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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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14 mai 2011

Larmes de sang

Classé dans : Musique, Peinture, dessin, Photographie — Miklos @ 11:16

When I am laid, am laid in earth,
May my wrongs create no trouble, no trouble in thy breast.
Remember me, remember me, but, ah, forget my fate.

Henry Purcell, aria (“Dido’s Lament”)
from Dido and Aeneas

Les larmes sont les particules les plus subtiles, et les plus séreuses de l’humeur pituiteuse, ramassée dans le cerveau, lesquelles s’écoulent des antres, ou cavités des yeux.

Isbrand Diemerbroeck, L’anatomie du corps humain, l. III (Du ventre supérieur), ch. XV (Des larmes). Lyon, 1685.

13 mai 2011

« Ton thé t’a-t-il ôté ta toux ? », ou, l’Oulipo avant l’Oulipo

Classé dans : Langue, Littérature — Miklos @ 13:50

Les chaussettes de l’archiduchesse sont sèches, archi sèches. (« Excellent exercice pour rendre souples et dociles les muscles de la bouche d’un diseur ou d’un chanteur »)

Passerotto perché provocarmi persistenti passioni?
Perché procurarmi pesanti pene, patimenti pazzeschi?
Perché prendermi perfidamente per pirla?
Perché pugnalarmi?

– Giorgio Weiss, Passerotto.

L’allitération est en quelque sorte comme la rime en poésie en cela qu’elle rappelle une sonorité, mais elle se situe en début ou milieu de mot qui se succèdent dans une phrase, et peut concerner uniquement une consonne, ou toute une syllabe : Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?, susurre Oreste dans Andromaque de Racine, combinant non seulement ce principe à celui de l’onomatopée, la répétition sibilante suggérant le son menaçant qu’émettent ces reptiles. Veni, vidi, vici, s’écrie Jules César, usant aussi de la rime et de l’hendriatis (trois mots synonymes servant à renforcer l’effet).

En passant, on remarque que cette apostrophe ne fait de l’effet que si l’on prononce le v latin comme en français moderne ([w], en alphabet phonétique), et non pas ou ([u]) comme c’était la mode pendant assez longtemps : ce maniérisme était sans doute dû au fait que les Romains dénotaient le u et le v de la même façon (V). Ridicule, comme le dit Chips dans le roman éponyme (Good bye, Mr Chips) de James Hilton en 1934 :

Well, I–umph–I admit that I don’t agree with the new pronunciation. I never did. Umph–a lot of nonsense, in my opinion. Making boys say ‘Kickero’ at school when–umph–for the rest of their lives they’ll say ‘Cicero’–if they ever–umph–say it at all. And instead of ‘vicissim’–God bless my soul–you’d make them say, ‘We kiss ‘im’! Umph–umph!

Du temps où la vitesse de la communication ne primait pas sur la forme (ni sur le contenu, d’ailleurs, mais c’est une autre histoire), ces figures de style abondaient. Voici ce qu’en dit l’auteur de l’article consacré à l’allitération dans l’Encyclopédie méthodique. Grammaire et littérature de Charles-Joseph Panckoucke, qui, en 1782, déplore déjà cette perte d’attention et de sensibilité au style de ses contemporains (lamentation commune à chaque période, depuis ces Anciens qu’il prend pour exemple tout en les critiquant, jusqu’à nos jours) :

Cet artifice n’a d’autre effet général que de réveiller ou de fixer davantage l’attention par la répétition de la même articulation ou de la même voix : mais la force et la vivacité des impressions en tout genre que notre âme reçoit, est toujours proportionnée au degré d’attention qu’elle donne à ses sensations. Les effets de l’allitération résultent précisément du même principe que ceux de la rime, qui n’est pas une invention barbare, comme on l’a dit, mais qui tient à un instinct de nature très universel. Ce n’est point ici le lieu de développer ce principe.

Les anciens ont fait plus d’usage de l’allitération que les modernes, parce qu’en tout, ils étaient plus sensibles à tous les effets de la partie matérielle du langage : on en trouve des exemples dans Homère et dans quelques auteurs grecs ; mais les exemples seront plus sensibles dans les auteurs latins.

L’allitération est portée jusqu’à l’exagération dans ce vers d’Ennius :

O Tite, tute, tati, tibi tanta, tyranne, tulisti.

(…) Dans les temps où l’esprit et le goût sont encore encroûtés de barbarie, ces artifices matériels sont recherchés et goûtés, comme les ornements déchiquetés de l’architecture gothique. Les progrès du goût ont appris à mépriser ces recherches puériles, et à n’estimer que les figures purement matérielles de l’élocution, qu’autant qu’elles concourent à l’harmonie imitative, ou qu’elle servent à donner plus de trait et de saillie à la pensée ; et l’on ne peut nier que l’allitération, employée avec goût et avec sobriété ne produise souvent cet effet. Je m’instruis mieux, dit Montaigne, par fuite que par suite.

Ce dernier exemple montre bien que l’allitération n’implique pas forcément la répétition de l’initiale des mots (auquel cas on parle de tautogramme). Mais si ce lexicographe (Nicolas Beauzée ?) trouve qu’Ennius exagère, qu’aurait-il dit de l’Éloge de la calvitie (Egloga de calvis), poème en latin de quelque 160 vers dont tous les mots commencent par la lettre c (d’où la suite du titre : in qua ob una littera C. singulae dictiones incipiunt), que le moine Hucbald de Saint-Amand dédie à… Charles le Chauve.

Carmina clarisonae calvis cantate Camoenae,
Comere condigno conabor carmine calvos,
Contra cirrosi crines confundere colli.
Cantica concelebrant callentes clare Camoenae,
Collandent calvos, collatrent crimine claros
Carpere conantes calvos crispante cachinno.

Qui dit mieux ? Jean-Léon Plaisant (ou Le Plaisant). Plus connu sous le nom de Iohannes Leo Placentius, ce moine dominicain né dans la principauté de Liège publie en 1546, sous le pseudonyme très suggestif de Publius Porcius, Poeta (« Porcius » est non seulement le nom d’une célèbre gens romaine, il signifie aussi « porcin », sens que confirme la gravure qui illustre le poème…), une amusante satire du clergé, intitulée Pugna Porcorum (« pugilat porcin », pour tenter de préserver l’allitération). Tous les mots de ce poème épique burlesque, qui compte 260 vers, commencent par – on l’aura deviné – la lettre :

Plaudite porcelli, porcorum pigra propago
Progreditur, plures porci pinguedine pleni
Pugnantes pergunt, pecudum pars prodigiosa,
Perturbat pede petrosas plerumque plateas,
Pars portentosa populorum prata profanat.
(…)
Postquam parturiunt praeclara penaria praedas
Perficiunt pacem patitur populusque
Posteaquam patuit praerepta pecunia plebi.
Planguut privatim procerum praecordia pacem.
Plectunt perjuro perjuria plura patrantes.
Propterea porci, porcelli plebs populusque.
Posthac principihus prohibent producere pugnam
Personavit Placentius post pocula.

Qui dit mieux ? La palme du genre revient sans aucun doute à Christianus Pierius, dit Coloniensis (de Cologne) : son Christus Crucifixus (plus précisément : Carmen cothurniatum, catastrophimcumque, crudeles Christi, cunctorum credetium conservatoris, cruciatus caedemque cruentam contumeliosamque continens) publié en 1576 compte 1200 vers : la lettre c est l’initiale de tous les mots qui composent ce poème :

Currite Castalides Christo comintante Camoenae,
Concelebraturae cunctorum carmine certum
Confugium collapsorum, concurrite, cantus
Concinnaturae celebres celebresque cothurnos.

Ce même auteur a aussi produit un Maximilianeis major Maximiliano multipotenti mancipata, poème en l’honneur de Maximilien. On l’aura deviné, c’est un poème qui fait un usage exclusif de la lettre m en tant qu’initiale.

Dans la même classe figure le Certamen Catholicorum cum Calvinistis, continuou caractere C conscriptum, poème d’une longueur comparable composé par un certain Martinus Hamconius en 1607. À propos de ce genre d’entreprise, l’Encyclopédie de Diderot écrit : « Je ne sache que les bègues qui puissent tirer profit de la lecture à haute voix de pareils ouvrages. »

Le latin se prête bien à cet exercice de style : pas d’articles ni de pronoms (remplacés par les cas des déclinaisons), renvoi des conjonctions de coordination en fin de mot). C’est d’ailleurs aussi le cas en hébreu (pas d’articles ni de pronoms) : on trouve des allitérations dans l’ancien testament, à l’instar du ???? ??? (« afar va-efer », poussière et cendres, Gen. 18:27), et dans une pléthore de piyyoutim (pluriel de piyyout, poème liturgique) qui utilisent nombre de figures de style (principalement l’acrostiche, mais aussi l’allitération, cf. l’intéressant article de la Jewish Encyclopedia).

Mais ce ne sont pas les seules langues qui en ont vu naître. Un moine anglais, Robert (ou William) Langland, publie au 14e s. Visio Willielmi de Petre Ploughman, une œuvre de près de 15.000 vers comprenant chacun une allitération :

I shoop me into shrowds as I a sheep were ;
In habit as an hermit unholy of werkes,
Went wide in this world wonders to hear;
Ac on a May morwening on Malvern hills
Me befell a ferly, of fairy me thought.
I was weary for-wandered, and went me to rest
Under a brood bank, by a burn’s side;
And as I lay and leaned, and looked on the waters,
I slombered into a sleeping, it swayed so mury.
Then gan I meten a marvellous sweven,
That I was in a wilderness, wist I never were:
And, as I beheld into the east on high to the sun,
I seigh a tower on a toft frieliche ymaked,
A deep dale beneath, a donjon therein,
With deep ditches and darke, and dreadful of sight.

Et le français ? « Les seuls vers de ce genre que nous connaissons en français ont été composés par Tabourot ; mais ils sont si mauvais que nous n’avons pas eu le courage de les citer. » (Ludovic Lalanne, Curiosités littéraires, Paris, 1857). Dans ses Amusemens philologiques ou variétés en tous genres (1824), G. P. Philomneste (pseudonyme de Gabriel Peignot) cite, lui, quelques-uns des « vers plus que médiocres » de cet auteur, un acrostiche en l’honneur de François II, dont chaque vers est une allitération :

François faisant florir France,
Royalement régnera,
Amour amiable aura,
Ny n’aura nulle nuysance ;
Conseil constant conduira,
Ordonnant obéissance ;
Justice il illustrera
Sur ses sujets sans souffrance.

Il cite d’ailleurs la plaisante allitération qu’on a emprunté pour intituler ce billet, ainsi que le fameux

Didon dîna, dit-on,
Du dos d’un dodu dindon.

(que l’on retrouve curieusement massacrée dans un ouvrage destiné à enseigner le français aux anglophones…) et le moins connu

Il m’eût plus plu qu’il plût plutôt.

Ces trois exemples font partie du genre appelé « virelangues » (ou « tongue twisters », en anglais), qui abondent encore de nos jours. Peignot est l’auteur d’un autre ouvrage, Le livre des singularités (1841), dont la préface et la table des matières sont particulièrement savoureuses et donnent un avant-goût du reste :

Pour toute Préface, ami lecteur, nous vous dirons franchement que ce livre de singularités ou plutôt de sornettes, est un ouvrage à part, un recueil fantasque, sérieux, burlesque, érudit, frivole, grave, amusant, facétieux, admirable, piquant, détestable, parfois instructif, parfois ennuyeux, souvent décousu, mais toujours varié ; c’est déjà quelque chose. Au surplus, désirez-vous savoir par le menu ce qu’il renferme ? Continuez…

L’Oulipo est friand de ces jeux de lettres et de mots qui remontent, comme on le voit, à l’antiquité. Mais même la performance de La Disparition de Georges Perec, gloire du lipogramme (texte dont on omet méthodiquement une ou plusieurs lettres), a des antécédents fort anciens : Triphiodore, poète épique de langue grecque né au 3e ou 4e s. en Égypte, est l’auteur d’une Prise de Troie dont les 691 vers sont subdivisés en 24 livres : la lettre a est omise entièrement du premier, la lettre ß du second, et ainsi de suite. Cette odyssée est une imitation de l’Iliade de Nestor de Laranda (composée à peu près à la même époque). On retrouve ce même principe dans De Ætatibus Mundi Hominis, œuvre en latin de Fulgence (5e ou 6e s.), selon Isaac D’Israeli (père du célèbre Benjamin), qui cite dans son Curiosities of literature une anecdote qui illustre bien le mépris dans lequel on tenait ce genre de procédés que l’on retrouve dans d’autres cultures :

The Orientalists are not without this literary folly. A Persian poet read to the celebrated Jami a gazel of his own composition, which Jami did not like: but the writer replied it was notwithstanding a very curious sonnet, for the letter Aliff was not to be found in any one of the words! Jami sarcastically replied, “You can do a better thing yet; take away all the letters from every word you have written.”

Raymond Queneau connaissait cette littérature antique ; il la mentionne dans Littérature potentielle, exposé qu’il fait le 29 janvier 1964 au séminaire de linguistique quantitative du mathématicien Jean Favard, lorsqu’il décrit les travaux de recherche historique de l’Oulipo. C’est une version modifiée de « L’Analyse matricielle [du langage] », texte publié dans Études de linguistique appliquée, n° 3, 1964, p. 37-50.

Et maintenant, il est grand temps de suivre le conseil de D’Israeli et de faire disparaître toutes les lettres de l’alphabet du reste de ce billet, mais pas avant d’avoir fourni deux autres références intéressantes :

- Sylvanus Urban (ed.), « On Macaronic Poetry », The Gentleman’s Magazine, Juillet 1830.

- [William Sandys (ed.)], Specimens of Macaronic Poetry, Londres, 1831.

11 mai 2011

Entre passé et futur, ces hommes imperturbables

Classé dans : Architecture, Histoire, Littérature, Photographie, Sculpture — Miklos @ 22:52

Il y a pourtant encore des hommes, imperturbables admirateurs du passé, soit par défaut de lumières ou par défaut de sincérité, qui ne cessent de réclamer l’ancien état des choses avec tous ses accessoires : s’il leur faut désigner avec précision cet âge d’or, ils ne s’entendent plus…

Abbé de Montgaillard, Histoire de France depuis la fin du règne de Louis XVI jusqu’à l’année 1825. Paris, 1827.

Si c’est le fait que l’homme s’insère dans le monde qui brise le courant indifférent du changement éternel en lui attribuant un but, à savoir l’homme lui-même, l’être qui l’affronte, et si, de par cette insertion, le flot indifférent du temps s’article en ce qui est derrière l’homme, le passé, ce qui se trouve devant, le futur, et lui-même, le présent de lutte, il s’ensuite que sa présence détourne le cours du temps de sa direction originale ou (si l’on pose un mouvement cyclique) de sa non-direction ultime. Sans l’homme n’existe pas la différence entre passé et futur, mais seulement l’éternel changement.

Inocent-Mária Szaniszló, Les réflexions théologiques sur les pensées d’Hannah Arendt. Lit Verlag, Vienne, 2005.

9 Ce qui a été, sera, et ce qui a été fait, sera fait, et n’y a rien de nouveau sous le soleil. 10 Il y a telle chose qu’on montre comme nouvelle, laquelle toutefois a déjà été au temps passé, qui a été devant nous. 11 Il n’est mémoire des passés ; et même de ceux qui sont à venir, il n’en sera mémoire vers ceux qui seront après.

Ecclésiaste, ch. I. Trad. Sébastien Castellion.

Clavardage branché

Classé dans : Langue — Miklos @ 4:00


Les nouveaux couples. L’art de la conversation.

Original

- PMFJI. “LOL”. WDTM?

- AFAIK, Laughin’ Out Loud. KWIM?

- ROTFL. SCNR.

- KHYF. BTDT.

- IFS.

- DETI.

- TA.

- HTH.

- CUL8R.

- LYKYAMY.

- XOXO.

Expansion

- Pardon me for jumping in. “LOL”, what does that mean?

- As far as I know, Laughing out Loud. Know what I mean?

- (Rolling on the floor laughing) Sorry, couldn’t resist.

- Know how you feel. Been there, done that.

- I feel stupid.

- Don’t even think about it.

- Thanks a million.

- Hope this helps.

- See you later.

- Love you, kiss you, already miss you.

- Hugs and kisses.

Interprétation

— Pardon pour l’interruption. Que veut dire « PTDR » ?

— Pour autant que je sache, « pété de rire ». Tu vois ?

(Se tordant de rire) Désolé, je n’ai pu m’en empêcher.

— Je sais ce que tu ressens. Ça m’est aussi arrivé.

— J’ai l’air con.

— N’y pense pas.

— Merci mille fois.

— J’espère que j’ai pu t’aider.

— À bientôt !

— Tu me manques déjà !

— Bisous !

6 mai 2011

Le renard qui prêche

Classé dans : Lieux, Littérature, Photographie, Politique, Société — Miklos @ 2:41

Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique,
Mais instruit, éloquent, disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.

— Florian, Le Renard qui prêche.

La rue du renard, on l’avait déjà signalé en citant un texte du 16e s., portait alors un nom plus amusant, celui du renard qui prêche (on avait aussi déploré la tendance normalisatrice qui banalise la nomenclature des voies). D’où le tenait-elle ?

La rue du Renard est en ce moment aux mains des démolisseurs qui en élargissent l’entrée du côté de la rue de Rivoli.

La première maison qui va disparaître a son histoire ; c’était, au moyen-âge, la boutique d’un cordonnier qui avait arboré une superbe enseigne représentant un renard botté et éperonné, prêchant dans une haute chaire.

L’enseigne, comme cela se fit communément dans le vieux Paris, donna son nom à la rue qui s’appela longtemps : rue du Renard qui presche.

Ce renard prêcha-t-il dans le désert ? Toujours est- il que le nom de la rue, restée celle du Renard tout court, se modifia avec les années. L’enseigne disparut à son tour.

Un immeuble voisin, également menacé par la pioche municipale, abrita, au début de la Révolution, le Théâtre de la Concorde1 : ce nom dût lui porter malheur, car il n’eut qu’une existence éphémère. On y jouait des pièces du genre larmoyant…

Accordons-lui une larme.

Hector Hogier [pseud. d’Albert Dureau], Paris à la fourchette. Curiosités parisiennes, vol. 1. P. Sevin et Rey, Paris, 1903.

Cette rue s’appelait jusqu’au début du 16e s. Court Robert de Paris, (et, probablement à partir du 18e s., rue du Renard Saint-Merry). C’était l’une des rues où les prostituées avaient été enjointes en 1367, par une ordonnance de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, de résider et de tenir leurs bordels : « Si les femmes publiques, d’écris ensuite cette ordonnance, se permettent d’habiter des rues ou quartiers autres que ceux ci-dessus désignés, elles seront emprisonnées au Châtelet puis bannies de Paris. Et les sergents, pour salaire, prendront sur leurs biens huit sous parisis » (source).

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre renard. À qui prêche ce renard, mais surtout, que symbolise donc cette image ? À la lecture du poème de Florian cité en exergue, on ne peut s’empêcher de penser à tel vieux politicien roublard qui « prêche contre les ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons », et qui, à l’approche des élections présidentielles, se rappelle au bon souvenir des puissants pour s’attirer leurs faveurs (ou, comme l’écrit la presse, « pour optimiser ses négociations »). Qui sont les dindons de la farce, ceux que le renard de Florian veut se payer ? Les citoyens, bien évidemment.

Plusieurs siècles avant Florian, au moyen-âge, le renard symbolisait déjà le malin, le rusé et le fourbe, c’est son rôle dans le Roman de Renart. Pour les anti-cléricaux, il représente certains membres du clergé : « La figure caricaturale de l’animal travesti en moine doit être rattachée aux écrits satiriques inspirés du roman [de Renart] (…). Le message que délivre ces écrits n’a pas pour objet de dénoncer une vulgaire imposture : s’il s’agit bien d’une moquerie grotesque visant l’Église, ces assauts sont plus spécifiquement dirigés vers les ecclésiastiques et surtout vers les moines (…). La querelle opposant, à partir de 1253, les défenseurs de l’Université aux frères mendiants, allait transformer Renart, malgré lui, en une créature malfaisante, un instrument de la plume destiné à dénoncer les écarts des réguliers. (…) Il parait donc logique que la chaire à prêcher, accessoire de ce vice, d’ailleurs tant convoitée par les mendiants au moment de cette querelle, ait été illustrée si fréquemment dans l’iconographie, les gélines ajoutant à l’effet comique et soulignant surtout la crédulité des fidèles. »2 D’autres vices attribués aux moines d’alors sont mis en exergue dans des illustrations pour le moins ambiguës comprenant un renard, et notamment la sodomie, dont les templiers sont soupçonnés…3 De là à expliquer la présence de la rue du renard dans le quartier du Marais, il y a un pas qu’on ne franchira pas.

Pour l’Église, messire Renard est le trompeur qui sera finalement trompé, à l’instar de la sculpture du jubé de la chapelle Saint-Fiacre dans le Morbihan : « Dans la première scène, le renard habillé en moine et prenant l’air dévotieux, prêche du haut d’une cage les poules qui l’écoutent, le bec tendu, puis on le voit se glisser sous la cage et venir se jeter sur ses crédules auditeurs. Mais ici le faux docteur ne triomphera pas, les brebis ont reconnu le loup ravissant de l’écriture ; les poules s’élancent bravement sur le renard et le saisissent de toutes parts. Enfin dans la dernière scène, le renard couché sur le dos, expire éventré par les poules qui s’acharnent sur son cadavre ; c’est le triomphe de la foi sur l’hérésie. Les brebis ont plus fait que de se méfier du faux pasteur, elles l’ont démasqué et vaincu. »4 On appréciera la figure de style qui qualifie ces poules féroces – elles ont éventré un renard ! – de brebis.

En ces temps où la chasse, puis une intense urbanisation n’avaient pas fait s’éloigner le renard des villes (pas toutes : on en a vu dans les rues de Londres) et des hommes, il n’est pas étonnant de constater la place qu’il occupait dans les légendes et les fables. Le pouvoir de l’Église – et donc la virulence de sa critique souvent feutrée par nécessité – explique aussi la popularité du personnage du renard qui prêche, qu’on trouvait aussi ailleurs qu’à Paris : en 1538, on signale une telle enseigne à Tours, en 1598 une autres à Troyes ; « L’Ambassadeur du Pape en Suisse (…) est logé dans une maison où a autrefois pendu l’enseigne du renard qui prêche aux poules. », peut-on lire à la date de 1578 dans les registres du conseil d’État de la république de Genève. À Strasbourg, c’était une rue qui portait son nom, et à propos de laquelle on citera pour conclure une amusante histoire :

On voit à Strasbourg dans la rue du Renard prêchant, une enseigne curieuse. En l’an 1600, un certain Fuchs attirait les volailles de ses voisins en les alléchant au moyen de morceaux de pain, puis leur passait un nœud coulant autour du cou. Pris en flagrant délit, ce Fuchs fut condamné par les magistrats de Strasbourg (du moins telle est la légende) à placer au-dessus de la porte de sa maison une tablette représentant l’animal prêchant des canards avec des vers satiriques et l’inscription : « Ceci s’est passé en l’an 1600 lors d’une visite de maître Renard chez les canards. »

Champfleury, Histoire de la caricature au Moyen Âge et sous la Renaissance, deuxième édition très-augmentée. Paris [1871?].


1  Le Théâtre de la Concorde dont parle Hector Hogier était situé au 34 de la rue du renard, numéro qui n’existe plus, la rue se terminant au n° 28 (au coin de la rue Simon-le-Franc), là où commence la rue Beaubourg.

2  Sophie Duhem, « “Quant li goupil happe les jélines…” ou les représentations de Renart dans la sculpture sur bois bretonne du XVe au XVIIe siècle », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 105-1, 1998.

3 Jean Warth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques, ch. III : « Genèse icônographique des drôleries ». Matériaux pour l’histoire n° 7. Librairie Droz, Genève, 2008.

4 M. Houel, « Notice sur le jubé de Saint-Fiacre », in Bulletin monumental, 2e série, tome 3. Paris, 1847.

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