante la vie ; la science l’explique : laquelle des deux mérite le premier rang ? Dans la littérature elle-même, qui placer d’abord ? La poésie, ou bien l’histoire ? Dans l’ensemble, quel ordre suivre ? L’ordre chronologique, ou l’ordre logique ? Mettrez-vous, par exemple, en vous asservissant aux dates et aux délimitations de pays, les Orientaux tout seuls, les Grecs tout seuls, les Latins tout seuls, les Français tout seuls, les Anglais tout seuls, et ainsi de suite, — rien que les textes? — Ou placerez-vous à côté de chaque texte les volumes modernes qui en renferment la traduction, l’interprétation, les commentaires ? Mais cela vous mènera loin ! La littérature, en ce cas, a pour appendices la philologie et la critique, qui à leur tour tiennent par tant de côtés à l’histoire : où sera la limite de ces divers royaumes ? Comment resterez-vous dans l’ordre chronologique si l’ordre logique vous entraîne ainsi ? Comment garderez-vous les limites des genres ? Et, si vous ne les gardez pas, que deviendrez-vous ? Mais, d’autre part, l’ordre chronologique pur et simple c’est le morcellement, c’est l’isolement, c’est la mort, c’est le système cellulaire appliqué aux auteurs. En cela comme en toute chose, il faut donc trouver la moyenne.

Que faire ? on hésite, on essaye, on recommence vingt fois, on change encore d’avis. Quand on a le temps, cette flânerie occupée est très-agréable. Ranger une trentaine de volumes par jour, l’un portant l’autre, cela suffit : c’est un plaisir alors, et non une fatigue. On prend dans ses mains tour à tour chacun de ses livres chéris. On goûte à chacun ; on voudrait les dévorer tous ! Ah ! si l’on avait du moins deux cerveaux, deux paires de mains et deux paires d’yeux ! La vie est si courte ! Combien de fois n’a-t-on pas formé ce souhait !

On refait connaissance avec tous ses auteurs. Ce sont d’anciens amis qu’on avait perdus de vue, et qu’on retrouve tout à coup réunis dans une fête ! Quels serrements de mains ! quelles effusions ! comme en une minute, on répare le temps perdu ! On prend, les uns après les autres, tous ses poètes, tous ses philosophes bien aimés. En essuyant et en battant chaque volume avant de le placer sur les rayons, on l’ouvre malgré soi, quoiqu’on veuille aller vite. Un pied sur l’escabeau, l’autre par terre, on écrème ainsi bien des choses : une charmante comparaison d’Homère, le Suave mari magno de Lucrèce18, le dernier discours de la Didon de Virgile, l’Ode de Sappho à une femme aimée, imitée par Catulle, délayée par Boileau, étriquée par Delille ; une page de Cicéron par-ci, deux pages de Sénèque par-là.

Sénèque, Lucain, Tacite, enfin les écrivains des littératures avancées, hauts en couleur et en saveur, en sont comme la venaison, quelquefois un peu faisandée. Cicéron, et ceux de la même sorte, en sont le pot-au-feu classique. Ce n’est pas que je fasse fi du pot-au-feu, quoi qu’en dise Brillat-Savarin. Ce grand artiste me paraît, au contraire, avoir énoncé sur ce point une erreur aristocratique, que beaucoup de gens répètent d’après lui, sans avoir les mêmes excuses. Mon avis à moi est qu’il faut aimer tour à tour le pot-au-feu et la venaison, Cicéron et Sénèque, Quintilien et Tacite, et que les uns aussi bien que les autres plaisent aux gens de goût et aux gourmets par des raisons diverses.

Je pourrais là-dessus vous alléguer Montaigne ; mais j’aime mieux regarder avec vous comment cet égoïste aimable passe son temps dans sa librairie. Il appelle ainsi sa bibliothèque. « Chez moi, dit-il, je me détourne un peu plus souvent à ma librairie, d’où, tout d’une main, je commande mon ménage : je suis sur l’entrée, et vois sous moi mon jardin, ma basse-cour, ma cour, et, dans la plupart, des membres de ma maison. Là je feuillette à cette heure un livre, à cette heure un autre, sans ordre et sans dessein, à pièces décousues : tantôt je rêve, tantôt j’enregistre, et dicte, en me promenant, mes songes que voici. — Elle est au troisième étage d’une tour. Le premier c’est ma chapelle, le second une chambre et sa suite, où je me couche souvent pour être seul. Au-dessus, elle a une grande garde-robe. — C’était, au temps passé, le lieu le plus inutile de ma maison. Je passe là et la plupart des jours de ma vie, et la plupart des heures du jour. Je n’y suis jamais la nuit. — A sa suite est un cabinet assez poli, capable à recevoir du feu pour l’hiver, très-plaisamment percé. Et, si je ne craignais non plus le soin que la dépense, le soin qui me chasse de toute besogne, j’y pourrais facilement coudre à chaque côté une galerie de cent pas de long, et douze de large, à plain-pied ; ayant trouvé tous les murs montés, pour autre usage, à la hauteur qu’il me faut. Tout lieu retiré requiert un promenoir. Mes pensées dorment si je les assieds ; mon esprit ne va pas seul comme si les jambes l’agitent. Ceux qui étudient sans livre en sont tous là. — La figure en est ronde, et n’a de plat que ce qu’il faut à ma table et à mon siége ; et vient m’offrant en se courbant, d’une vue, tous mes livres, rangés sur des pupitres (rayons) à cinq degrés, tout à l’environ. Elle a trois vues de riche et libre prospect, et seize pas de vide en diamètre. En hiver, j’y suis moins continuellement : car ma maison est juchée sur un tertre, comme dit son nom (Montaigne), et n’a point de pièce plus esventée que celle-ci ; qui me plaît d’être un peu pénible et à l’écart, tant pour le fruit de l’exercice que pour reculer de moi la presse (la foule). C’est là mon siége : j’essaye à m’en rendre la domination pure, et à soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale et filiale et civile. »

Quelle volupté délicate pour l’esprit, de pouvoir disposer en maître de tout ce que le monde littéraire a jamais produit d’idées et de formes ! On attrape, en courant, un psaume de David, un sonnet de Pétrarque, une sentence de Marc-Aurèle, une poésie de Victor Hugo, une scène de Calidasâ19, une de Shakespeare, une de Molière, une page de Démosthène, une de Bossuet, une de George Sand, une de Pétrone, une de Sterne, une de Balzac. Bien n’est charmant, rien n’est friand comme de goûter ainsi très-vite à tant de mets différents et choisis. On fait comme Horace et comme l’abeille de Matine,

ego, apis Matinae
More modoque…20

On voltige parmi ces arbres et ces fleurs ; on en pompe le suc précieux.

Selon ce qui vous tombe sous la main, on est poète ou philologue ; on reflète tout ce qu’on rencontre. Quand on en est aux vieux bouquins, aux curiosités typographiques, on devient antiquaire pour un instant. — Voici la vieille Bible à gravures sur bois, édition de Lyon, année 1554, où l’on voit Eve sortant de la côte d’Adam, avec des cheveux de furie21. Dieu, qui porte une couronne à pointes, ainsi qu’un roi mérovingien, la bénit de la main droite avec deux doigts, comme un évêque ; de la main gauche il l’attire à lui, pour achever de la dégager du côté d’Adam, qui dort tout son soûl. — On voit, plus loin, l’échelle de Jacob : Dieu, du sein des nuages, la tient par l’échelon d’en haut, pour aider les anges à monter. Dieu, cette fois, porte la tiare, comme un pape.

Voilà, d’autre part, une édition plus ancienne encore, et aussi à gravures sur bois, de la Métamorphose d’Ovide (sic), traduite en vers français de dix syllabes par Clément Marot. Le dessinateur ingénieux, ayant à représenter entre autres choses le chaos, la confusion de tous les éléments avant la création du monde, — sujet obscur, il faut en convenir, — n’a trouvé rien de mieux, après avoir tracé toutes sortes de lignes bizarres, que de graver, au beau milieu de tout cela, en grosses lettres capitales, le nom de ce qu’il voulait faire, a savoir le mot grec ΧΑΩΣ22. Et pourquoi en grec, je vous prie ? Apparemment parce qu’Ovide, le poète traduit par Marot, écrivait en latin ! A moins que ce ne soit pour figurer au lecteur, par des caractères ordinairement moins connus de lui, un sujet comme le chaos, dont on ne peut se faire une idée ?

Voilà maintenant, du même Clément Marot, les Psaumes de David mis en ryme françoise, et destinés à être chantés par les dames de la cour de François Ier sur les airs de vaudeville du temps ! La musique est notée en tête de chaque psaume. Ne rions pas trop de ces disparates. Aujourd’hui même, dans les recueils de cantiques mis entre les mains des enfants pour les préparer à la première communion, ne voyons-nous pas des timbres d’air ainsi désignés : Dans un verger Colinette. Que ne suis-je la fougère ! C’est l’amour, l’amour, l’amour ? Cela est très-naïf et très-innocent.

Voilà encore, parmi nos richesses archéologiques, le beau petit volume Plantin microscopique, demi-in-32, contenant Lucile, Catulle, Horace, Tibulle, Properce, Juvénal, Perse, et quelques pièces détachées d’autres poètes ; bref plus de sept auteurs latins dans ce seul petit livre diamant ! — Enfin voilà les jolis volumes du Pantagruel Elzevir, grand in-32 ou petit in-18. N’est-ce pas, par hasard, de ces charmants bijoux que le bon M. Oldbuck, l’antiquaire de Walter Scott, parle avec tant de feu et de fierté à son ami M. Lovel ?

« Ces petits Elzevirs sont les trophées de maintes promenades que j’ai faites le soir comme le matin dans Cowgate, Canongate, le Bow et Sainte-Mary’s-Wynd, en un mot partout où il se trouvait des troqueurs, des revendeurs, des trafiquants en choses rares et curieuses. Que de fois j’ai marchandé jusqu’à un demi-sou, de crainte qu’en accordant trop aisément le premier prix qu’on me demandait, je ne fisse soupçonner la valeur que j’attachais à l’ouvrage ! Que de fois j’ai tremblé que quelque passant ne vînt se mettre entre moi et ma prise I Que de fois j’ai regardé le pauvre étudiant.en théologie, qui s’arrêtait pour ouvrir un livre sur l’étalage, comme un amateur rival ou un libraire déguisé ! Et puis, monsieur Lovel, quelle satisfaction de payer le prix convenu et de mettre le livre dans sa poche, en affectant une froide indifférence tandis que la main frémit de plaisir ! Quel bonheur d’éblouir les yeux de nos rivaux plus opulents en leur montrant un trésor comme celui-ci (ouvrant un petit livre enfumé, du format d’un livre d’heures), de jouir de leur surprise et de leur envie, en ayant soin de cacher sous un voile mystérieux le sentiment de son adresse et de ses connaissances supérieures ! Voilà, mon jeune ami, voila les moments de la vie qu’il faut marquer d’une pierre blanche, et qui nous payent des peines, des soins et de l’attention soutenue, que notre profession exige plus que toutes les autres ! »

Mais laissons l’archéologie ; rangeons les poètes ! Dans ce remue-ménage général des œuvres de tous les pays et de tous les temps, mille rapprochements imprévus, grands et petits, naissent et se présentent d’eux-mêmes. En face de la Clytemnestre d’Eschyle et de la Médée d’Euripide, on voit se dresser lady Macbeth. En face d’Oreste, c’est Hamlet : l’un et l’autre venge son père tué par sa mère. En face d’Antigone, c’est Cordélia : l’une et l’autre conduit son vieux père aveugle. En face du roi Lear de Shakespeare, c’est le père Goriot, de Balzac ; ou bien, mais à quelle distance ! les Deux gendres, de M. Etienne23. En face de Desdémona, c’est Zaïre. On étudie alors, très-vite et très-bien, comment Othello devient Orosmane, comment Iago devient Corasmin24, desinit in piscem25 ! comment du mouchoir de Desdémona Voltaire fait un voile à Zaïre, et démarque avec soin le linge qu’il a pris. On s’aperçoit aussi que le dénouement de cette pièce du poète anglais est le même que celui du drame indien, le Chariot de terre cuite26, et qu’Othello étouffe Desdémona, comme Samsthanaka étouffe Vasantaséna. Puis, voilà qu’on trouve une certaine ressemblance entre le commencement du premier acte de l’Iphigénie d’Euripide et de Racine, où Agamemnon éveille son esclave, et le commencement du deuxième acte du Jules César de Shakespeare, où Brutus éveille le sien. On compare la première scène de la Princesse d’Elide dans Molière, avec la première scène de Phèdre, dans Racine, en voyant qu’Arbate donne à Euryale les mêmes conseils sur l’amour que Théramène à Hippolyte. On vient encore à comparer, dans Racine et dans Molière, Néron caché derrière le rideau et Orgon caché sous la table, puis Mithridate et Harpagon trompant chacun son fils par une feinte, pour tirer de lui, par un faux consentement de mariage, l’aveu d’un amour rival du leur. En même temps, se rapproche de cette double scène, celle de Louis XI près du paravent, dans les mémoires de Commynes, et de Charles-Quint dans l’armoire, au premier acte d’Hernani. La différence entre ces morceaux est seulement dans le ton et les accessoires. Mais, entre le discours de Mariane se jetant aux pieds d’Orgon et le discours d’Iphigénie se jetant aux pieds d’Agamemnon, celle-ci suppliant son père de ne pas la conduire a l’autel pour lui donner la mort, celle-là suppliant le sien de ne pas l’y conduire pour lui donner Tartuffe, cette simple différence de ton existe-t-elle ? Non, la mélopée est la même dans les deux passages ; les vers de Molière, en cet endroit, sont raciniens.

Ainsi les œuvres de tous les poètes, rapprochés tout a coup, s’éclairent les unes les autres d’un jour nouveau, et prennent des aspects imprévus. Tantôt on découvre que l’auteur de Mithridate27 s’est inspiré, pour sa Monime, de la Déjanire des Trachiniennes de Sophocle ; tantôt on voit qu’il a emprunté quelque chose à l’Eunuque de Térence pour son Andromaque, dans la scène entre Pyrrhus et Phénix ; et qu’ainsi, tandis que le paresseux La Fontaine se contentait de copier un peu servilement cette comédie, sous le même titre, l’industrieux Racine trouvait moyen d’en détourner quelque chose pour sa tragédie.

Rangeons maintenant les historiens ! Qu’on a de peine à se défendre de les reparcourir tous à la fois, depuis Hérodote jusqu’à Michelet, depuis Thucydide jusqu’à Augustin Thierry ! En ouvrant les journaux romains, recueillis par Victor Leclerc, je tombe sur les imprécations du Sénat après la mort de Commode, morceau terrible, étrange, fulgurant, dont on nous saura gré de transcrire quelques lignes :

« Pour l’ennemi de la patrie point de funérailles ! Pour le parricide point de tombeau ! Que le parricide soit traîné ! Que l’ennemi de la patrie, le parricide, le gladiateur soit mis en pièces dans le spoliaire28 ! Ennemi des dieux, bourreau du Sénat ; ennemi des dieux, parricide du Sénat ; ennemi des dieux et du Sénat, le gladiateur, au spoliaire ! Au spoliaire le meurtrier du Sénat ! Au croc le meurtrier du Sénat ! Au croc le meurtrier des innocents ! Pour l’ennemi, pour le parricide, point de pitié !…

» Que le parricide soit traîné ! nous t’en prions, Auguste, que le parricide soit traîné !… Exauce-nous, César : les délateurs aux lions ! Exauce-nous, César : Spératus29 aux lions ! Honneur à la victoire du peuple romain !… »

Et cela continue de ce train pendant deux ou trois pages ! — Quelle est la tragédie, — je le demande, — quelle est la tragédie antique ou moderne, quel est le drame, soit d’Eschyle, soit de Calderon, soit de Shakespeare, soit de Schiller, qui jamais fit entendre des accents si terribles? Quel est le chœur lyrique ou dramatique qui jamais approcha de ces historiques imprécations? Ces cris effrayants ! ces répétitions acharnées ! cette rage de vengeance ! ce mouvement cru ! ce trot saccadé de la fureur ! On voit le cadavre du tyran traîné par les rues aux gémonies, au spoliaire ! on sent le croc qui entre dans la chair !

C’est Lampride qui nous a conservé, d’après Marius Maximus, ce curieux morceau. Seule la chanson des Gueux, au seizième siècle, soutiendrait peut-être la comparaison.

En rangeant et en parcourant les soixante-douze tomes de Voltaire, on rencontre ce passage dans l’Homme aux quarante écus :

« Ce n’est que par la lecture qu’on fortifie son âme ; la conversation la dissipe, le jeu la resserre…. Comme le bon sens de M. André s’est fortifié depuis qu’il a une bibliothèque ! Il vit avec les livres comme avec les hommes ; il choisit, il n’est jamais la dupe des noms. Quel plaisir de s’instruire et d’agrandir son âme pour un écu, sans sortir de chez soi ! »

Voilà les excursions que l’on fait, voilà les pointes que l’on pousse à droite et à gauche. Les heures, dans ce doux passe-temps, s’envolent sans qu’on y pense. Rien n’est plus attachant que cette occupation : vous ne pouvez vous en déprendre ; vous en perdez le boire et le manger ; vous ne mangez que de la prose et vous ne buvez que des vers. — On veut en rester là pour aujourd’hui, le dîner est prêt, votre femme attend, — bah ! classons encore cet ouvrage ! Encore ces deux volumes-ci ! Encore celui-là !… Perché sur l’escabeau, comme maître Corbeau, tenant dans son bec un fromage, on passerait une semaine entière dans cette position délicieuse autant qu’incommode ! Quelquefois on oublie qu’on est juché si haut, tant la lecture qu’on fait ainsi en l’air est captivante ! En admirant un beau passage, tout à coup on perd l’équilibre, on ouvre un large bec, on laisse tomber sa proie, on tombe soi-même avec le volume ; on veut se rattraper, on s’agrippe au rayon, le rayon, trop chargé sur le devant, chavire à son tour ; tous les volumes déjà rangés s’écroulent ! C’est à recommencer. On ne s’en plaint pas, au contraire ! On se ramasse, on se reperche, on se remet à la besogne plus avidement que jamais ! Tant les livres, nos livres à nous, ont de puissance pour nous fasciner !

Mainte journée s’écoule ainsi. Comme vous pouvez croire, l’ouvrage ne va pas vite. C’est la tapisserie de Pénélope. Rien de plus épicurien que ce vagabondage littéraire, que cette école buissonnière à travers les lauriers sacrés, la douce prairie d’asphodèle, et les chastes bosquets des Muses « qu’arrose la sainte pudeur, » comme dit l’Hippolyte d’Euripide. Allons, allons ! Encore un coup d’œil par-ci, encore un coup d’œil par-là ! Encore ce passage, encore cette page ! On furète de tous côtés, on flaire les choses curieuses ; on acquiert une faculté singulière, celle de lire, en quelque sorte, par intuition, et de tomber précisément sur les pages intéressantes. — En voici une qu’il est bon de citer, vous trouverez qu’elle en vaut la peine. Ces quelques chiffres en disent plus, sur les absurdités de ce qu’on appelle l’ancien régime, que bien des discours.

État d’aucunes charges de la maison du roi,

supprimées par l’édit enregistré le 9 mai 1789.

Le grand fauconnier de France

300 000

livres,

Le capitaine du second vol, pour corneille

50 000

Le capitaine des deux vols, pour milan

90 000

Le capitaine du vol, pour héron

110 000

Le capitaine des quatre vols, pour champ et rivière, pie et lièvre

120 000

Le grand louvetier de France

200 000

Le premier écuyer

400 000

10 écuyers servant par quartier, à 48 000

480 000

42 grands valets de pied, à 8000

336 000

16 valets de chambre, à 30 000

480 000

6 huissiers de la chambre, à 60 000

360 000

1 porte-manteau ordinaire 60 000 —

60 000

6 porte-manteaux, à 36 000

216 000

4 tapissiers, à 16 000

64 000

1 barbier ordinaire

60 000

4 barbiers, à 30 000

120 000

2 porte-chaises d’affaires, à 15 000

30 000

8 valets de garde-robe, à 25 000

200 000

1 cravatier

60 000

5 porte-meubles de la chambre, à 6000

30 000

Total

3 766 000

livres

Ainsi pour la barbe seule du roi, il en coûtait au bon peuple français 180 000 ! A ce prix-là, était-ce le roi, ou le peuple, qui était rasé ? Et que dites-vous des 60 000 livres, rien que pour mettre la cravate à Sa Majesté? et que pensez-vous des 30 000 livres jetées dans la chaise d’affaires ? Ce qu’il faut entendre par cette chaise d’affaires, allez le demander au Dictionnaire de l’Académie : n’agitons point cette matière30. — Franchement, est-ce que tout cela n’est pas aussi scandaleux que ridicule ? Et comprend-on qu’il y ait encore aujourd’hui quelques hommes assez obstinés ou assez aveugles pour regretter cet ancien régime sous lequel florissaient de telles stupidités ? Apparemment ce sont les gens qui, l’ordre de choses une fois restauré, ambitionneraient l’honneur grand de remplir de pareilles charges ! charges est bien le mot, dans son triple sens !

Enfin la bibliothèque est rangée. Tous les volumes sont à leur place. On les voit tous et chacun à la fois. Pas un qui se cache dans un coin ! pas un qui échappe à la vue ! pas un qui ne soit présent à l’esprit comme aux yeux ! On leur a fait leur toilette à tous : ils reluisent à qui mieux mieux ! On voudrait pouvoir les reprendre tous, un à un, et les lire alors méthodiquement ! Mais par qui commencer, grand Dieu ! dans cette multitude infinie ? Celui qu’on choisira d’abord prendra pour lui seul une grande part du temps qu’on voudrait partager à tous. Pendant qu’on le lira, les heures passeront, les jours, les mois peut-être ! Durant ce temps, nos yeux s’habitueront à l’arrangement des volumes dans le casier. Toute cette foule de livres, qui paraît à présent si vivante et si remuante, à l’instant où l’on vient de leur parler à tous, reprendra peu à peu sur les rayons tranquilles un air monotone et silencieux. La physionomie de chacun s’effacera. Tous les dos se confondront. Il se fera de leurs couleurs diverses une harmonie vague et neutre, qui endormira les yeux peu à peu. Il semble, pour l’instant, que ces mille volumes s’agitent, s’avancent, s’offrent à l’envi, et gazouillent autour de vous. Bientôt ils vous paraîtront muets, immobiles, inanimés. Vous ne les distinguerez plus tous et chacun comme aujourd’hui ; vous les regarderez sans les voir, avec des yeux d’habitude. Aujourd’hui votre bibliothèque est vivante et charmante ; bientôt elle redeviendra morne et semblera morte. — On lit si lentement ! les jours sont si courts ! la vie si fugitive ! le corps si faible ! le cerveau si fragile !… O homme ! atome avide !… « Roseau pensant ! »31


1 Joachim Johann Mader (1626-1680). Historien à Hanovre.

2 Ramsès II. « Selon Diodore de Sicile, le premier qui fonda une Bibliothèque fut Osymandias, successeur de Prothée et contemporain de Priam, Roi de Troie. Piérius dit que ce Prince aimait tant l’étude, qu’il fit construire une bibliothèque magnifique, ornée des statues de tous les Dieux de l’Égypte, et sur le frontiscipice de laquelle il fit écrire ces mots, le trésor des remèdes de l’âme ; mais ni Diodore de Sicile ni les autres historiens ne disent rien du nombre de volumes qu’elle contenait ; autant qu’on peut en juger, elle ne devait pas être fort nombreuse, vu le peu de livres qui existaient pour lors, et qui étaient tous écrits par les prêtres ; car pour ceux de leurs deux Mercures qu’on regardait comme des ouvrages divins, on ne les connaît que de nom, et ceux de Manethon sont bien postérieurs au temps dont nous parlons. » (Denis Diderot, article « bibliothèque » in Dictionnaire encyclopédique, Paris 1821.). Le Piérius que cite Diderot est Giovan Pietro della Fosse (1477-1558), qui prit le nom de Valeriano Bolzani. Sous le nom de Giovanni Pierio, il avait publié en 1556 à Bâle un traité en latin relatif aux hiéroglyphes, Hieroglyphica, sive De sacris Aegyptiorum, aliarumque gentium Iannis Pierii Valeriani Bolzanii Bellunensis. (Source : Présence de l’Égypte, Presses universitaires de Namur)

3 Pisistrate (-600 env. – -528). Homme d’État athénien.

4 Jules Janin. (Cf. Travaux de l’Académie nationale de Reims, volumes 55-56, p. 77. F. Michaud, 1875.)

5 Chez les bouquinistes.

6 « Lisez donc, mon fils. Les sages qui ont écrit avant nous sont des voyageurs qui nous ont précédés dans les chemins de l’infortune, qui nous tendent la main, et nous invitent à nous joindre à leur compagnie, lorsque tout nous abandonne. Un bon livre est un bon ami. » (Paul et Virginie)

7 Source probable : Benjamin Franklin (“Three Removes is as bad as a Fire”, in l’introduction à The Way to Wealth).

8 Pierre Bayle (1647-1706). Philosophe et écrivain, auteur du célèbre Dictionnaire historique et critique.

9 Édouard Rouveyre, dans son Connaissances nécessaires à un bibliophile (1899), écrit à ce propos : « Guilbert de Pixérécourt a formulé ce dicton dans ces deux vers :
                Tel est le triste sort de tout livre prêté,
                Souvent il est perdu, toujours il est gâté. »

10 Jean Grolier de Servières (1479-1565). Bibliophile français d’origine lyonnaise.

11 Gaspar (ou Caspar) Schopp(e) (connu aussi sous le nom latin de Scioppius) (1576-1649). Philologue et théologien allemand.

12 Hubertus (ou Obertus) Gifanius (ou Giffen) (1534-1604). Humaniste et juriste allemand.

13 Victor Cousin (1792-1867). Philosophe et écrivain, membre de l’Académie française et de l’Académie des sciences morales et politiques, ministre de l’instruction publique dans le cabinet Thiers (1840).

14 Domenico Silvio Passionei (1682-1761). Cardinal italien. À partir de 1755, bibliothécaire du Saint-Siège.

15 Joseph Juste Scaliger (1540-1609). Philologue français.

16 Olivier Patru (1604-1681). Écrivain, ami de Boileau (qui composa son épitaphe). La vente de sa bibliothèque à Boileau a fait l’intrigue d’une comédie de Joseph Pain, Le Procès, ou la Bibliothèque de Patru (1802).

17 Mon domaine, mon royaume (enfin retrouvé). Allusion à Virgile :
                Post aliquot, mea regna videns, mirabor aristas
 
(« Les reverrai-je encore après quelques temps, ces moissons, ces champs qui étaient mon domaine ? »), Bucoliques. I. 70.

18               Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
                E terra magnum alterius spectare laborem :
                Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas
                Sed quibus ipse malis careas quia cernera suave est. » (Lucrèce, Poème de la nature, II, 1)

Il est doux de contempler du rivage les flots soulevés par la tempête et le péril d’un malheureux qu’ils vont engloutir. Non pas qu’on prenne plaisir à l’infortune d’autrui ; mais parce que la vue des maux qu’on n’éprouve point est consolante. (Traduction de Lagrange)

19 Kâlidâsa (Ve s. avant J.-C.). Poète et dramaturge sanskrit.

20 Horace, Odes IV.2 (« Mais ainsi que du thym l’abeille de Matine cueille, en peinant, les sucs délicieux, moi, près des eaux, dans l’ombreuse retraite du frais Tibur, je forge, humble poète, des vers laborieux » Trad. Ulysse de Séguier).

21 Basée sur la Bible de Genève de J. Gérard (1540) dont avait été supprimée la préface de Calvin, elle comprenait des gravures sur bois de Bernard Salomon (« le petit Bernard », ~1508-~1561), célèbre illustrateur lyonnais.

22 Chaos.

23 Charles-Guillaume Étienne (1777-1845). Dramaturge français. « …les Deux Gendres, cette pièce qui a fait tant de bruit et soulevé tant de querelles littéraires lors de son apparition. Tous les grands critiques du temps , Hoffmann , Geoffroy descendirent dans la lice et rompirent une lance en faveur de M. Etienne contre les méchantes langues qui l’accusaient d’avoir pillé sa comédie dans un manuscrit de la Bibliothèque impériale, intitulé Conaxa ou plutôt Onaxa. M. Etienne niait avoir eu connaissance du manuscrit, mais on lui en opposait une dixaincde vers, insignifians du reste, qui se trouvaient textuellement reproduits dans sa pièce. Il se trouvait par une fâcheuse coïncidence que M. Étienne avait en en main une variante de ce manuscrit, dans lequel il avait pris son sujet, et quelques vers sans importance. Tout Paris s’insurgea contre l’auteur des Deux Gendres, et l’accusa de plagiat. (…) Qu’importe que M. Étienne ait pris le sujet de la comédie des Deux Gendres dans le manuscrit d’un jésuite de Rennes ou de Bordeaux, comme on a essaye de le prouver, ou bien qu’il ait voulu refaire les Fils ingrats de Piron, exilés depuis longtemps du répertoire ? M. Etienne a-t-il composé une comédie de mœurs, intéressante, écrite avec esprit et goût ? Oui. Eh bien ! que veut-on de plus ?… Qui reproche à Molière d’avoir repris son bien dans le domaine de Cyrano de Bergerac, à Virgile d’avoir déterre des perles dans le fumier d’Ennius, non pas que nous comparions M. Étienne à Virgile et à Molière; nous ne lui faisons pas cette plaisanterie, mais nous le félicitons sincèrement d’avoir tiré une comédie honnête et bien faite d’un manuscrit ignoré et toujours destiné à l’être, si les succès de M. Etienne ne lui avaient suscité une foule d’ennemis, comme c’est d’usage dans la république des lettres. » (L’Artiste, 1837)

24 Orosmane, Soudan de Jérusalem, et Corasmin, officier du Soudan : personnages de Zaïre de Voltaire.

25 Horace, L’Art poétique, I.4 : « Supposez qu’un peintre ait l’idée d’ajuster à une tête d’homme un cou de cheval et de recouvrir ensuite de plumes multicolores le reste du corps, composé d’éléments hétérogènes ; si bien qu’un beau buste de femme se terminerait en une laide queue de poisson ».

26 Ou Mricchakatika, drame sanscrit à rebondissements attribué au roi Cûdraka (ou Shûdraka). Adapté en 1895 pour le Théâtre de l’Œuvre par Victor Barrucand, ce texte décrit les aventures de Vasantasena, belle courtisane, poursuivie des assiduités du cruel prince Samsthanaka.

27 Jean Racine (1639-1699).

28 Endroit attenant au cirque romain, où les gladiateurs dont les blessures paraissaient incurables étaient mis à mort. (Supplément au dictionnaire de l’Académie française, 1835)

29 Un des martyrs scillitains, jugés et exécutés à Carthage en 200. (Source : Benjamin Aubé, Revue historique, XI, 1879)

30 Louable, évidemment. Il s’agit de la chaise percée.

31 Blaise Pascal : « L’homme est un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. »

24 janvier 2011

Pharmacie de l’âme

Classé dans : Littérature, Livre, Photographie — Miklos @ 8:26

La bibliothèque dont il est le plus anciennement fait mention dans l’histoire proprement dite, est celle que le roi égyptien Osymandias avait placée dans son immense palais de Thèbes. Sur la porte de cette bibliothèque on lisait ces mots : Pharmacie de l’âme.

Émile Deschanel, À bâtons rompus. Variétés morales et littéraires. Paris, 1868.

Lisez donc, mon fils. Les sages qui ont écrit avant nous sont des voyageurs qui nous ont précédés dans les sentiers de l’infortune, qui nous tendent la main, et nous invitent à nous joindre à leur compagnie, lorsque tout nous abandonne. Un bon livre est un bon ami.

Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie.

Le cœur des hommes est une bibliothèque où s’alignent les romans tragiques, les idylles, les livres gais et aussi quelques livres légers : une bibliothèque rangée sans ordre apparent, mais complète.

Henri Duvernois, Edgar.

18 janvier 2011

Quelques chats

Classé dans : Photographie — Miklos @ 10:26

Tous les chats sont mortels, Socrate est mortel, donc Socrate est un chat. — Eugène Ionesco, Rhinocéros.


Chat hiérosolomitain


L’ouïe du chat


Chacrobate


Athènes


Femme-chat allongée au porte-cigarette (street art)


Câline


Chat pêcheur


Femme-chat à la carte

Rue du chat-qui-pêche

15 janvier 2011

Souvent sondage varie, bien fol qui s’y fie

Classé dans : Actualité, Histoire, Politique — Miklos @ 20:18

15 janvier 2011 (Libé). 30%. C’est le score qu’obtiendrait Strauss-Kahn devant Sarkozy (25%) et Marine Le Pen (18%), selon CSA pour Marianne. (les 7 et 8 janvier auprès de 1001 personnes).

15 janvier 2011 (L’Express). Marine Le Pen (FN) a fortement progressé dans les intentions de vote des Français, à 16,5%, pour le premier tour de la présidentielle, troisième derrière Nicolas Sarkozy (26,5%) et Martine Aubry (23%), selon un sondage Ifop à paraître dans Sud-Ouest Dimanche.

Apparemment contradictoires, et en si peu de temps… ! On se dit que l’opinion publique est volage, qu’elle virevolte au gré des apparitions de telle ou telle personnalité sur le petit écran et de ses relookages physiques et idéologiques ; qu’elle suit avec la passion d’une ménagère pour les péripéties de son roman-photo les alliances et les divorces des partis et de leurs multiples fractions ; qu’elle est a l’affût des rumeurs twittées qu’elle relaie fébrilement à tous ses friends sur son smartphone assurant ainsi leur vie éternelle sur la toile… et donc on n’est pas trop surpris.

Pas vraiment, en l’occurrence. Il s’agit en fait de deux cas de figure distincts, l’un où le candidat du PS aux présidentielles serait DSK, l’autre où ce serait Martine Aubry (si le parti en question n’arrive pas toujours pas à se décider, on se doute bien quel est le candidat PS préféré par l’UMP). Il n’y a que l’information détaillée en provenance de l’AFP qui l’explicite (mais les journaux devant faire bref…) :

Si le candidat PS était Dominique Strauss-Kahn, ce dernier, avec 30% des suffrages, arriverait en première position, nettement devant Nicolas Sarkozy (25%), et Marine Le Pen (18%). (…)

Dans l’hypothèse où Martine Aubry serait la candidate socialiste, Nicolas Sarkozy (28%) devancerait la première secrétaire du PS (22%). Cette dernière distancerait de 5 points Mme Le Pen (17%).

Et en ce qui concerne l’opinion publique, on conclura en citant ce qu’en pensait un parlementaire britannique il y a quelque 250 ans :

The public opinion, no doubt, merits our attention; and, when it appears to be well-grounded, it is unpardonable to treat it with neglect. But when little arts are used to influence their judgment; when their understandings are perverted by specious eloquence; when they are bewildered in the flowery fields of metaphor; when they are foolishly captivated with the daisies of rhetoric; when millions echo the fantastic notions of one man; when millions are prepared to espouse the chimerical projects of a vain-glorious schemer— then, Sir, I cannot forbear pitying the public delusion; and then to disregard popular clamour, becomes a point of justice to the people.

[Débat à la Chambre des communes du Royaume Uni sur une proposition de loi déposée par George Grenville le 24 janvier 1758] The history, debates and proceedings of both Houses of Parliament of Great Britain from the year 1743 to the year 1774, vol. VII, p. 459. London, 1792.

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