Heureusement que tu es maladroit et que tu m’aimes. Si tu ne m’aimais pas et que tu étais adroit, le téléphone deviendrait une arme effrayante. Une arme qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit…………. Moi, méchante ?………… Allô !…………. allô ! allô !………….. allô, chéri……… où es-tu ? — Jean Cocteau, La Voix humaine
Tout objet se prête à des usages imprévus par ses inventeurs. Il n’a pas fallu attendre le minitel ou l’internet – avec ses courriels puis ses clavardages1 – pour s’aimer de loin. Ou plutôt pour rompre, comme dans la bouleversante pièce de Cocteau2, là où il suffit parfois d’un mot, voire d’un silence, au téléphone entre personnes qui se connaissent déjà. Dans ce dialogue à une voix, c’est la femme que l’on voit et que l’on entend sur scène, et ce sont les silences qui donnent sa présence à la voix qui tue. Car on peut aussi assassiner à distance sans verser une goutte de sang.
And I go home and the phone rings and it’s Alan and he says: “You know, I’m gonna have a show on, uh, cable TV and it’s gonna be about loneliness, you know, people in the city who for whatever sociological, psychological, philosophical reasons just can’t seem to communicate, you know, The Gap, The Gap, uh, it’ll be a talk show and people’ll phone in but we will say at the beginning of each program: ‘Uh, listen, don’t call in with your personal problems because we don’t want to hear them’” — Laurie Anderson, New York Social LifeÀ l’instar des architectes de la tour de Babel, d’Icare, du Rabbin Loeb de Prague ou de Dorian Gray, l’homme cherche à dépasser les contingences des lois de la nature : la distance, le temps, et – ultimement – la mort, signifiant ainsi son « refus d’être créature ». Hybris démesuré pour les uns, peur panique pour les autres, l’homme alterne entre un individualisme exacerbé et une socialisation totalisante. Nous sommes entrés curieusement dans l’ère où ces deux tendances se combinent en un « individualisme de masse », celui d’une « solitude en commun » et là où l’anticonformisme n’est qu’un conformisme de plus. Le téléphone, destiné à nous rapprocher, nous lie tel un domestique à la sonnerie de son maître. Portable, il est devenu un attribut aussi vital qu’une perfusion ou qu’un stimulateur cardiaque : sans sa présence permanente, c’est la solitude, même temporaire, qui guette et qui menace. C’est ce qu’illustre ironiquement Laurie Anderson, qui mobilise les technologies pour en faire une critique fine dans son album United States, où le téléphone revient régulièrement comme vecteur de conversations stéréotypées et vides de sens entre amies qu’il maintient finalement à distance, voire entre une personne et un répondeur qui lui prodigue des conseils amicaux : « Listen, Laurie, uh, if you want to talk before then, uh, I’ll leave my answering machine on ». L’homme ne peut pas vivre seul, et il sait de moins en moins vivre avec l’autre.
Le compositeur Gian Carlo Menotti, « musicien honni par les modernes de l’Ancien Monde et cher aux anciens du Nouveau Monde »3 et récemment décédé, lance un clin d’œil malicieux à l’œuvre tragique de Cocteau dans son opéra en un acte Le Téléphone, ou L’Amour à trois (1947), qu’on a eu le grand plaisir de voir récemment à l’Opéra Comique sous la direction de Bruno Ferrandis et dans la mise en scène efficace d’Éric Vigié. Ben (Benoît Capt) est amoureux fou de Lucie (Katia Vellataz), à laquelle il tente désespérément de faire sa déclaration. Il doit partir en voyage, chaque minute compte. Non seulement il est timide, mais elle reçoit constamment des appels téléphoniques et passe son temps en des conversations futiles et répétitives qui l’exaspèrent et le désespèrent. Finalement il s’éclipse, et elle s’aperçoit qu’elle ne sait pas de quoi il voulait lui parler. Le téléphone sonne de nouveau, elle se précipite dessus : c’est lui, qui n’a trouvé que ce moyen pour se faire entendre ; elle l’écoutera enfin et acceptera joyeusement sa demande. Cet opéra-bouffe d’une vingtaine minutes, enlevé avec humour, brio et légèreté, illustre bien la place centrale des objets de communication dans notre vie (dans la mise en scène, le téléphone est un objet gigantesque placé au centre de la pièce autour duquel tout gravite4) et la difficulté croissante de la communication directe. Il suffit de voir les couples déambulant dans la rue, chacun son téléphone à l’oreille, comme s’ils se parlaient ainsi par portable interposé. Peut-être le font-ils vraiment ?
À lire :
• Biographie de Gian Carlo Menotti chez son éditeur Schirmer.
• Critique de Catherine Scholler du spectacle à l’Opéra Comique.
1 Terme que l’on préfère à la dénomination anglophone de ce mode de communication qui n’est pas à l’honneur des nobles représentants de la gens féline.
2 Mise en musique par Francis Poulenc, et admirablement interprétée par Denise Duval, qui avait créé le rôle.
3 René Alexandre, Le Nouvel Observateur, 29 mars 2007. Lors de la représentation à l’Opéra Comique, la salle était plus qu’à moitié vide, ce qui est désolant. Est-ce dû à la peur du public devant « la musique contemporaine » ? Crainte infondée : la musique de Menotti est d’un classicisme rassurant mais sans ringardise.
4 Seule faute de mise en scène : les touches du clavier du téléphone ; lorsque Lucie fait un numéro, la musique fait bien entendre les impulsions du cadran rotatif de l’époque, et non pas les fréquences vocales des appareils contemporains…