Miklos
« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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11 avril 2007

Langue étrangère, langue familière

Classé dans : Danse — Miklos @ 6:47

’s brent, briderlekh, ’s brent!
Oy, undzer orem shtetl nebekh brent!
Beyze vintn mit yirgozn
Raysn, brekhn un tzeblozn
Shtarker nokh di vilde flamen
Altz arum shoyn brent.
*
 
Mordechai Gebirtig (1877-1942)
Sept personnages évoluent sous une lumière blafarde sur la scène du théâtre de la Cité inter­na­tionale1. Ils sont habillés de costumes quelque peu informes, et le langage de leurs corps est complexe et abscons : il semble ne correspondre à rien, et surtout pas à la musique, souvent boule­ver­sante, qui accom­pagne le spec­tacle : Un Survivant de Varsovie, d’Arnold Schoenberg, Kol Nidre de Sonia Wieder, une chanson en yiddish (« la langue de personne », selon Rachel Ertel, et, qu’à défaut de comprendre, on ressent de tous ses pores) – évocation de la Shoah et de la souffrance juive. « À l’instar des pensées très actuelles de la danse, ces gestes rendent d’abord quasi palpable le pré-mouvement, pourtant imperceptible, en deçà de la réalisation de la forme ».2 C’est L’Insensible déchirure de Daniel Dobbels, et elle m’a laissé insen­sible. Ce n’est pas une danse de l’anéan­tissement, c’est plutôt l’anéan­tissement de la danse, celle de cette danse que j’aimais tant.

À lire :
Rachel Ertel : Dans la langue de personne. Poésie yiddish de l’anéantissement, Éd. du Seuil, 1993.


1 Salle très bien refaite, au demeurant : disposition des sièges, visibilité, confort et acoustique.
2 In notes du spectacle, par Gérard Mayen.
* Il brûle, frères, il brûle ! / Oh, notre pauvre village, hélas, brûle ! / Les vents mauvais avec leurs rafales / Déchirent, brisent et dispersent, / Les flammes sauvages sont de plus en plus fortes / Tout autour, tout brûle déjà.

9 avril 2007

« Ah, si j’étais Rothschild ! »

Classé dans : Lieux, Publicité — Miklos @ 14:52

Non, il ne s’agit pas de la nonpareille baronne Nadine, qu’on a pu voir récemment en compagnie d’une de ses collègues de la haute, la tout aussi baronne Charlotte (de Turckheim), chez le sans-culotte mais nonobstant culotté Laurent (Ruquier). Les parcours contraires des deux aristos ne manquent pas de piquant : la première née Lhopitalier (à ne pas confondre avec Nadine née de Rothschild et décédée Mme Adrien Thierry) et devenue après un parcours parfois ébouriffant (voire ébouriffé) chantre des bonnes manières, l’autre née avec son nom et ayant rejeté un milieu quelque peu étouffant pour mener une carrière parfois déjantée.

Il s’agit en fait du titre hébreu (לו הייתי רוטשילד) de la chanson If I were a rich man dans la comédie musicale A Fiddler on the roof (Un violon sur le toit) de Joseph Stein, d’après la nouvelle Tevie le laitier de Sholem Aleichem*. On la fredonnerait parfois lorsqu’on rêve de faire un voyage extraordinaire qui dépasse ses moyens ou, faute de pouvoir se déplacer dans le réel, de surfer à une vitesse sidérale dans l’immensité infinie du virtuel.

À voir – de loin – les publicités, foin de tout regret : dans le métro, une affiche nous propose de « PARTIR À PRAGUE POUR 9 €, prix à partir de, hors frais de dossier, et pour une inscription 73 jours à l’avance » (et toutes sortes d’autres conditions plus menaçantes les unes que les autres, que je n’ai pu noter n’étant pas muni de loupe). Une autre nous propose une « LIAISON ADSL D’UN DÉBIT DE jusqu’à 28 MÉGABIT POUR 29,90 € ». Curieux, je suis allé consulter le site du transporteur : là, le prix indiqué est « à partir de 38 €. Les tarifs figurant sur le site sont pour des billets A/R à partir du 01/04/06, conditionnés par la date de réservation. non modifiables, non remboursables sur un nombre de places limité. Prix départ Paris hors suppléments et frais de réservation. (cf rubrique “billets promotionnels”). » Quant à la fameuse liaison internet, je peux prouver qu’elle n’atteint pas la moitié du maximum (ils auraient pu indiquer 99,90 Mégabit, ça aurait rimé avec le prix d’abonnement), et souvent descend à un dixième, voire plus bas, que ce taux destiné à appâter.

Heureusement qu’il nous reste les livres, ils nous font rarement défaut, eux, même quand ils sont imprimés en tout petit.


* De son vrai nom Sholem Rabinovitch, né en 1859 à Pereieslav (Ukraine), l’un des plus grands écrivains de la littérature yiddish classique, auteur de nombreuses nouvelles, contes pour enfants, romans et pièces de théâtre. Quittant la Russie en 1905, il séjourne en Suisse puis émigre aux Etats-Unis, où il s’éteint en 1916.

Les livres

Classé dans : Littérature, Récits — Miklos @ 11:19

Il en prend un ici ou là ; il le feuillette, puis le pose n’importe où pour le reprendre plus tard, parfois bien des années après, ou le dévore d’une traite quelle que soit sa longueur ; il lui est arrivé de lire plus de 24 heures d’affilée. Au fil des semaines s’élèvent ainsi de petites puis de grandes piles de livres dans l’appartement : avec les partitions sur le piano droit, près du samovar sur la cheminée, sur l’accoudoir du fauteuil carré, dans les poches de sa robe de chambre ou par terre au chevet de son lit. Un beau jour, pris d’une étrange énergie, il les range tous dans leurs bibliothèques respectives, à leur place bien déterminée, comme les animaux qu’on ramène des alpages à l’étable. Mais ils ne tardent pas à en ressortir, et telles les dunes dans le désert, redessinent un paysage toujours changeant et pourtant familier.

Ils ont chacun leur caractère. Il y en a qui, de loin déjà, l’attirent par leur titre, l’aguichent avec leur couverture, le charment dès les premiers mots et se laissent lire facilement, sans pour autant sombrer dans une vulgaire facilité. D’autres non : il faut les approcher doucement, les effeuiller patiemment, les écouter discrètement avant qu’ils ne s’ouvrent plus généreusement. Le parcours en leur compagnie peut être une joyeuse course dans les mondes imaginaires, un chemin ardu d’apprentissage et de découverte ou plus rarement une lutte violente ou déplaisante. Il lui est rarement arrivé d’en abandonner définitivement la lecture avant de les avoir achevés ; il espère toujours que le livre qu’il a choisi se redimera.

La lecture ne s’achève pas à la dernière page. Il y reviendra dans son souvenir, suscité par d’autres textes, par un air de musique, par un paysage ou par une rencontre, qui évoquent un titre ou une couverture, un nom de protagoniste, une phrase ou une situation, et surtout une atmosphère. Parfois, il désire y confronter ou en raviver la mémoire ; il part alors à la recherche du livre. Il y en a qui lui échappent longtemps et qu’il ne retrouvera que des années plus tard, d’autres qui viennent à sa rencontre. Ils ont rarement changé avec le temps ; comme de vieux cousins qu’on n’a pas vus depuis des lustres et que l’on retrouve avec plaisir, ils ont un air familier et les retrouvailles commencent. Ils lui rappellent ce qui s’est passé lors de leur dernière rencontre ; il y en a qu’il découvre, émerveillé, avec un plaisir renouvelé : l’expérience de la vie lui permet maintenant d’entendre ce qu’ils disaient déjà alors et qu’ils lui répètent patiemment. D’autres lui semblent maintenant radoter un peu, mais il ne peut se résoudre à s’en séparer comme il ne sait le faire de ses vieux pull-overs un peu mités mais toujours confortables.

Ils l’auront accompagné fidèlement toute sa vie. Dans les murailles qu’ils érigeaient entre lui et le monde se sont ouvertes des fenêtres et des portes. Il leur en est reconnaissant.

8 avril 2007

L’amour au téléphone

Classé dans : Musique, Sciences, techniques, Société — Miklos @ 13:13

Heureusement que tu es maladroit et que tu m’aimes. Si tu ne m’aimais pas et que tu étais adroit, le téléphone deviendrait une arme effray­ante. Une arme qui ne laisse pas de traces, qui ne fait pas de bruit…………. Moi, méchante ?………… Allô !…………. allô ! allô !………….. allô, chéri……… où es-tu ? — Jean Cocteau, La Voix humaine

Tout objet se prête à des usages imprévus par ses inventeurs. Il n’a pas fallu attendre le minitel ou l’internet – avec ses courriels puis ses cla­var­dages1 – pour s’aimer de loin. Ou plutôt pour rompre, comme dans la bouleversante pièce de Cocteau2, là où il suffit parfois d’un mot, voire d’un silence, au téléphone entre personnes qui se connaissent déjà. Dans ce dialogue à une voix, c’est la femme que l’on voit et que l’on entend sur scène, et ce sont les silences qui donnent sa présence à la voix qui tue. Car on peut aussi assassiner à distance sans verser une goutte de sang.

And I go home and the phone rings and it’s Alan and he says: “You know, I’m gonna have a show on, uh, cable TV and it’s gonna be about lone­liness, you know, people in the city who for whatever socio­logical, psy­cho­lo­gical, phi­lo­so­phical reasons just can’t seem to commu­nicate, you know, The Gap, The Gap, uh, it’ll be a talk show and people’ll phone in but we will say at the begin­ning of each program: ‘Uh, listen, don’t call in with your personal problems because we don’t want to hear them’” — Laurie Anderson, New York Social LifeÀ l’instar des architectes de la tour de Babel, d’Icare, du Rabbin Loeb de Prague ou de Dorian Gray, l’homme cherche à dépasser les contingences des lois de la nature : la distance, le temps, et – ultimement – la mort, signifiant ainsi son « refus d’être créature ». Hybris démesuré pour les uns, peur panique pour les autres, l’homme alterne entre un individualisme exacerbé et une socialisation totalisante. Nous sommes entrés curieu­sement dans l’ère où ces deux tendances se combinent en un « indi­vi­dua­lisme de masse », celui d’une « solitude en commun » et là où l’anti­con­for­misme n’est qu’un confor­misme de plus. Le téléphone, destiné à nous rapprocher, nous lie tel un domestique à la sonnerie de son maître. Portable, il est devenu un attribut aussi vital qu’une perfusion ou qu’un stimulateur cardiaque : sans sa présence permanente, c’est la solitude, même temporaire, qui guette et qui menace. C’est ce qu’illustre ironiquement Laurie Anderson, qui mobilise les technologies pour en faire une critique fine dans son album United States, où le téléphone revient régulièrement comme vecteur de conversations stéréotypées et vides de sens entre amies qu’il maintient finalement à distance, voire entre une personne et un répondeur qui lui prodigue des conseils amicaux : « Listen, Laurie, uh, if you want to talk before then, uh, I’ll leave my answering machine on ». L’homme ne peut pas vivre seul, et il sait de moins en moins vivre avec l’autre.

Le compositeur Gian Carlo Menotti, « musicien honni par les modernes de l’Ancien Monde et cher aux anciens du Nouveau Monde »3 et récemment décédé, lance un clin d’œil malicieux à l’œuvre tragique de Cocteau dans son opéra en un acte Le Téléphone, ou L’Amour à trois (1947), qu’on a eu le grand plaisir de voir récemment à l’Opéra Comique sous la direction de Bruno Ferrandis et dans la mise en scène efficace d’Éric Vigié. Ben (Benoît Capt) est amoureux fou de Lucie (Katia Vellataz), à laquelle il tente désespérément de faire sa déclaration. Il doit partir en voyage, chaque minute compte. Non seulement il est timide, mais elle reçoit constamment des appels téléphoniques et passe son temps en des conversations futiles et répétitives qui l’exaspèrent et le désespèrent. Finalement il s’éclipse, et elle s’aperçoit qu’elle ne sait pas de quoi il voulait lui parler. Le téléphone sonne de nouveau, elle se précipite dessus : c’est lui, qui n’a trouvé que ce moyen pour se faire entendre ; elle l’écoutera enfin et acceptera joyeusement sa demande. Cet opéra-bouffe d’une vingtaine minutes, enlevé avec humour, brio et légèreté, illustre bien la place centrale des objets de communication dans notre vie (dans la mise en scène, le téléphone est un objet gigantesque placé au centre de la pièce autour duquel tout gravite4) et la difficulté croissante de la communication directe. Il suffit de voir les couples déambulant dans la rue, chacun son téléphone à l’oreille, comme s’ils se parlaient ainsi par portable interposé. Peut-être le font-ils vraiment ?

À lire :
• Biographie de Gian Carlo Menotti chez son éditeur Schirmer.
• Critique de Catherine Scholler du spectacle à l’Opéra Comique.


1 Terme que l’on préfère à la dénomination anglophone de ce mode de communication qui n’est pas à l’honneur des nobles représentants de la gens féline.
2 Mise en musique par Francis Poulenc, et admirablement interprétée par Denise Duval, qui avait créé le rôle.
3 René Alexandre, Le Nouvel Observateur, 29 mars 2007. Lors de la représentation à l’Opéra Comique, la salle était plus qu’à moitié vide, ce qui est désolant. Est-ce dû à la peur du public devant « la musique contemporaine » ? Crainte infondée : la musique de Menotti est d’un classicisme rassurant mais sans ringardise.
4 Seule faute de mise en scène : les touches du clavier du téléphone ; lorsque Lucie fait un numéro, la musique fait bien entendre les impulsions du cadran rotatif de l’époque, et non pas les fréquences vocales des appareils contemporains…

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