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« Je donne mon avis non comme bon mais comme mien. » — Michel de Montaigne

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19 juillet 2011

La deuxième chute

Classé dans : Environnement, Littérature, Peinture, dessin, Progrès — Miklos @ 3:40

Pieter Bruegel : Dulle Griet (Margot la folle). ca. 1562.

Ce début d’été pourri n’est pas, nous dit-on, si exceptionnel que cela : 2007, 2008, 2000 et surtout 1980 se seraient distinguées comme particulièrement fraîches. Toutefois, la tendance générale est clairement à la hausse, et notamment depuis 19801. Et un prévisionniste de Météo France nous rassure : « Nous avions effectivement annoncé un été chaud. Et cet épisode pluvieux d’une dizaine de jours ne remet pas en cause cette prévision. La probabilité de connaître un été plus chaud que la normale reste importante. »

Si donc la sécheresse que notre pays a connu ce printemps est – temporairement du moins – atténuée de ce fait, ce n’est pas le cas aux Etats-Unis, où quatorze États sont dans la fournaise ardente – températures extrêmement élevées (plus de 40° pendant plusieurs jours d’affilée), mais aussi incendies. Ainsi, l’Arizona tente de combattre le pire incendie de son histoire, et quelque 40.000 feux ont dévoré plus de 2,3 millions d’hectares de terres dans l’ensemble du pays. Et on n’est pas encore en août, où la situation va s’aggraver. Pire, la sécheresse semble y devenir endémique et les climatologues y président une désertification, dont l’effet se combinera avec la demande accrue d’eau potable du fait de l’accroissement et de la concentration de la population. En Russie et notamment dans son Extrême Orient, qui avait subi l’année dernière une canicule record, les incendies naturels se propagent. Quant à la sécheresse exceptionnelle en Somalie, on en a vu les ravages tragiques lorsqu’elle se combine à la malnutrition et à la famine – et, souvent, aux conflits internes – qui concernent plus généralement la Corne de l’Afrique. Est-ce ce qui attend, à terme, les pays actuellement plus riches ? On est en droit de le croire : c’est ce que disait James Lovelock en 2006.

Dans l’une de ses célèbres dystopies, l’écrivain J.G. Ballard décrivait il y a une cinquantaine d’années la sécheresse recouvrant graduellement la planète, monde aride et violent où l’eau est devenue la monnaie d’échange :

The world-wide drought now in its fifth month was the culmination of a series of extended droughts that had taken place with increasing frequency all over the globe during the previous decade. Ten years earlier a critical shortage of world food-stuffs had occurred when the seasonal rainfall expected in a number of important agricultural areas had failed to materialize. One by one, areas as far apart as Saskatchewan and the Loire valley, Kazakhstan and the Madras tea country were turned into arid dust-basins. The following months brought little more than a few inches of rain, and after two years these farmlands were totally devastated. Once their populations had resettled themselves elsewhere, these new deserts were abandoned for good.

J. G. Ballard, The Drought. 1965.

On le sait, c’est l’homme qui est l’artisan de son propre malheur, mais surtout de celui de toutes les générations à venir, bien au-delà des trois ou quatre générations suivantes sur lesquels le Dieu de la Bible fait porter les fautes des pères (Nombres XX:5) : déforestation sauvage de splendides forêts qu’on appelait autrefois vierges, utilisation accrue d’hydrocarbures, gabegie de ressources non renouvelables, production inutile de déchets difficilement recyclables, et, plus généralement, hyperconsommation inscrite dans l’économie libérale et dans la course aux toujours plus nouvelles technologies2. L’homme sera-t-il chassé par lui-même de ce paradis terrestre comme il l’a été autrefois de cet autre paradis ? Et si oui, vers où ?

Ô esclandre effroyable ! ô catastrophe déplorable ! ô changement infortuné ! ô sortie fatale ! ô bannissement misérable ! aussi était-ce une pitié mais plus grande qu’aucune autre fût jamais, de voir la désolation de ces pauvres infortunés Adam & Ève, d’entendre leurs soupirs, ouïr leurs sanglots, leurs regrets, leurs plaintes, leurs pleurs, leurs cris, l’air retentissant de tous côtes, les forêts où ils passaient ne résonnaient que les échos de leurs désolées plaintes ; les bêtes qui se rencontraient par là, s’enfuyaient au bruit de leurs voix lamentables, ils ne faisaient que pleurer, ils ne faisaient que crier ; mais avec telle douleur de cœur, qu’ils n’eussent pu former une seule parole. Ah ! cela leur était impossible, la fâcherie en était trop véhémente, la perte trop grande, la douleur trop cuisante, la plaie trop fraîche ; de sorte que s’en allant à travers des campagnes coup à coup leur cœur leur manquait, pas à pas il fallait que l’un relevât l’autre, ils se pâmaient de rien à rien, le cœur leur manquait à tout coup. Et pour surcroît de leur malheur, ils n’eussent fait demie lieue pour chercher où ils se pourraient retirer, que voila le soleil, ce bel œil de la nature s’aller cacher du côté des antipodes, qui leur augmenta infiniment leur douleur, croyant qu’ils ne le verraient plus, & qu’il s’était allé caché à l’occasion de leur péché : car aussi ils n’avaient ni l’un ni l’autre vu encore aucune nuit, ayant tous deux été créés ce même jour.

François Arnoulx, La Poste royale du Paradis, p. 251-3. Lyon, 1635.


1 Comme l’indiquent les nombreux graphiques de l’étude Le changement climatique récent et futur sur l’arc péri-méditerranéen.
2 Que J. G. Ballard, encore lui, avait décrit dans L’Homme subliminal (on en avait déjà parlé ici).

Albrecht Dürer : L’expulsion du Paradis. 1510.

10 juillet 2011

Insolite, vous avez dit insolite ?

Classé dans : Langue, Médias, Nature — Miklos @ 19:51

On ce souviens, pardon, on se souvient, des métamorphoses de l’orthographe française – est-ce sa tant attendue modernisation périodique ? – aux mains de l’Élysée. Il n’est donc pas surprenant qu’une des chaînes de télévision publiques, France 3 en l’occurrence, emboîte le pas, en révélant à la France entière en période de pointe1 (du moins à celle qui regarde ce soir son journal télévisé à 19h30) la façon d’écrire « bison ». En grand, s’il vous plaît.

Pas très futé ce bizon-ci, dites-vous ? Détrompez-vous : loin d’une modernisation, c’est en fait un retour vers le passé : l’orthographe bizon était courante jusqu’au début du XVIIIe siècle, comme on peut le constater ici :

On ne peut donc qu’admirer ce clin d’œil de la rédaction du JT à ces temps révolus où les bizons faizaient foizon.


1 Prime time, en québécois.

Le sourire du chat

Classé dans : Littérature, Nature, Sciences, techniques — Miklos @ 3:33

« Le chien, — quelle drôle de bête ! — a sa sueur sur sa langue et son sourire dans sa queue ». Victor Hugo, L’Homme qui rit.

Après avoir parlé des larmes du cheval et du rire de la vache, il fallait rendre justice au sourire du chat qui apparaît et disparaît dans ces pages.

Chez l’homme, il peut être calculé ; on a donné ailleurs les clés pour distinguer le franc sourire de celui du faux ami.

Chez l’animal, on doute qu’il puisse l’être, même si, selon Jane Goodal, le sourire du singe se rapproche de [celui de] l’homme : c’est uniquement de l’expression de plaisir qu’il s’agit là. « Nous pouvons avancer, écrit Darwin1, que le rire en tant que signe de plaisir fut connu de nos ancêtres avant qu’ils fussent dignes du nom d’homme. En effet, un grand nombre d’espèces de singes font entendre lorsqu’ils sont contents un son saccadé analogue à notre rire et souvent accompagné de claquements de mâchoire ou de bouche et leurs lèvres sont retirées en arrière et en haut, leurs joues se plissent et leurs yeux brillent » Ils sont donc anatomiquement capables d’effectuer cette grimace que l’on appelle sourire. Ludovic Carreau, chez qui on a trouvé cette citation2, poursuit : « Reste à savoir si le rire du singe exprime la même chose que le nôtre ; s’il est, comme chez l’homme, le reflet d’une âme épanouie, l’écho sonore d’une pensée joyeuse dans une expansion nouvelle et imprévue de son activité, ou une simple grimace par où se dégage le trop plein de l’énergie physique, — ce qu’on pourrait appeler une gambade du visage. »

Quant au chien, animal expressif s’il en est, il doit se servir d’autres moyens pour exprimer son plaisir : on ne manquera de renvoyer à la citation (correcte, contrairement à ce qui circule sur l’internet) en exergue. On ne doute pas que ce signe soit réellement l’écho d’une pensée joyeuse dans une expansion nouvelle et imprévue de son activité, pour reprendre la grille d’analyse de Ludovic Carreau, ce n’est pas uniquement une gambade de la queue : il est vraiment content et ne peut s’empêcher de l’exprimer ainsi. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les chiens ne peuvent jouer au poker.

Chez les félins c’est l’inverse, comme l’explique le Chat de Cheshire à Alice : “You see, a dog growls when it’s angry, and wags its tail when it’s pleased. Now I growl when I’m pleased, and wag my tail when I’m angry” (« Un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue quand il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. ») Mais ce chat-là est aussi capable d’exprimer son plaisir tout aussi silencieusement que le chien : il sourit (aucun rapport avec le fait que sa proie favorite soit la souris). C’est la première chose qu’Alice remarque lorsqu’elle l’aperçoit pour la première fois assis sur la branche d’un arbre. The Cat only grinned when it saw Alice. It looked good-natured, she thought. La traduction classique (et, dit-on, autorisée) d’Alice par Henri Bué en 1869 y voit une grimace, ce qui est (à notre avis) un contresens, c’est bien d’un sourire qu’il s’agit. Et c’est ce qui restera du Chat quand il disparaîtra pour la dernière fois – il n’a de cesse d’apparaître et de disparaître soudain en pleine conversation avec Alice, ce qui la déroute (et non pas l’amuse, comme l’écrit la Wikipedia) au point qu’elle lui dit finalement “I wish you wouldn’t keep appearing and vanishing so suddenly : you make one quite giddy!” –, suspendu en l’air pendant un certain temps.

Les traces de ce sourire, et plus généralement de l’œuvre, dans la Wikipedia sont pour le moins curieuses. Voici d’abord un extrait de la version intégrale de la traduction de Bué :

Ensuite, pour ceux qui s’intéresseraient au Chat de Cheshire, la WP (qui l’appelle Chat du Cheshire contrairement à l’usage en français que nous avons adopté) cite une source selon laquelle cette faculté de disparaître en ne laissant que le sourire (et non pas d’apparaître et de disparaître, comme elle l’écrit) « est inspiré[e] de la tradition du fromage de Cheshire (ou Chester), modelé selon la légende en forme de chat souriant et consommé à partir de la “queue” (talon), ne laissant petit à petit que le “visage” ». On a cherché cette « légende » et ce semble bien en être une mais pas comme le pense la WP : Speaking of animals: a dictionary of animal metaphors, de Robert A. Palmatier (1995), cite trois théories qui visent à expliquer l’expression Grin like a Cheshire Cat (sourire comme un chat de Cheshire), dont celle du fromage serait la troisième (pour autant qu’elle existe), aucune ne paraissant plausible à l’auteur de ce dictionnaire :

Enfin, l’article que consacre la WP à notre chat nous informe que, dans le film de Walt Disney consacré à ce fort beau conte, l’animal entonne une chanson dont les paroles sont tirées de l’extraordinaire poème absurde – et oulipien avant l’heure – « Jabberwocky », qui fait, lui, partie d’une autre œuvre de Carroll, De l’autre côté du miroir. La traduction de la première strophe qu’on y donne est celle du film (du sous-titrage ?) qui est loin d’être la plus intéressante. Pour le plaisir, on citera en concluant celle de Henri Parisot (1946) :

Il était reveneure ; les slictueux toves
Sur l’allouinde gyraient et vriblaient ;
Tout flivoreux étaient les borogoves
Les verchons fourgus bourniflaient.

(et non pas dans l’orthographe qu’en donne la WP, qui est une autre traduction de Parisot et non pas celle de 1946 pourtant citée dans la WP, et qui en diffère en plusieurs endroits).


1 Expression des émotions, p. 392.

2 Études sur la théorie de l’évolution aux points de vue psychologique, religieux et moral. Hachette, Paris, 1879.

13 juin 2011

« Clairs visages hors du temps rassemblés, visages de femmes vivantes… » (André Breton, Point du Jour)

Classé dans : Littérature, Nature, Photographie — Miklos @ 3:19

Pythie ou pythonisse. Les Grecs nommaient ainsi la prêtresse qui rendait à Delphes les oracles d’Apollon. Les prêtresses de Delphes, pour prédire l’avenir, s’inspiraient sous l’action de vapeurs sulfureuses sortant d’une espèce d’abîme ou de trou profond, nommé Pythium, dont la tradition attribuait la découverte à un berger qui faisait paître son troupeau au pied du Parnasse, et auquel les vapeurs enivrantes qui s’en exhalaient communiquèrent le don de prophétie. Plusieurs fanatiques s’étant précipités dans cet abîme, on en boucha l’entrée, au moins en partie, au moyen d’une espèce de machine supportée par trois pieds appuyant sur les bords du trou, d’où on la nomma trépied. Les prêtresses, montées sur ce trépied, pouvaient, sans le moindre risque, recevoir l’action de la vapeur prophétique. (…) Ce n’était qu’au commencement du printemps que la pythie rendait ses oracles, et elle s’y préparait par plusieurs cérémonies qui tendaient à l’exalter extraordinairement ; tel était, entre autres un jeûne de trois jours. Elle se trempait le corps et surtout les cheveux dans la fontaine de Castalie, se couronnait de laurier ; le trépied était également décoré de lauriers, et la prêtresse mâchait et avalait sans doute aussi quelques feuilles de cet arbre, consacre à Apollon. Ces préliminaires achevés, Apollon avertissait lui-même de son arrivée, lors de laquelle le temple semblait trembler jusque dans ses fondements, et l’on plaçait alors sur le trépied la prêtresse, qui avait à peine subi l’action de la vapeur divine que tout son corps s’agitait, ses cheveux se hérissaient, son regard devenait farouche…

William Duckett (éd.), Dictionnaire de la conversation et de la lecture, t. 15. Paris, 1857.

Du curcuma, ou safran d’Inde. Aucuns tiennent que cette racine étrangère que les apothicaires appellent curcuma, en français terra merita, est le cyperus indicus de Dioscoride : car voici ce qu’il en dit : On dit qu’il croît une autre espèce de cyperus en Inde qui retire au gingembre*, et étant mâché rend la couleur de safran, et est amer, et qu’étant appliqué en liniment il fait quant et quant tomber le poil. Toutes lesquelles marques conviennent fort bien à la curcuma des apothicaires : car c’est une racine à mode de gingembre, jaune comme safran au-dedans, laquelle étant mâchée rend la salive jaune, et est amère ; même l’on s’en sert aux dépilatoires. (…) En outre elle a quelque ressemblance quant aux propriétés avec le gingembre, outre ce qu’elle rend la salive jaune quand on la mâche, combien qu’elle ne soit pas si forte, et qu’elle ait aussi plus mauvais goût ; elle est encore plus propre à désopiler les parties intérieures que ne l’est le gingembre : à raison de quoi, dit Pena, les charlatans et les femmes l’ordonnent avec du gingembre contre la jaunisse. (…) Aujourd’hui les peintres et les alchimistes en usent plus que les médecins, lesquels toutefois en usent en l’électuaire appelé diacurcuma, qui sert aux maladies invétérées, à l’hydropisie, et contre la mauvaise habitude du corps qu’on appelle cachexie.

Jacques Dalechamps, De l’histoire générale des plantes, trad. du latin par Jean des Moulins. Lyon, 1615.

_________
* Retirer à, de. Ressembler à. Trésor de la langue française informatisé, art. retirer.

M. Linnaeus la caractérise ainsi : Son calice est formé par plusieurs spates partiales, simples, et qui tombent ; la fleur est un pétale irrégulier, dont le tuyau est fort étroit. Le pavillon est découpé en trois parties, longues, aiguës, évasées et écartées. Le nectarium est d’une seule pièce, ovale, terminée en pointe, plus grande que les découpures du pétale, auquel il est uni dans l’endroit où ce pétale est le plus évasé. Les étamines sont au nombre de cinq, dont quatre sont droites, grêles, et ne portent point de sommets ; la cinquième, qui est plantée entre le nectarium, est longue, très étroite, ayant la forme d’une découpure du pétale, et partagée en deux à son extrémité, près de laquelle se trouve le sommet. Le pistil est un embryon arrondi qui supporte la fleur, et pousse un style de la longueur des étamines, surmonté d’un stygma simple et crochu. Le péricarpe ou le fruit, est cet embryon qui devient une capsule arrondie à trois loges séparées par des cloisons ; cette capsule contient plusieurs grains.

Diderot et Dalembert, Encyclopédie. Neuchâtel, 1765.

6 mai 2011

Le renard qui prêche

Classé dans : Lieux, Littérature, Photographie, Politique, Société — Miklos @ 2:41

Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique,
Mais instruit, éloquent, disert,
Et sachant très bien sa logique,
Se mit à prêcher au désert.

— Florian, Le Renard qui prêche.

La rue du renard, on l’avait déjà signalé en citant un texte du 16e s., portait alors un nom plus amusant, celui du renard qui prêche (on avait aussi déploré la tendance normalisatrice qui banalise la nomenclature des voies). D’où le tenait-elle ?

La rue du Renard est en ce moment aux mains des démolisseurs qui en élargissent l’entrée du côté de la rue de Rivoli.

La première maison qui va disparaître a son histoire ; c’était, au moyen-âge, la boutique d’un cordonnier qui avait arboré une superbe enseigne représentant un renard botté et éperonné, prêchant dans une haute chaire.

L’enseigne, comme cela se fit communément dans le vieux Paris, donna son nom à la rue qui s’appela longtemps : rue du Renard qui presche.

Ce renard prêcha-t-il dans le désert ? Toujours est- il que le nom de la rue, restée celle du Renard tout court, se modifia avec les années. L’enseigne disparut à son tour.

Un immeuble voisin, également menacé par la pioche municipale, abrita, au début de la Révolution, le Théâtre de la Concorde1 : ce nom dût lui porter malheur, car il n’eut qu’une existence éphémère. On y jouait des pièces du genre larmoyant…

Accordons-lui une larme.

Hector Hogier [pseud. d’Albert Dureau], Paris à la fourchette. Curiosités parisiennes, vol. 1. P. Sevin et Rey, Paris, 1903.

Cette rue s’appelait jusqu’au début du 16e s. Court Robert de Paris, (et, probablement à partir du 18e s., rue du Renard Saint-Merry). C’était l’une des rues où les prostituées avaient été enjointes en 1367, par une ordonnance de Hugues Aubriot, prévôt de Paris, de résider et de tenir leurs bordels : « Si les femmes publiques, d’écris ensuite cette ordonnance, se permettent d’habiter des rues ou quartiers autres que ceux ci-dessus désignés, elles seront emprisonnées au Châtelet puis bannies de Paris. Et les sergents, pour salaire, prendront sur leurs biens huit sous parisis » (source).

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à notre renard. À qui prêche ce renard, mais surtout, que symbolise donc cette image ? À la lecture du poème de Florian cité en exergue, on ne peut s’empêcher de penser à tel vieux politicien roublard qui « prêche contre les ours, les tigres, les lions, contre leurs appétits gloutons », et qui, à l’approche des élections présidentielles, se rappelle au bon souvenir des puissants pour s’attirer leurs faveurs (ou, comme l’écrit la presse, « pour optimiser ses négociations »). Qui sont les dindons de la farce, ceux que le renard de Florian veut se payer ? Les citoyens, bien évidemment.

Plusieurs siècles avant Florian, au moyen-âge, le renard symbolisait déjà le malin, le rusé et le fourbe, c’est son rôle dans le Roman de Renart. Pour les anti-cléricaux, il représente certains membres du clergé : « La figure caricaturale de l’animal travesti en moine doit être rattachée aux écrits satiriques inspirés du roman [de Renart] (…). Le message que délivre ces écrits n’a pas pour objet de dénoncer une vulgaire imposture : s’il s’agit bien d’une moquerie grotesque visant l’Église, ces assauts sont plus spécifiquement dirigés vers les ecclésiastiques et surtout vers les moines (…). La querelle opposant, à partir de 1253, les défenseurs de l’Université aux frères mendiants, allait transformer Renart, malgré lui, en une créature malfaisante, un instrument de la plume destiné à dénoncer les écarts des réguliers. (…) Il parait donc logique que la chaire à prêcher, accessoire de ce vice, d’ailleurs tant convoitée par les mendiants au moment de cette querelle, ait été illustrée si fréquemment dans l’iconographie, les gélines ajoutant à l’effet comique et soulignant surtout la crédulité des fidèles. »2 D’autres vices attribués aux moines d’alors sont mis en exergue dans des illustrations pour le moins ambiguës comprenant un renard, et notamment la sodomie, dont les templiers sont soupçonnés…3 De là à expliquer la présence de la rue du renard dans le quartier du Marais, il y a un pas qu’on ne franchira pas.

Pour l’Église, messire Renard est le trompeur qui sera finalement trompé, à l’instar de la sculpture du jubé de la chapelle Saint-Fiacre dans le Morbihan : « Dans la première scène, le renard habillé en moine et prenant l’air dévotieux, prêche du haut d’une cage les poules qui l’écoutent, le bec tendu, puis on le voit se glisser sous la cage et venir se jeter sur ses crédules auditeurs. Mais ici le faux docteur ne triomphera pas, les brebis ont reconnu le loup ravissant de l’écriture ; les poules s’élancent bravement sur le renard et le saisissent de toutes parts. Enfin dans la dernière scène, le renard couché sur le dos, expire éventré par les poules qui s’acharnent sur son cadavre ; c’est le triomphe de la foi sur l’hérésie. Les brebis ont plus fait que de se méfier du faux pasteur, elles l’ont démasqué et vaincu. »4 On appréciera la figure de style qui qualifie ces poules féroces – elles ont éventré un renard ! – de brebis.

En ces temps où la chasse, puis une intense urbanisation n’avaient pas fait s’éloigner le renard des villes (pas toutes : on en a vu dans les rues de Londres) et des hommes, il n’est pas étonnant de constater la place qu’il occupait dans les légendes et les fables. Le pouvoir de l’Église – et donc la virulence de sa critique souvent feutrée par nécessité – explique aussi la popularité du personnage du renard qui prêche, qu’on trouvait aussi ailleurs qu’à Paris : en 1538, on signale une telle enseigne à Tours, en 1598 une autres à Troyes ; « L’Ambassadeur du Pape en Suisse (…) est logé dans une maison où a autrefois pendu l’enseigne du renard qui prêche aux poules. », peut-on lire à la date de 1578 dans les registres du conseil d’État de la république de Genève. À Strasbourg, c’était une rue qui portait son nom, et à propos de laquelle on citera pour conclure une amusante histoire :

On voit à Strasbourg dans la rue du Renard prêchant, une enseigne curieuse. En l’an 1600, un certain Fuchs attirait les volailles de ses voisins en les alléchant au moyen de morceaux de pain, puis leur passait un nœud coulant autour du cou. Pris en flagrant délit, ce Fuchs fut condamné par les magistrats de Strasbourg (du moins telle est la légende) à placer au-dessus de la porte de sa maison une tablette représentant l’animal prêchant des canards avec des vers satiriques et l’inscription : « Ceci s’est passé en l’an 1600 lors d’une visite de maître Renard chez les canards. »

Champfleury, Histoire de la caricature au Moyen Âge et sous la Renaissance, deuxième édition très-augmentée. Paris [1871?].


1  Le Théâtre de la Concorde dont parle Hector Hogier était situé au 34 de la rue du renard, numéro qui n’existe plus, la rue se terminant au n° 28 (au coin de la rue Simon-le-Franc), là où commence la rue Beaubourg.

2  Sophie Duhem, « “Quant li goupil happe les jélines…” ou les représentations de Renart dans la sculpture sur bois bretonne du XVe au XVIIe siècle », in Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, n° 105-1, 1998.

3 Jean Warth, Les marges à drôleries des manuscrits gothiques, ch. III : « Genèse icônographique des drôleries ». Matériaux pour l’histoire n° 7. Librairie Droz, Genève, 2008.

4 M. Houel, « Notice sur le jubé de Saint-Fiacre », in Bulletin monumental, 2e série, tome 3. Paris, 1847.

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